Voici comment l’intelligence artificielle révolutionne (déjà) la musique électronique

Écrit par Lucien Rieul
Photo de couverture : ©Vladislav Ociacia
Le 20.08.2018, à 10h47
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©Vladislav Ociacia
Écrit par Lucien Rieul
Photo de couverture : ©Vladislav Ociacia
Début 2018, l’intelligence artificielle (IA) s’invitait en studio et dévoile son premier album composé en collaboration avec une dizaine de musiciens, Hello World. Une prouesse, assurément. Mais que réserve cette nouvelle avancée technologique aux producteurs électroniques, roboticiens improvisés de la première heure ? Un VST de plus ou une véritable révolution ?


Article initialement publié dans le
TRAX n°208 en février 2018, disponible ici.

Dès Alan Turing faisant fredonner l’hymne anglais à son ordinateur en 1951, on a rêvé l’ordinateur comme musicien. Un demi-siècle que l’on programme, paramètre, patche : on fait de la recherche. Et si, dans les années 90, la musique générative permettait déjà à Brian Eno de composer un album entier en dictant règles et variables (un concept qu’il décline ces dernières années sous forme d’applications mobiles), nous assistions le 10 janvier dernier à une avancée plus excitante encore : une véritable IA venait de composer son premier LP de pop, en collaboration avec de « vrais » musiciens. Certes, à la question : « qu’est-ce qu’un genre déjà si formaté gagne à automatiser son processus de composition ? », la réponse est « pas grand-chose, musicalement ». Mais pour Flow Machines, le petit nom de cette IA développée dans les labos de Sony, c’était un tour de force de montrer qu’elle était capable de créer un album de « musique mainstream », des « tubes » aux gimmicks entêtants, et pas seulement de l’ambient ou de la musique expérimentale.

« Nous-mêmes, on ne comprend pas comment ça marche. »
François Pachet, développeur de Flow Machines


Au Japon, on connaît la pop star virtuelle Hatsune Miku. Le logiciel de synthèse vocale devenu chanteuse kawaï 3D, hologramme habillé par Louis Vuitton, remplit des salles et défie les charts. C’est bluffant, mais ça reste de l’interprétation : ce qu’elle chante dépend de ce qu’écrit le compositeur. Avec Flow Machines, on passe au stade « machine learning » et « réseau de neurones ». Ça veut dire quoi ? « Nous-mêmes, on ne comprend pas comment ça marche », soutient François Pachet, son développeur. Mansuétude devant nos yeux ronds de recalé de filière S ou réel mystère ? On ne saura pas, mais qu’importe. L’exploit, c’est justement l’autonomie, l’indépendance. L’arpeggiator permettait déjà, depuis les 70’s, d’improviser sur des gammes sans passer par la case solfège – là, ce sont des pistes tout entières qui sont composées en un claquement de doigts. Et plutôt que de paramétrer, on discute.

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« Là, je lui demande 12 mesures ; là, j’aime bien, mais je n’aime pas la fin. Alors on change juste ça… » Derrière son Mac, Benoît Carré nous fait une démo du logiciel. L’auteur-compositeur français, collaborateur par le passé de Françoise Hardy ou Johnny Hallyday, a déjà signé un tube à l’aide de Flow Machines : Daddy’s Car, un titre sucré dans le style des Beatles, période Rubber Soul – 1,8 million de vues sur YouTube. Pour l’album Hello World, c’est lui qui fait le lien avec les artistes invités – Stromae, The Pirouettes ou la chanteuse lyrique Kyrie Kristmanson, pour ne citer qu’eux –, manipulant le logiciel en leur présence pour « traduire leurs intentions en musique ».


Le partenaire de jam parfait 

Car, n’en déplaise à Kraftwerk, Flow Machines n’a rien d’humanoïde. L’engin a l’interface austère d’un logiciel open source en version bêta, et ne parle pas. Par contre, il s’empiffre. Toute sa capacité à pondre des tubes vient de ce qu’il a digéré des dizaines de milliers de morceaux dont on l’a « nourri », de la musique de film des 50’s au folk et au jazz, pour en capter « l’essence ». Flow Machines sait composer « dans le style de ». Pour Carré, c’est le « superpartenaire » de jam, une encyclopédie (presque) vivante capable de générer des motifs auxquels on n’aurait pas pensé tout seul ; des « fulgurances », comme les appelle Pachet.

Enfin, ça ne vient pas tout seul. « C’est un peu chiant », lâche Benoît Carré à l’écoute de la première proposition de l’IA. Mais quelques minutes plus tard, à garder quelques mesures par-ci et d’autres bribes par-là, se dessine une mélodie tout à fait intéressante et catchy. Pour orienter davantage l’ordinateur, il est possible de lui faire écouter des morceaux afin qu’il s’en inspire. En bon nutritionniste fou, pourquoi ne pas lui imaginer un régime à base de Herbie Hancock, de Martin Garrix et de sludge metal ? Innovation garantie.

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Pour Flow Machines, Hello World (clin d’œil au jargon des développeurs) marque l’aboutissement de six années de travail. François Pachet continue ses recherches chez Spotify (tiens, tiens) et, « sans langue de bois », nous affirme n’avoir aucune idée de ce que Sony prévoit de faire avec sa progéniture. Que cette IA soit bientôt accessible au plus grand nombre lui paraît « tout à fait possible ». Les perspectives sont vertigineuses. Après avoir malmené le synthé pour guitaristes TB-303 afin d’en faire le mutant corrosif de l’acid techno, voilà un autre jouet à corrompre. La malbouffe comme nouvelle méthode d’expérimentation musicale : on gavera la machine du pire comme du meilleur, de Pitbull et de Chopin, et on poussera plus loin encore la dissolution des genres qu’opère aujourd’hui la club music, de l’Internet wave à l’indie dance.



Braconner la machine

À l’heure où les majors jouent les prescients, investissant dans des projets qui visent à repérer, avant même qu’ils n’explosent, les artistes sur le point de faire le buzz, l’IA s’inscrit définitivement dans la tendance. Mais pour la musique électronique, c’est bien son braconnage qui offre les perspectives les plus stimulantes. La machine autonome ne chante pas forcément plus juste qu’en 1951, mais elle réfléchit et élargit son champ de vision avec la magnitude d’un trip de mescaline. Avec elle, c’est tout un dialogue, un processus et une syntaxe de la musique inédits qui se profilent.

Reste un poncif à évacuer : non, l’IA n’est pas un danger pour les musiciens, et les studios d’enregistrement ne sont pas près de ressembler à des data centers. On se souvient des années 1970, lorsque l’on s’alarmait que la boîte à rythme ne sonne le glas des batteurs. La suite est connue : plutôt qu’un remplacement, c’est toute une constellation de nouveaux genres qui ont pu s’épanouir, ceux que Trax couvre depuis vingt ans. Gageons que l’essor de l’IA préfigure ceux dont ce magazine parlera demain.

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