Cet article est initialement paru dans le numéro 220 de Trax en avril 2019.
Par Smaël Bouaici et Jean-Paul Deniaud
Premières fêtes
« Au milieu des années 70, je vivais dans les cités du Upper West Side de Manhattan, et tous les week-ends, il y avait plein de fêtes dans le quartier et on allait de soirée en soirée. Ma mère me demandait de rentrer à 23 heures, mais les soirées démarraient à 22 heures. Comme je savais que j’allais être puni, je rentrais toujours très tard… Ensuite, pour aller dans les clubs de la ville, j’ai réussi à convaincre ma mère que c’était moins dangereux de me laisser rentrer quand il faisait jour, et elle l’a accepté tant que j’étais accompagné par des gens qu’elle connaissait. J’allais partout : les clubs gays, hétéros, drag… J’ai tout essayé jusqu’à ce que je trouve ce qui me rende heureux, et c’était la musique. C’est ce que j’ai trouvé au Loft, au Garage, parfois dans des endroits qui n’étaient ouverts que quelques semaines, le Lazarus, Infernos…
Quand j’étais enfant, il y avait de la musique tout le temps à la maison. Ma grand-mère était danseuse dans les années 50 à New York et on allait dans cet ancien théâtre où de célèbres artistes latinos venaient jammer, Tito Puente, toute cette scène mambo… C’était légendaire. Toutes les familles ont des problèmes, et ils disparaissaient lors des repas, quand on écoutait de la musique tous ensemble… Ma mère écoutait de la musique portoricaine lorsqu’elle faisait le ménage et on achetait des albums toutes les semaines. C’est comme ça que je suis tombé dedans et il y avait des fêtes à la maison très souvent. J’allais aussi à la piscine avec ma petite platine vinyle et je jouais des disques.
Les jeunes de ces quartiers avaient envie d’aller voir ailleurs, là où ils pouvaient être libres, être eux-mêmes et danser avec leurs amis. À l’époque, être un jeune homme gay à New York était difficile. Aujourd’hui, tu as tous ces programmes, tous ces gens que tu peux appeler. Mais en ce temps-là, je n’avais personne à qui en parler. La musique était mon seul sanctuaire… Je dansais même dans un club de modern jazz. Les autres de la cité savaient que j’étais gay même si je ne faisais pas de vagues et du coup, je leur ai appris à danser. Ces gangs, même s’ils n’étaient par armés, me protégeaient en échange de mes leçons de danse. On me laissait tranquille. Au Loft et au Garage, il y avait aussi des membres de gangs mais ils venaient comme tout le monde pour la musique et l’ambiance. »

Les années Loft
« Pour accéder au Loft, il fallait être invité directement ou entrer avec quelqu’un qui avait une carte de membre. On ne pouvait faire rentrer personne d’autre et si quelqu’un que vous aviez invité causait des problèmes, on vous retirait la carte de membre. J’ai réussi à y aller grâce à mon ami Kenny Carpenter (DJ du Studio 54, ndlr), qui m’a présenté à David Mancuso. On a tout de suite accroché et il m’a beaucoup appris sur la musique. Les disques qu’ils jouaient sortaient tout droit du paradis, la qualité du son était exceptionnelle comparée à ce que j’avais chez moi. Au Garage, le son était beaucoup plus agressif, comme un coup de poing dans la figure ! David m’invitait à travailler au Loft, à écouter les nouveaux disques, nous allions chez le disquaire, cuisinions, riions… C’était génial et c’est comme ça qu’il m’a fait confiance aux platines, où je le remplaçais de temps en temps. C’était quelqu’un de très gentil, passionné de musique.
Il démarrait souvent la soirée par E2-E4 de Manuel Göttsching, c’était un de ses disques préférés. Les gens ramenaient leurs bouteilles et commençaient par discuter, puis manger, boire un coup et trouver leur place sur le dancefloor… Au fil de la nuit, la lumière devenait de plus en plus sombre et les gens commençaient à danser jusqu’à ce que la soirée soit à son paroxysme. À la fin de la nuit, la pression redescendait doucement pour laisser les gens partir comme ils étaient venus. David n’éteignait jamais la musique pour que les gens prennent leur temps pour partir.
Le Loft a aussi vécu des périodes difficiles. Parfois, il n’y avait qu’une vingtaine de personnes, parfois 2 000 pour les soirées d’Halloween, et il fallait faire le job dans tous les cas. D’autres fois, il fallait mettre des bassines dans la salle car on n’avait pas assez d’argent pour réparer le toit, ou on ne pouvait pas chauffer… Mais la fête continuait, les gens dansaient avec leurs manteaux ! Quand David a bougé dans le Lower East Side, c’était encore mal famé. Les habitués avaient du mal à y aller. Il a fallu payer des navettes pour conduire les gens du métro jusqu’au club… Mais c’était toujours de bons moments, malgré les aléas. »
Au Paradise Garage
« J’allais déjà au Paradise Garage depuis des années pour danser mais en tant que DJ, je n’avais jamais vraiment quitté David. Je voulais passer à autre chose et quand Larry Levan m’a invité à ramener quelques disques au Paradise Garage, j’étais très surpris car je pensais qu’il ne m’avait jamais entendu jouer. En fait, il m’avait entendu pas mal de fois car son appartement était juste au-dessus du dancefloor du Loft. Je ne le voyais pas, mais lui, il m’entendait. Pour notre week-end d’anniversaire (je suis né la même semaine que lui), je lui avais amené plein de disques. Il les avait sans doute déjà mais il avait tellement de disques que, souvent, c’était difficile de retrouver certaines choses. Je me rappelle que, vers 2 heures du matin, la salle était complètement bondée et, à un moment il me dit : « Je dois aller au bureau je reviens tout de suite ! » J’ai essayé de l’en dissuader car le disque allait se terminer. Et là, il me répond : « A toi de jouer, bon anniversaire ! » C’est comme ça que j’ai commencé, en essayant de maintenir l’énergie de Larry Levan. Le premier disque que j’ai joué, c’était « Spank » de Jimmy Bo Horne et ça a marché ! La foule était en délire, je devais les pousser pour éviter qu’ils n’envahissent la cabine ! J’étais paniqué, mes mains tremblaient. Quand j’ai essayé de mettre le second disque, je me suis embrouillé et j’ai enlevé le diamant de « Spank » sans faire exprès pendant que ça jouait, les gens hurlaient ! Je m’en souviens comme si c’était hier. J’ai dû jouer pendant deux bonnes heures, et je cherchais Larry du regard en permanence. Quand j’ai fini par l’apercevoir, il était en train de dormir sur le canapé du lounge… Croyez-moi, après cette nuit, tout le monde me détestait, ils étaient tous jaloux. J’y ai ensuite joué régulièrement durant les mois précédant la fermeture en 1987.
Vers 2 heures du matin dans le club Larry me dit : “Je dois aller au bureau, je reviens tout de suite ! À toi de jouer, bon anniversaire !” C’est comme ça que j’ai commencé au Paradise Garage, en essayant de maintenir l’énergie de Larry Levan
Victor Rosado
Le Paradise Garage était une sacrée expérience. C’était totalement noir, avec des lumières d’aéroport. Comme un énorme morceau de verre suspendu dans les airs. Quand on entrait, on sentait tout de suite le grondement des basses. Incroyable. Il y avait de gigantesques ventilateurs industriels pour que l’air circule, mais on ne pouvait pas les entendre à cause de la musique… Les gens suaient comme des malades, c’était intense et blindé de monde à chaque fois. Le vendredi était hétéro, le samedi gay. J’allais à l’un ou l’autre, il y avait toujours de tout. Tout le monde faisait la fête ensemble et il n’y avait jamais de problèmes d’aucune sorte. C’était l’opposé du Studio 54. Tout ce qu’il y a à retenir de cet endroit, ce sont les célébrités qui y allaient. Il y avait des paparazzis au Garage, et c’était cool aussi d’être vu dans ce club, mais Grace Jones, elle, y allait pour voir Larry et pour danser. C’était une performeuse incroyable. Personne ne faisait ce qu’elle faisait. Une fois, pendant un show, un gars s’est moqué d’elle, elle l’a tabassé sur scène et l’a viré ! »

Larry Levan ou l’art du DJing
« Pour moi, ce sont Nicky Siano (du club The Gallery) et Francis Grasso (The Sanctuary) qui ont inventé l’art du DJing et ils méritent un respect particulier. Mais Larry l’a poussé au niveau au-dessus avec le meilleur sound-system que j’aie jamais entendu pour ce genre de musique. Jusqu’aujourd’hui, je n’ai jamais retrouvé ça, pas même au Ministry of Sound. Il utilisait ce son pour transmettre son message, ce qu’il ressentait, la musique. Il créait une ambiance exceptionnelle avec les lumières, les confettis, la vidéo, la musique… Et il nettoyait même la salle ! Il faisait tout lui-même car personne d’autre n’allait le faire. C’est une forme d’intégrité. Je comprends ça car j’ai organisé des soirées. Quand on a 150 personnes chez soi, il faut tout nettoyer, préparer à manger, inviter les bonnes personnes pour avoir un bon groupe, régler le son et les platines… Tout ça participe de la fête et c’est toujours comme ça que ça devrait être. Il ne s’agit pas juste de balancer du son. Des gens comme David Morales ou Louie Vega… Ils sont plus importants que la musique. Les gens et la musique, c’est de ça qu’il s’agit. Si quelqu’un d’autre peut jouer des disques comme moi, je n’ai pas besoin d’être là. Si jamais je pense que je suis plus important que la musique, alors c’est la fin.
Au Loft, il fallait parfois mettre des bassines dans la salle car on n’avait pas assez d’argent pour réparer le toit, ou on ne pouvait pas chauffer… Mais la fête continuait, les gens dansaient avec leurs manteaux !
Victor Rosado
Larry jouait parfois le même morceau 10 à 15 fois par nuit ! Il faisait beaucoup ça avec les disques de Grace Jones, notamment « Crush ». Parfois, il faut écouter et réécouter pour se rendre compte de la manière dont deux disques peuvent aller ensemble en termes de tonalité et pas seulement de beatmatching. Parfois, il peut s’agir de la ligne de basse, de lyrics, etc.. Tout n’est pas une question de beat. Larry m’a appris à mettre en place un voyage musical, à savoir ce que tu veux dire et à connaître les moyens d’y arriver, à gérer le rythme. Chaque disque est une lettre du message que tu veux envoyer à ton public. Il savait comment installer une atmosphère, comment mettre en scène son message, comment être théâtral et dramatique. Et surtout, il connaissait vraiment vraiment bien la musique. Il m’a enseigné la manière dont on préserve ce message, ce sentiment, cette vibe. C’est ça le plus difficile. Nous ne sommes que des outils, nous ne sommes rien. La musique est tout. Notre métier est de vous divertir, de vous faire sentir bien, de vous faire oublier vos problèmes. Si vous avez eu une semaine horrible, que vous avez rompu avec votre copine, je suis supposé vous faire oublier ça avec cet outil qu’est la musique. C’est un métier qui demande d’avoir du cœur, de savoir ce dont ont besoin les gens, de savoir ce qu’est la souffrance, l’échec, les différents sentiments qui font l’humain…
Après la fermeture, il a eu des problèmes avec le propriétaire. Il devait laisser le sound-system à Larry et, finalement, il ne l’a pas fait. Toutes ces années de dévouement et le gars n’a rien donné à cet homme qui a laissé un héritage mondial et éternel. Larry avait des problèmes, mais qui n’en a pas ? Oui, il avait un problème avec la drogue, c’était une diva, mais aussi une personne très généreuse. On ne peut pas seulement soutenir quelqu’un dans les bons moments, il faut aussi le faire quand les temps sont durs. Après la fermeture du Garage, Larry et moi avons travaillé ensemble pendant pas mal de temps mais ce n’était plus pareil. Il faisait sonner les sound-systems qui lui passaient entre les mains comme jamais ils n’avaient sonné. Une fois, au Zanzibar (autre club mythique du New Jersey, ndlr), il est venu, a bidouillé quelques trucs avec les amplis et le son était bien meilleur après. Beaucoup de gens oublient ce talent qu’il avait. Et il est mort comme tant d’autres de mes amis du Garage quelques années après. (Les larmes aux yeux) Ça fait déjà 30 ans… Le temps est passé si vite. »
