« Beaucoup ont critiqué, ont douté, mais aujourd’hui ils le dansent avec force (…) Le kuduro est fruit de la nature. On remercie ceux qui l’ont créé : Tony Amado et le daron SeBem, je vous estime », scande la rappeuse Saborosa dans « Sound of Kuduro ». En 2008, lorsque le groupe luso-angolais Buraka Som Sistema sort ce titre, il fait l’effet d’une bombe et met en émoi les dancefloors d’Europe. Énergétique, parfois presque agressif, décalé et politique, le kuduro y est introduit au reste du monde après avoir été la bande son de l’Angola pendant une décennie. Pour Tony Amado, à qui la chanson rend hommage, c’est l’occasion de rappeler que ce qui est devenu un phénomène mondial, écouté et dansé sur tous les continents, est né de son imagination, loin des paillettes et de MTV. Il le résume ainsi : « Kuduro + Angola = Tony Amado. Qui ne connaît pas Tony Amado n’a jamais bu un verre de lait ». Il rit, fier de son audace. « Ça veut dire que tout le monde connaît Tony Amado. Je suis le père du kuduro, et tous les kuduristas sont mes enfants. »
Danse-la comme Van Damme
Comme beaucoup de jolies histoires, celle du kuduro commence dans les rêves d’un adolescent, pendant les années 80. Dans la province de Malanje, à environ 400 kilomètres de Luanda, dans le nord de l’Angola, il est l’heure de dormir mais Tony Amado n’est pas fatigué. Allongé sur son lit, il préfère griffonner sur son cahier toutes les chorégraphies qu’il a montées dans sa tête, inspiré par de nombreuses heures passées à regarder des cassettes de clips de Michael Jackson ou de vidéos de break dance. « À l’époque, tous les petits d’ici ne juraient que par ça, raconte Tony Amado, les yeux qui brillent, avec la voix de quelqu’un qui a du vécu. Et c’était la guerre, il n’y avait ni télévision satellite, ni rien. On n’avait que les VHS pour pouvoir voir les clips. » En effet, après une guerre d’indépendance menant à la fin de l’emprise coloniale portugaise en 1975, l’Angola s’engouffre dans un conflit civil interminable, alimenté par le contexte de la guerre froide.
Mais alors que les tensions sévissent, de nouveaux rythmes musicaux apparaissent et apaisent les mœurs de la population. Dès la fin des années 80, la musique électronique est importée des États-Unis et les Angolais s’en inspirent pour créer la batida (“battement“ en portugais), style musical mélangeant entre autres les percussions house, le zouk et les rythmes africains. « Tout le monde ne jurait que par le semba ou la kizomba, mais moi j’aimais les musiques plus rapides, la techno, la house, c’était mon truc ». Le paysage musical angolais est alors sur le point de connaître une révolution mouvementée, à coup de BPM accélérés.
Fils de pasteurs, Tony chante et joue du piano à l’église mais c’est à travers la danse qu’il commence à se faire un nom dans la région, dès l’âge de 14 ans, grâce à son style unique. « J’aimais beaucoup la façon dont les personnes plus âgées dansaient pendant les carnavals, mais c’étaient des pas très répétitifs. Je trouvais ça monotone, explique-t-il. À un moment, j’ai senti que j’avais besoin d’apporter quelque chose de plus personnel à mes chorégraphies. Donc j’ai créé un groupe de danse appelé “Os Muchachos“ à Malanje, où j’ai commencé à former des danseurs. J’avais 14 ans et je formais des élèves de 20 ou 22 ans qui venaient apprendre avec moi. » Alors que Tony se lance dans la musique traditionnelle angolaise et enregistre ses premiers morceaux aux succès modestes, ses pas de danse continuent à attirer l’attention. « On me demandait tout le temps : “Mais qu’est-ce que tu danses, Tony ?“ » se souvient-il.

Lorsqu’il tombe sur une scène du film Kickboxer (1989), où Jean-Claude Van Damme danse, soûl, dans un bar thaïlandais, la situation prend un nouveau tournant. Inspiré par le déhanché de l’acteur belge, Tony Amado se lance dans des nouveaux pas de danse qui consistent à balancer son bassin tout en contractant les fesses, donnant l’impression d’avoir le « cul dur ». Le cú-duro est né. Mais Tony Amado doit faire face aux médias qui jugent le nom de la danse trop vulgaire. « Ici, en Angola, on a des principes, les Africains sont très conservateurs, et je suis fils de pasteurs… Donc débarquer avec un style qui s’appelle “cú-duro“, ça a été mal perçu », rigole l’artiste. Pour faire passer la pilule, il rebaptise le style kuduro, l’intégrant ainsi parfaitement au kimbundu, l’une des langues nationales du pays, dans laquelle beaucoup de mots commencent par la lettre k.
Son titre « Amba Kuduro », sorti en 1994, est un immense succès et marque la naissance du kuduro en Angola. Si la musique en question propose des sonorités innovantes inspirées du semba et de la batida, c’est la danse qui intéresse tout particulièrement le public. Fortement inspiré du break dance et des danses de carnaval angolaises, comportant également des influences du kwaito sud-africain, d’arts martiaux, mais aussi des gestes techniques de foot, le kuduro se danse de façon déconstruite et décoordonnée. Les danseurs, qui impressionnent notamment par leur souplesse, enchaînent des mouvements rapides, parfois robotiques et souvent acrobatiques, sans nécessairement s’allier au rythme de la musique. « On utilise des techniques à contre-temps, on ne respecte pas les standards des danses traditionnelles comme le ballet, etc.», explique Tony Amado. Danse à la précision technique demandant un entraînement important aux danseurs, le kuduro est avant tout un mouvement de joie, de plaisir et d’humour. « Les expressions du visage ont une place importante, l’aspect humoristique aussi, précise Amado. Par exemple, il nous arrivait de nous inspirer de Tom et Jerry, quand ils se courent l’un après l’autre. Il y en avait qui faisaient Tom, d’autres qui faisaient Jerry. On imitait des personnages, on faisait des grimaces ».
Comme l’un des danseurs les plus connus de la troupe Os Muchachos – Costuleta – est unijambiste, beaucoup des mouvements des danseurs cherchent également à simuler de façon théâtrale un handicap, une infirmité : boiter, tordre ses membres, danser sur les genoux pour simuler une amputation des jambes, ramper sur le sol, faire semblant d’être bossu, parfois même simuler la mort. Pour Hershini Young, chercheuse en études ethniques, ces mouvements seraient directement liés au traumatisme collectif de la guerre : un angolais sur 334 a un membre amputé du fait des explosions de mines, l’un des taux les plus élevés au monde.
Dans un pays qui pratique la censure, la danse devient un moyen idéal d’expression sociale. C’est dans ce cadre que l’essence du kuduro prend tout son sens : tourner en dérision les adversités de la vie, créer du beau dans les situations difficiles tout en s’amusant avec son corps. « Le peuple angolais est un peuple très optimiste et très festif » résume Tony Amado. Pour Titica, superstar angolaise, « le kuduro est sucré, le kuduro est salé. C’est pour ça que même à l’étranger, le public qui ne comprend pas les paroles s’emplit de joie et danse avec nous. C’est le beat du kuduro ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des plus grands tubes du kuduro, chanté par SeBem et chorégraphié par Tony Amado, s’intitule « Felicidade ».
Sound of kuduro knocking at your door
Le pari de Tony Amado est réussi : suivi massivement par ses confrères dans l’aventure du kuduro, il produit de nombreux artistes, chorégraphie leurs chansons et continue d’enregistrer des albums. Accompagné de sa troupe de danseurs, le pionnier accumule les concerts tout autour du pays, et part même sur les camps de guerre pour animer les troupes. « On a appris plus tard que des soldats de l’opposition venaient assister aux concerts en civil, affirme l’artiste. La guerre s’arrêtait pour venir voir Tony Amado ». Malgré la censure des médias, contrôlés par le pouvoir en place, les rues des musseques, les quartiers défavorisés de la banlieue de Luanda, sont envahies par le kuduro. Des studios de musique y fleurissent, des clips y sont tournés et partout les jeunes comme les vieux, les hommes comme les femmes, improvisent des battles de danse.
Boudée par les radios, la musique du kuduro a en grande partie pu être diffusée grâce aux cadongueiros, les taxis minibus de la région de Luanda. « Ça a été une bataille pour instaurer sur le marché le style du kuduro. Il était très critiqué, les gens s’y opposaient », assure Tony Amado. « La première fois que j’ai réussi à convaincre un animateur de m’inviter à son émission de télévision, on m’a dit de venir à 20h. Je suis arrivé à 7h du matin. J’y suis allé avec le groupe, on est restés là toute la journée à attendre. On voulait qu’ils nous voient, on ne voulait pas qu’ils changent d’avis. » À l’image du hip-hop ou du funk brésilien né dans les favelas, le kuduro est vu par certains comme un sous-genre musical marginal, dénigré face au traditionnel semba, et largement associé à la délinquance. « Personne au sein de la classe moyenne-haute ne voulait entendre parler de kuduro, continue Amado. Mais derrière, pendant les fêtes, ils ne voulaient danser que sur ça. Et c’est encore le cas aujourd’hui ! »
Désormais, le kuduro est le genre le plus écouté d’Angola. « Tous les jours sort un nouveau son de kuduro, précise Tony Amado. La plupart des artistes angolais ont un lien avec cette musique. La chaîne de télévision Be Kuduro est partout, on la voit dans les fêtes, les bars, les restaurants ou les cantines. » Grâce à l’émigration angolaise mais également à des artistes occidentaux, le kuduro explose à l’international à la fin des années 2000, au travers notamment de Frédéric Galliano et son album Kuduro Sound System, ou de Buraka Som Sistema qui, avec « Sound of Kuduro », signe la naissance du kuduro progressif. En 2011, « Danza Kuduro » de Lucenzo et Don Omar est l’un des titres les plus téléchargés au monde.
Mais la danse reste l’élément le plus important et le plus marquant de la culture du kuduro. Elle évolue constamment au travers des nouvelles générations et on l’enseigne désormais partout, en particulier son dérivé, la dança da família, une version simplifiée et bon enfant qui se danse en collectif avec des pas synchronisés, similaire au madison. En Angola, aujourd’hui, rares sont les fêtes qui ont lieu sans kuduro. « En soirée, on commence par les musiques des Antilles, puis on passe de la kizomba, de la musique cap-verdienne, portugaise, puis américaine… Mais quand la fête atteint son pic, là, on passe du kuduro ! s’exclame Tony Amado. Le lendemain, les photos qui paraissent sont des photos de gens qui dansent le kuduro. C’est le point culminant de la fête. » Si, à l’étranger, la mode du kuduro semble s’être estompée, une chose est sûre : en Angola, la fête est loin d’être finie.