Par Lola Buscemi
Il est 16 heures passées. Le soleil commence à disparaître derrière la pointe des Mossettes. La belle couleur rosée du ciel annonce que les pistes de la station d’Avoriaz vont fermer dans peu de temps. Rapidement, le flux de skieurs et de snowboarders vient s’agglutiner au pied du télésiège du Plateau. Ce dernier permet de remonter sur le haut de la station, au niveau des résidences Pierre & Vacances. Dans une station de sport d’hiver 100% piétonne, c’est le moyen le plus simple de regagner les logements. Tout le monde se marche sur les spatules. Ambiance dernier métro, tous ont attendu le dernier moment pour se décider à rentrer.
Au milieu du joyeux brouhaha des conversations, reviennent avec insistance deux mots aux allures de mythe des alpages : la Folie Douce. Dans un groupe de jeunes surexcités, un garçon en combinaison orange fluo lance à son ami : “Mais attends, je pensais qu’elle était là, moi”, en pointant du doigt les quelques bars et restaurants d’altitude alentour. “Non, tu vas vite l’entendre”, lui répond son ami, façon vieux routard, alors qu’ils posent leurs fesses sur le télésiège. Cinq minutes plus tard, ça y est, le bruit des basses résonne au loin. De plus en plus fort… Et les skieurs se contorsionnent et tordent le cou pour tenter de localiser la source sonore.
Une fois la falaise franchie, apparaît enfin la Folie Douce, telle une tache de couleur sur le vaste paysage blanc. Sa terrasse est pleine à craquer de gens en combinaisons de ski bariolées qui se déhanchent et dansent sur les tables en bois. Des centaines de skis sont éparpillés autour de la terrasse, personne n’a pris soin de les ranger dans les racks prévus à cet effet. Tout le monde a une pinte de bière à la main et depuis le balcon du chalet en bois savoyard, le DJ envoie à plein volume un remix nu disco du “Bad Girls” de Donna Summer. À ses côtés, quatre danseurs, deux garçons et deux filles en culottes noir et soutien-gorge en fausse peau d’ours, tentent d’enflammer la neige. Il fait -10 degrés. Peu importe la température, un papa danse avec son petit garçon, hilare, sur les épaules. Une famille de quatre partage une barquette de frites mayo, en dodelinant de la tête au rythme du hit. Autour, la montagne est calme, silencieuse et ce club à ciel ouvert, niché au croisement des pistes, est un véritable ovni.

Avec la Folie Douce, la club culture d’Ibiza ou Mikonos a débarqué au pied des pistes, malgré les 30 degrés en moins sur le thermomètre. Peu importe. Car il ne faut pas oublier que 50% des gens qui se rendent aux sports d’hiver ne montent pas sur les skis. Des vacanciers qu’il faut occuper, divertir, surprendre si les stations veulent conserver leur pouvoir d’attraction. “Je n’aime pas skier mais ma copine adore, je viens seulement parce que je sais que je vais retrouver cette ambiance”, raconte Anthony, un Anglais de 32 ans. Une mère, assise autour d’une table avec sa famille, explique en rigolant que ce sont ses enfants qui l’ont traînée ici. “C’est l’occasion de passer un moment avec eux”, dit-elle. Jack, un jeune à la chevelure blonde et déjà la marque de bronzage des lunettes, se tient très proche des enceintes et crie pour se faire entendre. “C’est génial ici, on voit ça nulle part ailleurs”, soutient-il.
Des bons plats jusqu’au clubbing
La Folie Douce, c’est la success story d’une affaire familiale, celle des Reversade. Luc, le père, commence sa vie professionnelle en tant que moniteur de ski avant de faire l’école hôtelière de Thonon. Disciple de Paul Bocuse, il ouvre en 1980, La Petite Folie dans le centre de Val d’Isère, village alpin de 1 500 habitants. L’établissement sera rasé quelques temps après pour cause de travaux dans le centre de la station. En chemin, il croise la route de Johnny Hallyday. Les deux hommes deviennent assez proches pour avoir comme projet commun l’ouverture d’un restaurant tex-mex, le Station Café, à Paris. Luc est nommé PDG de l’affaire, mais l’établissement n’ouvrira jamais ses portes. Luc Reversade portera plainte pour abus de biens sociaux et obtiendra gain de cause. En 1981, il achète, toujours à Val d’Isère, ce qui deviendra la première Folie Douce, un restaurant niché à 2 400 mètres d’altitude. L’ambiance est plutôt spartiate : quatre chaises longues sur la terrasse et un trou dans un bloc de ciment qui fait office de toilettes. Mais le restaurant sert de bons plats.

Pendant longtemps, la Folie Douce n’a été qu’un restaurant. Comme dans toutes les grandes sagas familiales, il faudra attendre l’arrivée de la deuxième génération pour faire du petit restaurant d’altitude un concept, une marque et une nouvelle façon de vivre les vacances à la montagne. Symbole de cette croissance exponentielle, la première Folie Douce s’étend désormais sur une surface de presque 6 000 mètres carrés et accueille près de 2 000 personnes chaque jour, en pleine saison. En quinze ans, sept établissements du même type et un hôtel estampillés Folie Douce ont bourgeonné dans les stations les plus huppées des Alpes françaises. Une ascension rendue possible par l’explosion du concept “d’après ski”, exporté d’Autriche par les deux fils Reversade.
Tout ce que les gens expérimentent dans les capitales du monde, on doit réussir à l’importer sur les pistes.
Les fils Reversade
Arthur et César sont nés à Val d’Isère au début des années 90. Enfant, les deux commencent par rêver d’une carrière de skieurs et intègrent une section Ski études dans la vallée. Mais les parents les poussent à regarder et aller plus loin que les cimes alpines. “Ils nous ont dit d’arrêter nos conneries, qu’on ne serait jamais champions de ski et nous ont mis dans l’avion direction les Etats-Unis”, raconte Arthur, en rigolant. Il quitte le cocon familial tôt, avec l’aval de ses parents. Luc et Corinne l’envoient à Washington DC, puis en Espagne et en Chine, où il fera des études d’hôtellerie. César, lui, s’envole pour le Vermont. Il s’établit ensuite au Canada, où il pratique le snowboard à haut niveau. Puis, direction Montréal, où il obtient un diplôme de gestion. Après avoir fait le tour du monde, la fratrie rentre au bercail. “On est partis comme des gars de la montagne, on est rentrés comme des citoyens du monde“, résume Arthur.

Des cerveaux des deux fils Reversade naît une intuition : ils imaginent possible de pouvoir faire danser de 17 à 20 h les touristes engoncés dans leur combinaison Rossignol ou doudoune North Face. Le clubbing sur les pentes de ski françaises est né, il portera le nom “d’après ski”, en référence à la tradition autrichienne qui consiste à rejoindre, au moment de la dernière descente, un bar pour faire la fête en tenue de ski. L’idée est simple et efficace : “Nous sommes partis d’un postulat : tout ce que les gens expérimentent dans les capitales du monde, on doit réussir à l’importer sur les pistes.”
Cabaret alpin
Plus qu’une simple boîte de nuit en haute altitude, la Folie Douce a l’ambition artistique d’être un véritable cabaret. Tout est mis en œuvre pour pousser à fond le concept. Chaque saison, les spectacles chorégraphiés par Sergei Novikov, sont toujours plus grandioses et les costumes plus délirants. Après avoir passé les castings à Londres, Paris, Cannes et au Canada, les 60 artistes sélectionnés intègrent la Folie Douce Dance Academy. Pendant plusieurs mois, chanteurs, danseurs, acrobates et musiciens répètent le show pour être fin prêts pour la saison. Les températures extérieures nécessitent une logistique bien rodée. La scène est chauffante, le matériel de son résiste jusqu’à -50 degrés, les danseurs sont équipés des mêmes collants thermiques que les patineurs artistiques et se relaient pour ne pas rester trop longtemps exposés au froid. Avec 750 employés à travers les Alpes, 27 restaurants à 6 000 couverts par jour, la Folie Douce est une grosse machine qui tourne à plein régime.

Sarah Isabelle a commencé à la Folie Douce de Val d’Isère en tant que chanteuse saisonnière, mais depuis 2023, elle occupe le poste de manager artistique. Avec 15 artistes sous sa direction, elle a la charge d’organiser les deux cabarets journaliers, dont la conception des costumes coûte plus de 20 000 euros chaque année. “De base, mon rêve c’est la comédie musicale. Avec la partie cabaret, je retrouve cet esprit. Avant d’arriver à la Folie Douce, je n’aimais pas forcément l’électro. Mais en voyant les foules de 2 000 personnes devant toi, ça devient de l’adrénaline pure”, explique la Canadienne d’origine. En mai, quand les stations de ski ferment, les dirigeants et les chorégraphes s’en vont voyager pour “aller chercher les meilleures tendances pour l’année d’après”. La Folie Douce Team, elle, ne range pas les costumes aux vestiaires. Les spectacles sont vendus, clé en main, à des événements aux quatre coins du monde, comme le Salon du ski de Pékin ou l’espace VIP de l’America’s Cup.
En voyant les foules de 2 000 personnes devant toi, ça devient de l’adrénaline pure
Sarah Isabelle, manager artistique
Question programmation musicale, l’entreprise familiale entend bien s’offrir quelques grands noms internationaux pour les concerts. En janvier, l’établissement des Arcs 1800 accueillait Jeff Mills et Agoria. Et c’est Paul Kalkbrenner qui a clôturé le 16 avril dernier cette saison d’événements. Mais pour les DJ et chanteurs résidents, le choix semble plutôt se porter sur le national. À Avoriaz, les chanteurs Leeroy, Lisa et Marie Lisa ne sont autres que des participants à l’émission The Voice. Le DJ et manager artistique Gauthier est originaire du Sud de la France. Pour les dirigeants, le but est que le public connaisse les paroles et puisse chanter. La musique est donc électronique mais accessible, plutôt commerciale. “On cherche évidemment le meilleur DJ français !”, précisent-ils.
Les Anglais font du ski
S’il s’efforce d’embaucher local, Arthur avoue que plus de 80% de la clientèle de la Folie Douce est étrangère. Ce chiffre reflète-t-il la réalité de la population qui fréquente des stations ou le concept de la Folie Douce n’attire pas vraiment les Français ? Un peu des deux. La France reste la destination favorite des Anglais concernant les sports d’hiver. Elle représente 87% des demandes. Certains domaines, comme les Portes du Soleil, domaine franco-suisse regroupant 12 stations dans les Alpes, dont Avoriaz, concentrent une importante population de touristes anglais. Et les commerces locaux se sont adaptés. Sur la devanture des supermarchés d’altitude Sherpa, on retrouve des écriteaux “english food here”, les bars sont progressivement devenus des pubs qui diffusent les matchs de Manchester City et Liverpool, et les moniteurs de l’École de ski français ont appris la langue de Shakespeare. Bonne consommatrice, la clientèle anglaise a toujours ravi les commerçants et restaurateurs locaux. Ils expliquent que les Britanniques n’ont pas la même vision des vacances que les Français. Ils profitent et dépensent sans compter. C’est donc tout naturellement que la Folie Douce s’est implantée dans leurs stations favorites.
Chaque année, les retombées économiques de la clientèle anglaise sont estimées à un milliard d’euros. Armelle Solelhac, auteure de Management et marketing des stations de montagne, explique également que ces stations ont des politiques tarifaires élevées, qui sont souvent hors d’atteinte pour les foyers français. Même si les grandes stations se trouvent sur le territoire et sont accessibles relativement facilement depuis les grandes villes, seuls 13% des Français font du ski. C’est une activité qui ne s’est que peu démocratisée dans le pays. De plus, le concept de la Folie Douce et tout ce qu’il représente détonnent avec la vision que les Français se font des sports d’hiver, pour qui l’ambiance est plus à la fondue près de la cheminée qu’au clubbing.
Sébastien Mérignargues, directeur de l’Office du tourisme d’Avoriaz, affirme que l’implantation de la Folie Douce est un vrai atout pour les stations. “L’établissement n’est jamais vide, c’est un aimant très puissant à clients. En 2022, en moyenne, 82% de la station était occupée”. Dans les stations, les habitations alentour qui ont eu le malheur de voir débarquer une Folie Douce se plaignent souvent des nuisances sonores. Le problème d’alcool sur les pistes reste aussi la cause principale des accidents. En 2009, la Grande-Bretagne avait lancé une campagne d’affichage dans les aéroports à destination des personnes se rendant bientôt au ski. Mais selon M. Mérignargues, concernant les effets de l’arrivée du concept à Avoriaz, la balance penche fortement du côté positif. Pour les autres restaurateurs et gérants de bars des stations où sont implantés les Folie Douce, les frères Reversade sont des “mecs du coin”. Personne ne veut se les mettre à dos, l’entente est bonne.
Ce qui est sûr, c’est que la marque fait mentir ceux qu’il la taxait “d’effet de mode”. Stratégie marketing et digitale rodée, programmation musicale et artistique qui touche le public visé, cuisine réputée et locale, une nouvelle ouverture quasiment tous les ans depuis 2009 : la puissante machine Folie Douce semble ne plus pouvoir être arrêtée.