Les deux noms sont écrits au feutre noir sur un petit panneau blanc. TRAX / TEKI LATEX. En nous voyant, le visage du chauffeur de taxi s’illumine. De la main, il indique la sortie de l’aéroport. « He is waiting outside ». À quelques mètres, la silhouette du DJ français se dresse de l’autre côté de la porte, face à un petit groupe de jeunes gens. Ils sont Français, venus spécialement de Paris pour le festival. Dans la voiture qui nous conduit à l’hôtel, Teki Latex raconte comment, chaque année, il retrouve cette même bande à Cracovie, pour l’Unsound. « Ces mecs là, c’est des oufs, s’enflamme-t-il. Ils sont là à chaque édition, comme au CTM et à l’Atonal. Ils sont hyper jeunes mais connaissent tout, ils sont bien plus pointus que toi et moi ! »
Cracovie, 760 000 habitants. Une ville musée en plein cœur de l’Europe où transitent chaque jour plusieurs milliers de touristes. Des visiteurs du monde entier venus arpenter la magnifique vieille ville, l’exubérant château, la nostalgie du quartier juif décimé par la guerre, le baroque des anciennes mines de sel ou, à quelques heures, le tragique camp d’Auschwitz. Un concentré d’histoire qui accueille au mois d’octobre depuis 2003 l’un des plus avant-gardistes festivals du vieux continent. Et une cohorte de programmateurs d’événements, de médias spécialisés, de patron de labels et d’artistes. Beaucoup choisissent d’y rester plusieurs jours, signe de l’importance de l’étape polonaise dans le circuit des festivals européens. C’est le cas de Teki Latex. « Ma participation à l’Unsound il y a deux ans a changé pas mal de choses pour moi, note-t-il. Notamment le regard que l’on porte sur mon DJing et sur le nombre de mes bookings. » Et de lancer, rieur, en sortant de la voiture : «Vendredi on joue en back-to-back avec Betty. On a surtout prévu de se faire plaisir, alors soyez-là ! »
Comme le Sonar de Barcelone, l’Amsterdam Dance Event ou Nuits sonores, l’Unsound est un festival qui fait vibrer toute la ville le temps d’une semaine. Une vingtaine de lieux hébergent d’innombrables conférences, expositions, concerts, workshops et performances pour cette édition 2019. Le palais baroque Pałac Krzysztofory, en plein cœur de la somptueuse vieille ville, est le lieu central du festival. Plusieurs de ses salles au parquet de bois accueillent des discussions comme “Complicité et responsabilité : notre rôle dans la contre-culture”, sur la tentation mercantile de la scène. C’est là qu’a lieu l’historique rencontre de l’avant-garde internationale venue de Jakarta (Uwalmassa), Mexico (Cómeme), Shanghai (Svbkvlt) et Kampala (Nyege Nyege), ou les prises de parole du duo américain Matmos et de l’illustre Robert Henke. Dans un autre espace, le Français Weirdcore, auteur des scénographies vidéos et des artworks d’Aphex Twin, présente quelques secrets de fabrication avant une performance audiovisuelle. Ailleurs, le cinéma Pod Baranami projette Push, documentaire sur les méfaits de la finance mondialisée. Au théâtre Łaźnia Nowa, est programmé un show audiovisuel inédit du Britannique Roly Porter suivi du concert drone des fameux Américains Sunn O))). Dans la galerie Bunkier Sztuki, le célèbre photographe Richard Mosse expose ses tragiques photos de camps de réfugiés, capturés en infrarouge pour jouer sur les répétitions de motifs et textures. Plus loin, son œuvre Incoming, réalisée avec le vidéaste Trevor Tweeten et mise en musique par le producteur Ben Frost, donne à voir la vie de migrants au ralenti et en image thermique. Difficile d’échapper à une sensation d’irréel et hors du temps, intense de gravité et d’émotion.
Le soir, certains concerts se donnent au ICE Kraków, sorte de palais des Congrès très moderne de Cracovie. C’est le cas du live de la New-yorkaise Klein. Le spectacle démarre sur un dialogue entre l’artiste et une acolyte féminine. A l’avant-scène, les danseurs jouent au faux public en riant, avant de libérer leurs corps épileptiques dans des volutes de fumée, au son de nappes et de rythmes aléatoires. Entre théâtre, performance, danse et musique électronique expérimentale, le show en déconcerte plus d’un. D’autres remarquent la mise en scène spectaculaire (l’escalier, la fumée, les costumes, les lumières rouges, Klein à la guitare ou en déesse mystique), et un récit semblant traiter de la condition de la femme, de la femme noire, de la place de l’argent… L’aspect expérimental de l’œuvre peine toutefois à convaincre par manque de lisibilité. A sa suite, le concert de la musicienne et chercheuse américaine Holly Herndon, accompagnée de 5 chanteurs et chanteuses en costumes – dont l’artiste trans Colin Self – est d’une autre nature. Elle déroule certains morceaux de sa composition, extrêmement rythmiques, sessions a cappella, chant traditionnel irlandais, puis, seule à genoux, l’utilisation de logiciels de modification de voix pour construire une balade acoustique aérienne et irréelle. À l’issue du concert, John Twells, rédacteur en chef adjoint du magazine Fact, se dit ravi de la place offerte à ces artistes. «Je me suis battu 20 ans pour ces musiques, pour choisir de mélanger les genres tout en restant intransigeant sur la qualité. Aujourd’hui, de les voir sur un évènement aussi bien construit, dans des salles pleines, jusque dans les conférences, cela me rend très heureux. »
La nuit approche. C’est de l’autre côté de la Vistule, le fleuve qui arrose la ville, qu’il faut se rendre. Là, une immense bâtisse grise coupe l’horizon. inauguré à la fin des années 80, la construction de l’avant-gardiste Hotel Forum avait alors pris plus de 10 ans. Fermé en 2002, ses étages inférieurs fréquemment soumis aux inondations, il ne reste désormais de ce futuriste temple de béton que son ossature et quelques salles tapissées de moquette. De quoi faire un excellent espace de fête. Avisé, c’est ici que l’Unsound prend toute sa mesure.
Une centaine d’artistes sont au programme dans les trois salles du lieu. Et la performance du groupe queer brésilien Teto Preto est de celles qui ont marqué les esprits. En quelques minutes, le public du bâtiment est comme aspiré dans la grande salle Ballroom pour expérimenter cette transe totale faite de guitares et de percussions, de chants et de cris. Sur scène, L’Homme Statue, exceptionnel danseur, se tord, démoniaque, provoque son assistance jusqu’à lui en faire peur. Venu de Créteil, ce membre de Teto Preto sort d’ailleurs bientôt son premier disque, début 2020. On le présume aussi habité que ce soir-là. Dans la Chandelier Room – un immense chandelier est accroché au plafond – la Polonaise Zamilska joue des polyrythmies comme de l’ambient, l’Egyptien Zuli et son trap urbain, ses rythmes africains et ses envolées mélodiques arabes mettent une claque à tout le monde. Tout comme celui, au même endroit, du Kenyan Slikback, résident du festival, aux côtés de la Chinoise Hyph11E, avec leurs sons ultra-produits et agressifs. Un autre grand moment du week-end est offert dans la petite salle The Kitchen par la Kenyane-Ougandaise MC Yallah. Sur les puissantes basses du Français Debmaster, penché sur ses machines derrière les enceintes, la chanteuse en costume traditionnel n’hésite pas à descendre dans la foule pour la faire frissonner avec son flow rapide.
La Kitchen est un endroit parfait. Son carrelage de faïence sur les murs et au sol, son grillage au fond, ses murs à mi hauteur surmontés de vitres, et le soundsystem puissant et compact en font un terrain béni pour les mixes d’avant garde programmés. Parmi ceux-là, on note le set irrégulier mais impressionnant de CCL, venue de San Francisco ; la prestation de DJ Plead et TVSI, qui ont transformé la cuisine en dancefloor à l’anglaise, plein de breaks et de basses ; ou le set de l’expérimentée Manara et ses merveilles UK Garage et grime, calant un remix de Mariah Carey avant une nappe ambient. « C’est une très très bonne DJ, “la DJ des DJs” », lâche Teki Latex, que l’on retrouve là collé aux enceintes. À peine une heure plus tard dans la Chandelier, en back-to-back avec Betty, le duo s’amusera à être le seul à mélanger les tubes eurodance avec de la techno dure, à couper un remix de “Don’t want a short dick man” par un track de techno hardcore, enchaîner 4 morceaux en 5 minutes, toujours plus vite. Les deux s’entendent à merveille derrière les decks. Le public qui danse jusqu’au fond de la salle en témoigne largement.
Dans un festival à la musique si ardue, le public semble être d’abord venu pour ses oreilles. Les bars sont occupés, mais chacun se comporte avec respect, et ne bouscule son voisin que par inattention. Atmosphère peu habituelle pour un Français habitué des cohues, des yeux torves et des chairs qui s’entrechoquent. “Solidarity”. Le mot d’ordre du festival, accompagné d’une charte appelant au respect et aux initiatives éco-responsables, est tenu. Dans les couloirs comme dans ce backstage très industriel – où l’on ouvrirait bien une quatrième scène tant l’ambiance y est bonne – se croise entre les concerts le who’s who des musiques électroniques. Ici, l’artiste expérimental trans Colin Self fait la causette à un journaliste spécialisé venu de Barcelone. Là, Weirdcore est venu trinquer, non loin d’un Lee Gamble qui chille autour d’un joint. Dans la salle, DJ Marcelle, programmée plus tard, est venue passer une tête pour voir Teto Preto. Dans le sous-sol, une salle cachée couverte de moquette renferme des lives ambient aux boucles infinies pour se perdre comme dans un vortex… La plateforme de curation européenne Shape, et son excellent roster d’artistes électroniques, y est en bonne place. Comme l’initiative We Are Europe, regroupant plusieurs festivals et personnalités des cultures électroniques, qui y soutient également plusieurs conférences. L’Unsound est certainement un festival de DJs pour les DJs, de professionnels venus écouter le futur. C’est aussi, sans nul doute, la Mecque de l’amateur éclairé, qui saura désormais y revenir chaque année.