À Calais, cinq ans après le démantèlement de la « jungle », le plus gros bidonville de France, plusieurs milliers d’exilé·e·s sont aujourd’hui disséminés un peu partout dans la ville. Quand ils ne dorment pas au creux des bosquets ou sous les ponts, ces milliers de personnes bravent l’hiver sur des palettes couvertes de bâches. En tout, six zones telles que celle-ci sont répertoriées par les associations. Ces dernières se relaient chaque jour pour venir en aide à ces Soudanais, Afghans, Syriens ou Kurdes ayant traversé la Manche. Parmi elles, Utopia 56 intervient sur place 24h/24 et 7j/7. L’association compte aujourd’hui plus de 150 bénévoles mobilisé·e·s pour des maraudes de distributions et d’informations ainsi que de l’hébergement solidaire à Calais, Grande-Synthe, Lille, Paris, Rennes, Toulouse et Tours.
La politique de non-accueil en France est organisée et voulue. Même si on les accueillait bien, ça ne changerait rien. On n’empêchera pas les gens de fuir la mort et la misère.
Une affaire de famille
Derrière ce mastodonte au rayonnement international, Yann Manzi, sa femme Gaedig, Gaël et Lisa Pichard, une amie. L’histoire commence avec la publication d’une photo dans les médias du monde entier. Celle du Kurde Aylan, 3 ans, mort échoué sur une plage turque le 2 septembre 2015. La crise migratoire fait de nombreuses victimes depuis quelques mois déjà. Pour Yann, c’est l’actualité de trop.« Cette photo a impacté tout le monde », se souvient-il. « Même mon plus petit gamin, qui avait 6 ans à l’époque. Je lui avais expliqué que des enfants se retrouvaient ainsi parce que personne ne faisait rien pour les réfugié·e·s. Avec sa voix d’enfant, il m’a dit : ‘Mais pourquoi tu fais rien, papa ?’ Ma femme et moi, on bouillait devant la télé, on devenait dingues à rester spectateurs sur notre canapé. On a voulu devenir acteur·rice·s. »
Alors, le petit groupe décide de partir trois jours à Calais. Au retour, direction Bruges : Yann et Gaedig y prévoient un week-end détente en amoureux. Mais l’horreur des conditions de campement dépasse ce qu’ils avaient imaginé. Impossible de profiter de l’hôtel cosy réservé à l’avance. Chamboulés, ils n’ont qu’une envie : retourner sur le terrain. Yann se met au volant de son camion et part tout un mois en observation avec son fils Gaël, son éternel compagnon. Sur place, des dizaines de collectifs locaux interviennent déjà : gestion de dons, hygiène, nourriture… il faut savoir trouver sa place. Débordés, ceux-ci n’ont pas le temps de ramasser les déchets qui s’entassent depuis un an et demi. Nettoyer le camp sera donc la première mission d’Utopia 56.
Sur le retour du séjour, fin 2015, les deux hommes déposent les statuts. Zone par zone, communauté par communauté et avec elles, la nouvelle association fournit un travail de titan et parvient à transformer la jungle en un bidonville viable. Grâce à Facebook, le réseau explose pour de bon et les missions se multiplient. Au bout d’un an, la question de la gestion du camp dans sa globalité intervient et plus 4000 bénévoles ont rejoint le mouvement. Yann se souvient de l’appartement qu’il avait loué pour les itinérant·e·s : « J’avais appelé tout ceux que je connaissais. On était trente à vivre dans un T3 depuis des mois… On a fini par se faire virer ! », rit-il.
Camping de festival VS camp de réfugiés
Le travail d’équipe a toujours suivi Yann. Depuis ses premiers jobs de monteur lumière en région parisienne à Utopia 56, en passant par la régie des Vieilles Charrues, le fils de pied noir au parcours cabossé a vécu la rue, le racisme, et la débrouille. « Rien d’étonnant », calcule le Breton qui se retrouve aujourd’hui à la tête d’une association tentaculaire basée sur le travail d’équipe et l’aide aux exilé·e·s. Mais surtout, ces décennies passées en festival lui ont permis d’acquérir des compétences nécessaires à la gestion d’un tel projet : « On arrive à gérer des campings de 40 000 personnes. Ok, ça ne dure que quatre jours. Mais le camp de Calais faisait la même taille que celui des Vieilles Charrues et ne comptait que 10 000 personnes. On avait du temps et de l’argent, on s’est lancés. »
On arrive à gérer des campings de festivals avec 40 000 personnes. Ok, ça ne dure que quatre jours, mais le camp de Calais faisait la même taille que celui des Vieilles Charrues et ne comptait que 10 000 personnes. On avait du temps et de l’argent, on s’est lancés.
Au démarrage, Utopia 56 n’est plus ni moins qu’un copié/coller du travail fourni sur les Vieilles Charrues : des professionnel·le·s gérant des bénévoles sur des missions spécifiques. Outre la gestion du terrain et du flux humain, la comparaison entre les camps de réfugié·e·s et les campings de festival est aisée. Yann témoigne en effet d’un autre point commun, la présence de la drogue et de l’alcool : « dans les camps, les personnes n ‘ont pas accès à des drogues festives comme en festival. On retrouve surtout du Subutex, de la méthadone, des trucs qui font partir. Cela mène à des comportements violents et une insécurité pour tout le monde ». La principale cause de ces usages étant la détresse : des personnes arrivent saines, d’après Yann, et leur état se dégradent au fur et à mesure que l’espoir se meurt. Il poursuit : « Les personnes qui fuient leur pays ont vécu un parcours traumatique. Imaginez, vous arrivez en Europe, vous vous dites : c’est bon, j’ai réussi. Mais en fait, c’est faux, rien n’est terminé. Donc une infime partie d’entre elleux bascule pour échapper à cette réalité folle. »
Composer sans l’État
Depuis ses débuts, Utopia 56 mise sur l’élan citoyen, les dons des particuliers et des fondations. Mais, attention pas n’importe lesquelles. Chaque jour, Yann et ses collègues trient minutieusement dans les dons proposés par des entreprises, trop nombreuses à participer aux migrations des populations.
Autre ennemi de l’association, l’État et l’Europe : « On avait imaginé que grâce à nos métiers de régisseurs, on pouvait s’en sortir. On s’est finalement rendu compte que nos bras ne suffisent pas. La politique de non-accueil en France est organisée et voulue. Cette dureté des politiques migratoires s’observent dans le monde entier. Cela rend nos actions très difficiles », déplore le directeur, dénonçant le message envoyé par le gouvernement. « Regardez comment on vous accueille. Surtout, ne venez plus ! », rejoue -t-il. « Même si on les accueillait bien, ça ne changerait rien. On n’empêchera pas les gens de fuir la mort et la misère. La France est le pays des droits de l’homme mais ceux-ci sont complètement bafoués. »
À ce jour, Utopia 56 compte plus de 200 bénévoles et 30 salarié·e·s dans toute la France et invite la population à se mobiliser. Des maraudes sont organisées par les équipes dans 8 antennes. Vous pouvez devenir bénévoles, hébergeur·se ou simplement faire un don en consultant le site internet, utopia56.org.