Texte : Célia Laborie
Illustrations : Félix Decombat
En ce dimanche matin de juin, Anthony, que tout le monde appelle Mickey dans les free parties bretonnes, a prévu de se prendre une bonne cuite pour décompresser. Arrivé mercredi au teknival de Carnoët, dans les Côtes-d’Armor, le vingtenaire au crâne rasé et baskets de skateur n’a pas encore profité de la fête. Engagé dans l’organisation de l’événement, il a passé son temps à courir entre les points d’eau, le parking et la vingtaine de murs de son décorés de motifs tribaux et de drapeaux bretons. Voilà trois jours que la musique résonne sans discontinuer : « Plus de 40 000 teufeurs sont venus de toute la France, l’ambiance est euphorique. C’est vraiment l’apothéose du mouvement free party breton », s’enthousiasme le crêpier en restauration. Mais pour Mickey, la fête ne débutera jamais vraiment. Il est accoudé au comptoir de la buvette en train de se servir une bière quand la rumeur commence à enfler. Ce 26 juin 2005, un drame se serait produit dans la sapinière qui se tient juste derrière les enceintes d’Epsylonn Otoktone, le plus célèbre des sound-systems de la région.

La nouvelle se répand « comme un feu de paille » sous les yeux ébahis de Vincent Tanguy, intérimaire en usine qui court les free parties depuis six ans déjà. Il a fait beau tout le week-end, le jeune homme de 23 ans a passé son temps à se balader torse nu. « Je n’ai presque pas dormi en trois jours, mais je ne suis pas fatigué, j’ai envie de profiter de chaque minute. Je suis assis dans l’herbe en train de dragouiller une nana quand on voit des gendarmes traverser le festival en moto, avec l’air de savoir où ils vont. » Le soleil et la musique sont toujours là, mais l’ambiance s’est assombrie en l’espace de quelques minutes. L’air s’électrise et Vincent ressent immédiatement « une atmosphère de ténèbres » envahir ce coin de campagne bretonne. « J’ai tout de suite cette sensation de dégoût, l’impression de danser sur un cimetière », se souvient-il.
Jéréli, créatrice du collectif de sound-systems Kor G’heol, est en train de danser avec une copine quand elle voit passer les experts scientifiques en blouse blanche. « Ils se dirigent vers les bois, la zone est rapidement bouclée. Je me suis demandé : “Où on est, là ?” Qu’est-ce que c’est que ce paysage lunaire ? » Jéréli fait partie des médiateurs, ceux qui assurent le dialogue entre teknivaliers et autorités. « Des membres de la préfecture des Côtes-d’Armor viennent me voir, ils m’expliquent que quelqu’un est mort dans d’affreuses conditions, sans me donner plus de détails. »
J’ai tout de suite l’impression de danser sur un cimetière.
Vincent Tanguy
À quelques centaines de mètres de là, le cadavre d’une jeune femme presque nue gît dans les bois. Deux festivalières, Aurélie Stellini et Lauriane Lhyuleri, l’ont trouvé à 10 h 30 du matin en cherchant un coin isolé où se soulager après une longue nuit. Elles racontent d’abord avoir aperçu des pieds nus pleins de terre sur un lit de feuilles mortes et s’être demandé si une fêtarde éméchée s’était endormie là… Avant de découvrir un corps couvert de sang, vêtu seulement d’un t-shirt. Un pantalon et une culotte sont roulés en boule juste à côté. Abasourdies, Aurélie et Laurianne ont immédiatement prévenu les gendarmes.

À l’autre bout du site, deux autres jeunes festivalières ont entendu la rumeur et commencent à s’inquiéter. Marie-Aude et Sophie Provost sont arrivées à Carnoët depuis la petite ville de Perros-Guirec samedi 25 juin, accompagnées de leur cousine, Mathilde, de son petit ami, Adrien et de quelques copains. Toute la journée et toute la nuit, ils ont bu, dansé, parlé à des inconnus, se retrouvant à intervalle régulier sous le grand ballon en forme de smiley jaune dressé au-dessus du stand Epsylonn Otoktone. À 8h30, Mathilde et Adrien ont voulu faire une sieste dans les champs avant de reprendre la route pour rentrer chez leurs parents. Mais le temps que le soleil se lève, Mathilde s’est volatilisée. Inquiètes, Marie-Aude et Sophie préviennent les gendarmes. Et décrivent leur cousine : une jeune femme plutôt élancée, aux cheveux courts et aux yeux bleus. Elle porte un t-shirt et un jean, avec, dans une poche, les clés de voiture d’Adrien munies d’un porte-clé en forme de poisson. Le profil correspond à celui de l’inconnue retrouvée morte quelques minutes auparavant, auprès de laquelle les gendarmes ont justement retrouvé des clés de voiture. Toujours accompagnés par le son des basses, ils traversent le teknival jusqu’au véhicule d’Adrien. Ce dernier, ne pouvant ouvrir la voiture, a décidé de rentrer en stop. Les clés récupérées dans la poche de la défunte ouvrent bel et bien la voiture. Plus de doute possible, la victime s’appelle Mathilde Croguennec, 18 ans à peine. Une adolescente du coin, qui vivait avec sa mère, son beau-père et sa petite sœur, Iby, dans une ferme de Longoat, à 60 kilomètres de Carnoët. Sportive, passionnée de chevaux, Mathilde avait prévu de profiter de l’été avant de finir sa formation de monitrice équestre à la rentrée.
Une enquête hors norme
La mère et le beau-père de Mathilde, Marie-Jeanne et Patrick Bolloré, sont prévenus dans la nuit par le maire de la commune de Langoat. Deux gendarmes rendent aussi visite à Thierry Croguennec, le père de la victime, un artisan électricien domicilié à Perros-Guirrec. « Il était dans une colère immense et dans l’incompréhension la plus totale. Il ne comprenait pas comment cette fille qu’il décrivait comme sauvage, en lien avec la nature, musclée, capable de se défendre, avait pu subir ces horreurs. Dans ces phases-là, on n’a que des questions et aucune réponse », insiste Fanny Colin, son avocate, depuis son cabinet parisien.

Devant l’ampleur de la tâche, la gendarmerie de Rennes crée la Cellule Homicide 22, à Saint-Brieuc, où douze enquêteurs se consacreront à plein temps au meurtre de Carnoët. L’autopsie révèle que la jeune femme a d’abord été approchée et violemment saisie par les bras, sur lesquels elle porte des traces d’hématomes, avant d’être attaquée à coups de couteau. Les experts parlent « d’un déferlement de violence qui a entraîné la mort » : Mathilde a reçu 28 coups de couteau, dont quinze mortels, au cœur, aux poumons et au foie, avant d’avoir la carotide sectionnée.
C’est le début d’une enquête hors norme, particulièrement ardue, dans laquelle s’engage la Cellule Homicide 22. L’enjeu est d’autant plus important que l’événement a été surmédiatisé les semaines qui suivirent. Le mouvement free party, hérité des soirées techno illégales britanniques des années Thatcher, est en plein essor en Bretagne depuis le milieu des années 1990. Des milliers d’étudiants, d’ouvriers, de serveurs et d’artistes voient dans ces nuits sans fin l’héritage des fest-noz de leurs aïeux, un rassemblement festif traditionnel breton. Tous font face à l’incompréhension, voire à l’agressivité des agriculteurs du coin, outrés de voir des fêtards s’inviter dans leurs champs, souvent sans demander l’autorisation. Progressivement, les autorités commencent à s’impliquer dans l’organisation de ces événements, pour apaiser la situation et garder le contrôle sur ces rassemblements de plus en plus conséquents. « Jusqu’ici, la politique du gouvernement était de chasser les teufeurs et de confisquer leur matériel. Quand, en 2005, Nicolas Sarkozy est arrivé au ministère de l’Intérieur, il a changé son fusil d’épaule parce qu’un événement avait dégénéré au Faouet : un jeune homme avait perdu une main à cause d’une grenade de dispersion lancée par les forces de l’ordre », rembobine Arnaud Morvan, chef de rubrique au Télégramme, qui a suivi l’organisation du teknival de Carnoët en 2005. C’est l’un des premiers « teknoz » supervisés par la préfecture locale, en collaboration avec les sound-systems représentés par des médiateurs. « La préfecture avait dès le mois de mai réquisitionné des terres auprès de propriétaires terriens, leur garantissant des indemnisations en cas de dégâts. » Pour surveiller la foule, un millier de gendarmes sont mobilisés, dont certains en civil se mêlant aux festivaliers. Les journaux télévisés et la presse locale ont longuement évoqué ce teknival « légal », générant chez tous les jeunes du coin l’envie de venir s’encanailler. Parmi eux, Mathilde Croguennec, qui participait en ce week-end de juin à sa toute première free party.
Qui a pu s’en prendre à une jeune fille sans problèmes, et pourquoi un tel acharnement Du vendredi au dimanche, 43 000 personnes venues de la France entière ont piétiné les quelque soixante hectares de champs et forêts où se tenait le teknival. Et à ce stade, tous sont de potentiels suspects. Le premier réflexe de l’équipe de gendarmerie est donc de boucler toutes les sorties pour relever un maximum d’identités avant leur départ de Carnoët. Rapidement, des files d’attente de plusieurs kilomètres de long se forment le long des parkings de fortune aménagés pour le week-end. Des milliers de conducteurs hagards se voient interrogés après des heures d’attente, sans forcément comprendre la situation. Parmi les fêtards, 20 000 d’entre eux sont ainsi identifiés au cours de la journée de dimanche, pendant que des hélicoptères arrivent en renfort pour photographier le site.
Un couteau dans la sapinière
Dans la sapinière, les experts scientifiques découvrent non loin du corps de Mathilde un emballage de préservatif tâché de traces brunâtres, comme du sang coagulé. « La position de ses jambes semble propice à un acte de pénétration, ou à une tentative de pénétration. Le premier sentiment, quand on arrive sur les lieux, c’est que le mobile à privilégier est d’ordre sexuel », note le lieutenant Philippe André, membre de la Cellule Homicide 22 cité dans un épisode de Faites Entrer l’Accusé. Près d’un arbre, les enquêteurs retrouvent aussi un petit couteau au manche bleu ajouré couvert de sang. Les scellés sont immédiatement envoyés à l’Institut génétique de Nantes Atlantique (IGNA) pour des analyses ADN. « Nous avons reçu 45 scellés issus d’un premier ratissage assez large de la zone, ce qui est assez conséquent pour des analyses à faire en urgence. Les festivaliers étaient nombreux à faire leurs besoins dans cette sapinière, elle était donc couverte de déchets qu’il a fallu inspecter », se souvient Soizic Le Guiner-Lebeau, aujourd’hui co-directrice de l’IGNA. « Sur l’emballage de préservatif, on a trouvé du sang étranger à celui de la victime. Mais sur le couteau, aucune autre trace ADN : la lame et le manche étaient couverts du sang de Mathilde Croguennec. » Ce n’est qu’un mois plus tard, en juillet 2005, que l’analyste a une idée qui changera le cours de l’enquête : démonter le couteau et inspecter l’intérieur du manche. « À ce moment-là, on retrouve finalement un mélange d’ADN de la victime avec celui d’un profil masculin que nous avions sur l’emballage du préservatif. Nous pouvons en être sûrs, c’est bien le profil génétique du tueur », exulte Soizic Le Guiner-Lebeau. « Malheureusement, à ce stade, nous n’en savons pas plus sur lui, puisqu’il n’est pas enregistré au fichier national automatisé des empreintes génétiques. »

Un profil ADN, une arme, mais pas de nom ni de visage. Le crime du teknival reste un mystère. Plusieurs pistes s’offrent aux enquêteurs pour retrouver le tueur : celle des membres de l’entourage, notamment de son petit ami Adrien, est vite écartée par les comparaisons ADN. Les quelques festivaliers repérés lors des contrôles de gendarmerie et présentés comme suspects au regard de leurs antécédents judiciaires sont eux aussi disculpés par leur profil génétique. S’impose alors un défi : tenter de retracer l’origine de l’arme du crime, ce petit couteau couvert de sang retrouvé dans la sapinière. Au cours de fastidieuses recherches sur les sites de vente en ligne, l’un des enquêteurs de la Cellule Homicide 22 retrouve le modèle, un ranger knife produit à Taïwan et disponible dans 110 points de vente sur le territoire français. Le magasin le plus proche de Carnoët est une boutique de souvenirs du Mont-Saint-Michel, Le Grand Bazar. Les gendarmes s’y rendent dans la journée et récupèrent sur place des cartons remplis de centaines de rouleaux de tickets de caisse imprimés dans les jours qui ont précédé le teknival. De retour à Saint-Brieuc, toute l’équipe s’attelle à leur analyse : lorsqu’un montant correspondant au prix de vente du couteau est repéré, le ticket de caisse est mis de côté. Les gendarmes adressent à chaque fois une réquisition à la banque pour retrouver le titulaire du compte, et établir s’il était présent à Carnoët le 26 juin 2005. L’opération dure des jours entiers sans faire avancer l’enquête d’un millimètre. Aucun des clients repérés dans les données du magasin de souvenir ne correspond au profil du tueur du teknival.
Le poids du chagrin
Les mois passent, et la famille de Mathilde désespère. Le père, Thierry Croguennec, sombre peu à peu dans la dépression. « Il voulait absolument retrouver celui qui avait tué sa fille unique, ça le rongeait », insiste son avocate. Le 21 janvier 2006, Fanny Colin est prévenue par un ami en commun : son client, alors âgé de 46 ans, est décédé d’un arrêt cardiaque. Son médecin parle d’une « mort naturelle ». La pénaliste, elle, y voit « un drame dans le drame ». « Thierry n’était pas malade, rien ne laissait présager qu’il puisse partir comme ça », explique-t-elle. « On peut dire que c’est le poids du chagrin qui l’a tué. »
Entre copains, on avait tous cette histoire en tête, mais on n’en parlait pas vraiment. Ça nous a tellement choqués qu’on essayait d’oublier.
Vincent Tanguy
Les hommes et les femmes du monde des teknivals, notamment ceux qui étaient présents à Carnoët, continuent à suivre l’affaire de loin. À l’époque, Laurent, connu comme DJ sous le nom de Loco, tient informés tous les teufeurs de la région via l’infoline, un système de communication par une messagerie téléphonique. Il décide rapidement de s’en servir pour aider à retrouver le tueur. « Dès les jours qui ont suivi le drame, j’en ai parlé sur l’infoline, j’ai même indiqué mon adresse mail et mon numéro de téléphone professionnel sur un tract. Si certains teufeurs avaient des informations importantes, ils pouvaient ainsi me contacter pour que je fasse le lien avec les gendarmes. » Le DJ aux longues dreadlocks blondes, conducteur de chantier la semaine, craint alors que le meurtrier ne soit une figure de la free party bretonne, quelqu’un qu’il connaît. Mais dans le milieu, personne ne semble avoir la moindre information sur ce qui s’est passé dans la sapinière dans la matinée du 26 juin 2006. Et ce mystère crée un malaise parmi les teufeurs. « Entre copains, quand on se retrouvait, on avait tous cette histoire en tête, mais on n’en parlait pas vraiment. Je crois que ça aurait été indécent, il n’y avait rien à dire : juste de la tristesse pour la famille de Mathilde. Ça nous a tellement choqués qu’on essayait d’oublier », se souvient Vincent Tanguy. « Ce qui est dur, au-delà de l’horreur de ce crime, c’est que ça corrobore l’image que la société se fait de la free party. Les gens voient nos événements comme des lieux de débauche, certains disaient même qu’on faisait des rites sataniques. Ça faisait des années qu’on essayait de se battre contre cette image quand le drame est arrivé. »

L’inconnu au pull rouge
À Saint-Brieuc, l’enquête s’enlise. Les gendarmes ont déjà éliminé la piste locale, au prix de tests ADN réalisés sur des centaines d’hommes adultes domiciliés à Carnoët. Le juge d’instruction s’apprête à aller encore plus loin, en faisant des prélèvements sur les quelque 18 000 hommes identifiés à la sortie du teknival en juin 2005. Une opération jamais vue, qui devrait coûter un peu moins d’un million d’euros. En parallèle, les enquêteurs tentent d’en connaître plus sur les dernières déambulations de Mathilde Croguennec. Et pour ce faire, ils décident d’exploiter les photos prises par les festivaliers à Carnoët. Sur des images prises par Adrien, le petit ami de la victime, on voit la jeune fille profiter de son premier teknival, s’amuser avec des inconnus, danser avec des cracheurs de feu. Le samedi soir à 23 h 45, la voilà qui pose bras dessus bras dessous avec un autre fêtard coiffé d’une casquette grise et vêtu d’un pull polaire rouge. Elle a le regard grave, mais confiant, lui semble détendu, bronzé, la langue tirée, les doigts en forme de V. Le même homme réapparaît aux côtés d’un ami de Mathilde dans une photo prise à 6 h 30 dimanche matin. Ils semblent avoir sympathisé : peut-être en sait-il plus sur les derniers moments de Mathilde. Mais parmi tous les proches de la victime, personne ne connaît l’identité de cet homme.

Le juge d’instruction prend la décision de diffuser une circulaire auprès de toutes les gendarmeries et commissariats de France, dans le but d’entendre le festivalier en qualité de témoin. Personne ne répond à l’appel. Le cliché est alors transmis aux médiateurs du monde des free parties de la région. « On l’a photocopié et placardé pendant des mois dans toutes les teufs du coin «, se souvient Jéréli. « Mais personne ne l’avait jamais vu. Ce mec, c’était un fantôme. »
Les gendarmes de la Cellule Homicide 22 ont presque perdu espoir quand, le 23 mai 2006, ils reçoivent un appel en provenance d’un commissariat de Rennes. Là-bas, un jeune homme d’une vingtaine d’années vient d’être arrêté pour une affaire de vol de tickets restaurants. Au moment d’être conduit dans une salle pour le relevé d’empreintes, le suspect tombe nez à nez avec un visage familier sur une circulaire de recherche punaisée au mur. La mémoire lui revient progressivement, il retrouve le prénom puis le nom de l’inconnu au pull rouge : c’est Alain Kernoa, 24 ans, un marin d’État qu’il a connu pendant son service national sur le porte-hélicoptère Jeanne-d’Arc. C’est un coup de chance inespéré qui permet soudainement à toutes les pièces du puzzle collectées par les gendarmes au cours des onze derniers mois de s’assembler. En analysant les comptes bancaires du militaire, les enquêteurs découvrent qu’il a dépensé 82,50 € dans la boutique de souvenirs du Mont-Saint-Michel trois jours avant le meurtre de Mathilde. D’après leurs recherches, Alain Kernoa vit à Marseille chez sa mère depuis qu’il a quitté l’armée. Seule mention dans son casier judiciaire : une condamnation pour exhibition sexuelle à Brest, en février 2006. Huit mois après le teknival de Carnoët, le vingtenaire se faisait interpeller après avoir été surpris par une passante en train de se masturber dans sa voiture. Les gendarmes, qui ont suivi de nombreuses fausses pistes jusqu’ici, préfèrent rester prudents. Mais pour interpeller Alain Kernoa, il faudra se montrer patient : il vient de quitter la France pour la Pologne, le pays de sa petite amie. Deux longues semaines après son identification, le 22 juin 2006, l’ancien marin se décide enfin à rentrer à Marseille en avion pour le mariage de sa sœur, sans se douter qu’une équipe de gendarmerie l’attend chez sa mère pour le conduire au commissariat d’Aubagne.
Une dame blanche et des impacts rouges
C’est un jeune homme d’à peine 1m60, aux cheveux ras et au teint blême, qui se montre plutôt bavard au début de sa garde à vue et accepte le test ADN sans broncher. Immédiatement, les gendarmes envoient le prélèvement par avion aux analystes de l’IGNA, à Nantes, pour comparer son profil génétique à celui qui a été retrouvé sur l’arme du crime. Pendant ce temps, Alain Kernoa se prête aux interrogatoires sans crainte. Sa seule source d’inquiétude : être sorti à temps pour le mariage de sa sœur, le 24 juin. Il admet sans gêne s’être rendu au teknival de Carnoët un an auparavant. Il s’y est retrouvé un peu par hasard, avec des inconnus rencontrés sur une plage de Brest. Sur place, il aurait passé du bon temps, dragué des filles et même eu des relations sexuelles avec plusieurs d’entre elles. Dans l’après-midi, des nouvelles arrivent de Nantes : l’ADN d’Alain Kernoa est bien celui qui a été retrouvé sur l’arme du crime et sur le préservatif. Mis face aux photos de Mathilde Croguennec, il dit n’avoir aucun souvenir de leur rencontre.
À 4 heures du matin, les gendarmes accordent quelques heures de sommeil à Alain Kernoa. Le suspect se réveille avec une sensation de gueule de bois. Face à l’évidence des preuves, les souvenirs seraient remontés à la surface pendant cette courte nuit. Il dit avoir rêvé d’une femme blanche portant des impacts rouges sur tout son corps. Vers midi, l’ancien militaire passe aux aveux. Il aurait sympathisé avec Mathilde avant de l’emmener dans la sapinière le dimanche matin dans l’objectif d’avoir un rapport sexuel avec elle. Ils auraient commencé à s’embrasser, à se caresser, quand le suspect dit avoir été pris d’une pulsion inexpliquée. Sortant son couteau, il l’aurait poignardée à plusieurs reprises. Dans sa version, Mathilde tente de fuir en direction du chemin menant au teknival, le militaire la rattrape et lui tranche la gorge. Constatant qu’ils pourraient être surpris par un passant, Alain Kernoa traîne le corps de Mathilde au cœur de la sapinière. Ressentant « de la haine, de la fureur, de la colère », il lui aurait encore asséné plusieurs coups de couteau. Aux gendarmes, il explique qu’il a pris le temps de l’observer et l’a trouvée « jolie ». Lui vient alors l’envie d’avoir un rapport sexuel avec elle, alors qu’elle a perdu conscience. Il commence à la déshabiller, sort l’emballage de préservatif qui sera retrouvé par les gendarmes. Le jeune homme s’est coupé le doigt, un peu de son sang coule sur l’emballage en plastique. Incapable d’enfiler le préservatif, il finit par pénétrer Mathilde avec les doigts. Est-ce à ce moment-là qu’il prend conscience des horreurs commises dans la sapinière ? Difficile à dire. Les propos d’Alain Kernoa sont flous, les souvenirs semblent revenir par flash. « Je me sentais en position d’observateur vis-à-vis de la scène, comme dans un jeu vidéo », raconte-t-il aux gendarmes. Le tueur serait ensuite parti en courant, jetant sur son passage le couteau couvert de sang aux pieds d’un sapin. À la sortie du teknival, il est contrôlé comme presque tous les autres. Et prend ensuite la route pour Brest, où, dès le lendemain, il croise dans la rue une jolie étudiante élancée aux cheveux clairs. Il l’accoste, apprend qu’elle s’appelle Katarzyna et qu’elle est polonaise. Depuis, c’est sa petite amie.
Comme dans un jeu vidéo
« J’ai rencontré Alain Kernoa quelques jours après le mandat de dépôt en Bretagne, à la maison d’arrêt de Rennes où il était alors détenu », se souvient clairement Béatrice Dupuy, son avocate, depuis son cabinet à Marseille. « Ce qui m’a paru le plus troublant, c’est que tout cela semblait littéralement lui tomber dessus. Au moment de son interpellation, il n’était pas en train de fuir la police. Il avait simplement refait sa vie avec une nouvelle compagne. Comme s’il n’avait aucune conscience de la gravité de ses actes et de la peine encourue. » Plus étonnant encore, le profil d’Alain Kernoa : un homme au physique banal, qui a grandi dans un milieu plutôt confortable, avec une mère fonctionnaire à La Poste et un père professeur d’auto-école. Les experts ne détectent pas de trouble psychiatrique ni d’altération du discernement au moment du meurtre, et décrivent son intelligence comme normale. « C’était quelqu’un d’introverti, très complexé par sa petite taille. Il était solitaire, a passé énormément de temps à jouer aux jeux vidéo et à lire des mangas ultra violents. Quand je venais le voir en prison, il me parlait de super pouvoirs, de Zelda… Pour moi, ce n’est pas un prédateur. L’alcool, la musique, le contexte l’ont sûrement amené à passer à l’acte », suppose aujourd’hui Béatrice Dupuy.
Le problème dans ce genre de dossier, c’est que seul l’auteur du crime est encore là pour nous rapporter les faits. Et que s’il ne veut pas nous donner la vérité, on ne la connaîtra jamais.
Fanny Colin
La famille de Mathilde espère obtenir davantage de réponses après la reconstitution organisée le 6 octobre 2006 sur les lieux du crime. Il pleut des cordes quand les avocats se retrouvent dans la sapinière de Carnoët en présence des enquêteurs et d’Alain Kernoa. Difficile d’imaginer qu’il y a un peu plus d’un an, des dizaines de milliers de teufeurs dansaient allègrement dans les champs alentour. Muni d’un couteau en bois, l’accusé est sommé de mimer les coups assénés à Mathilde sur une gendarme, mais il peine à rassembler ses souvenirs. « Il faisait un temps d’apocalypse, et Alain Kernoa semblait complètement hébété, perdu dans son K-way trop grand. On aurait dit un enfant égaré dans un monde d’adultes », se souvient Hubert Soland, l’avocat de la mère et du beau-père de Mathilde. « D’un seul coup, j’ai eu pitié de lui. J’ai eu envie de le prendre dans mes bras de lui dire que ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Je me suis retenu. » Pendant la pause déjeuner, alors qu’il mange son sandwich dans une camionnette de la gendarmerie, Hubert Solan se demande : comment un homme d’apparence si inoffensif a-t-il pu commettre un crime d’une telle violence ? L’avocate du père de Mathilde, Fanny Colin, n’a jamais cru en la version d’Alain Kernoa. « Nous pensons plutôt qu’il a flashé sur Mathilde, et qu’il a profité qu’elle aille aux toilettes dans la sapinière pour la suivre. Il a ensuite sûrement tenté de la forcer à avoir un rapport sexuel. Il a peut-être été pris d’un accès de violence parce qu’elle s’est refusée à lui : il était complexé, avait du mal à séduire les femmes. Il lui a fait payer pour toutes les autres », soupçonne aujourd’hui Fanny Colin. « Le problème dans ce genre de dossier, c’est que seul l’auteur du crime est encore là pour nous rapporter les faits. Et que s’il ne veut pas nous donner la vérité, on ne la connaîtra jamais. »
Lors du procès, le juge d’instruction retient les chefs d’accusation d’homicide volontaire avec préméditation et d’atteinte à l’intégrité du cadavre. L’accusé arrive à la cour d’assises de Saint-Brieuc le 22 septembre 2008 avec une polaire à zip bleu marine et des baskets de running, il semble avoir pris du poids. Il fait très chaud dehors et dans la salle d’audience. L’ambiance est étouffante. « La mère de Mathilde avait les yeux rougis et semblait meurtrie de l’intérieur. Mais comme le reste de la famille, elle s’est montrée touchante, très digne et économe de mots », se souvient le journaliste Arnaud Morvan, présent au procès. Alain Kernoa parle d’une voix atone, les yeux baissés. Pour justifier son crime, il évoque son addiction aux jeux vidéo. « Il n’était pas capable d’assumer ce qu’il avait fait, ni de supporter le regard de la famille de sa victime. Il a passé tout le procès dans une attitude complètement fermée, les yeux baissés, s’excusant du bout des lèvres », rapporte son avocate.
Au moment du verdict, Alain Kernoa semble subitement réaliser la gravité de la situation. Il est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine de sûreté de dix-huit ans. L’ancien militaire s’effondre et pleure entre ses mains. Il reste une vingtaine de minutes dans le box, prostré, abasourdi. Il décidera de faire appel et sera finalement condamné en février 2010 à trente ans de prison ferme avec vingt ans de sûreté.

Une fracture dans la scène bretonne
Dans toute la Bretagne, les teufeurs apprennent que le tueur du teknival n’était pas des leurs. C’est l’histoire d’un marin solitaire, qui n’avait jamais fréquenté de free party auparavant et fut pris à Carnoët d’une pulsion meurtrière inexpliquée. « Nous étions soulagés qu’il soit retrouvé. Mais cette affaire a quand même créé une véritable fracture dans notre milieu, on s’est beaucoup remis en question. Même si on n’est pas responsables, faut-il continuer à danser après ça ? Au sein de mon sound-system, les MuscanoiZ, on était écœurés. On voulait tout arrêter », relate avec tristesse Mickey, aujourd’hui âgé de 38 ans, depuis son appartement rennais. « Six mois après, j’ai recommencé à faire des soirées, mais en plus petit comité, avec seulement quelques centaines de personnes. Nous sommes nombreux à avoir ressenti le besoin de nous recentrer sur le cœur de notre scène. » Au-delà des traumas personnels, l’affaire Mathilde Croguennec aura laissé sa trace sur la scène free party bretonne. Certains teufeurs sont dégoûtés des grands rassemblements devenus impersonnels, qui ameutent des dizaines de milliers de non-initiés venus de tout le pays. Ils créent dès 2008 les Multisons, des événements légaux et ponctuels rassemblant tous les sound-systems d’un département et quelques milliers de fêtards. « La free party est censée être une pratique libre, dans laquelle chacun est acteur de la fête. Redimensionner les choses, ça nous a permis de nous rapprocher les uns des autres et de responsabiliser les teufeurs », note Vincent Tanguy, l’un des initiateurs des Multisons, devenu aide-soignant intérimaire dans un Ephad. Même s’ils restent en contact, Jéréli, Loco, Vincent et Mickey se sont éloignés du monde des murs de son et des sets de hardtek à 10 heures du matin. Mickey songe quand même à organiser une dernière free party pour fêter les 20 ans des MuscanoiZ, dès que les conditions sanitaires le permettront. « À l’approche de la quarantaine, on a d’autres priorités, la plupart des membres du sound-system ont des enfants. Mais je les considérerai toujours comme ma famille, celle que je me suis choisie », insiste le restaurateur avec nostalgie. Il a déjà en tête les vieux morceaux d’acid tribe qu’il aimerait ressortir pour cette ultime réunion. Il aura, comme souvent, une pensée pour Mathilde Croguennec, cette jeune fille venue découvrir son premier teknival il y a seize ans déjà. « Elle s’apprêtait peut-être à entrer dans ce monde-là, et s’initier à ses codes, sa convivialité, ses moments de partage. Comme quand j’y suis entré à mes 18 ans, avant de laisser la free prendre toute la place dans ma vie. »