Un an après les attentats, Laurent Garnier a fait revivre le Bataclan

Écrit par Lucien Rieul
Le 28.11.2016, à 14h50
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Écrit par Lucien Rieul
Jeudi dernier avait lieu la première soirée club du Bataclan depuis sa réouverture le 12 novembre dernier. Pour cette soirée symbolique, ce sont Laurent Garnier, Arnaud Rebotini, Gordon et Voiron qui se sont succédés aux platines. Trax y était.Photos : Jacob Khrist


Devant le Bataclan, peu après minuit, une trentaine de personnes se pressent devant les barrières de la pagode, attendant que le service de sécurité leur fasse signe d’avancer. Pour patienter, plusieurs d’entre elles prennent en photo l’écran qui surmonte l’entrée, où défilent en boucle, blanc sur rouge, les noms des artistes, façon music-hall : A.K.A. & le Bataclan présentent : Laurent Garnier, Arnaud Rebotini (live), Gordon b2b Voiron. Deux paires de physionomistes, une fouille au corps diligente et nous entrons.

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Dans la salle, Gordon manœuvre aux platines, tandis que Voiron opine du chef, un peu en retrait. Le dancefloor en bois est clairsemé des premiers arrivants : une bière à la main, certains discutent tandis que d’autres bougent déjà au rythme d’Egyptian Lover, dont les scansions annoncent le programme de la soirée “Passion ! Ecstasy ! Lust ! Fantasy !” Naviguant entre EBM, acid techno et breakbeat, Gordon et Voiron, des labels InFiné et Cracki, livrent un set éclectique qui absorbe doucement le public, où de jeunes fêtards en Stan Smith côtoient des quarantenaires tout aussi réceptifs.

Hardfloor – PELF (Egyptian Lover Remix)

En arpentant la salle, on constate la qualité du sound-system remis à neuf, disposé en panoramique tout autour du dancefloor. Un nouveau bar a aussi été installé à gauche de la scène ; mis à part ce changement mineur, la salle est flambant neuve, immaculée. Les spots rouges et bleus sillonnent la fumée qui maquille le fond de la scène et les sièges du balcon. En parcourant du regard ces zones indéterminées, le malaise nous prend un instant, produit des souvenirs fabriqués par les images télévisuelles, de nos fantasmes angoissés et des récits des survivants. La sensation dure un temps, celui de mettre des mots sur une dissonance qui se formule sans métaphore ni grand discours : nous sommes venus faire la fête dans un lieu où 89 personnes ont perdu la vie.

Gordon entame un virage tech-house avec Reveal de Dansco, bientôt terrassé par l’électro épaisse de Skyhook 1 de Phil Kieran. Le dancefloor est rempli de moitié lorsque le b2b se clôture sous les applaudissements. Au centre de la scène, les spots se braquent sur le cockpit d’Arnaud Rebotini, une dizaine de machines analogiques disposées en triangle – on distingue en vrac un synthé Pro-One, des boîtes à rythme Roland 707, 808 et 909. L’intéressé s’empare du micro et un “Bonsoir” solennel résonne dans la salle.

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Une mélodie rudimentaire s’extirpe d’un synthétiseur aux sonorités 80’s, bientôt recouverte d’un profond arpeggiator qui évoque discrètement “The Godfather Waltz” de Nino Rota. Un air qui colle à l’éternel dandysme de malfrat de Rebotini, cheveux gominés, moustache recourbée et foulard blanc noué en ascot. La caisse claire de la 707 claque dans les enceintes, et le producteur se saisit du micro pour chanter un morceau exclusif de son prochain album. Mélange de krautrock et de techno, le live de Rebotini affirme la singularité d’un producteur qui touche autant au rock (avec Black Strobe) qu’à la musique concrète – l’album Frontières de 2016, enregistré avec l’ex-directeur du GRM Christian Zanési.

Le temps de prendre l’air au fumoir, nous rencontrons Harald, la bonne trentaine, originaire de l’Est. Il est venu exprès pour voir Rebotini : “C’est une belle salle, le son est bien”, entame-t-il. Les événements récents qui se sont produits au Bataclan ne l’empêchent pas de passer une bonne soirée. “Au début, je n’ai pas tilté, mais à un moment, j’ai forcément eu une pensée… Il faut continuer à danser de toute façon.”

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De retour dans la salle, Rebotini a tombé la veste et retroussé ses manches. Les basses granuleuses soufflent la foule avec une énergie communicative. Autour de nous, des têtes couvertes de bonnets, bobs à fleurs, casquettes américaines et foulard africains marquent le rythme. Quelques dizaines de minutes avant la fin d’un live trop bref, Laurent Garnier émerge derrière les platines situées à gauche de la scène, accroupi en train de peaufiner ses réglages. La tête du DJ dépasse à peine de la table, rappelant une borne de Whack-A-Mole. L’apparition inopinée ne suffit pas à détourner les regards rivés sur Rebotini, qui fait virevolter des feuilles en papier scotchées à ses synthétiseurs, peut-être son propre système de partition pour gérer la vingtaine de pistes simultanées qui prennent maintenant des intonations de Detroit, avec des boucles entremêlées de 808 et de 909 et des riffs retentissants.

“Des gens sont restés là, et je l’ai vécu comme s’ils étaient encore un peu dans la salle.” Arnaud Rebotini

Devant une foule de plus en plus compacte et transportée, la tête d’affiche de la soirée entame son set à 2h30 du matin. Indéniablement, Garnier joue en terrain conquis : le public s’extasie à chaque fois que l’ex-résident du Rex Club touche à un filtre. “Paradigm” d’Audiojack annonce la couleur du set, trois heures de techno bondissante et mélodieuse, qui parvient à maintenir une énergie constante tout en restant accessible. À l’avant de la scène, l’air s’emplit périodiquement d’effluves de Poppers. Près du bar, un mec torse nu danse éperdument, une bouteille de rhum à la main. En nous dirigeant vers les loges des artistes, nous rencontrons Fanny, Bruxelloise, qui a été invitée à la soirée par Laurent Garnier. Le Bataclan est une salle qui lui tient très à cœur : “C’est la salle où je suis le plus sortie. Ça m’a fait bizarre de revenir ici, j’ai vraiment hésité… Mais au final, tout le monde est là pour danser, c’est une bonne chose.

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Cinq minutes plus tard, Arnaud Rebotini nous reçoit dans sa loge, un Coca à la main, une pizza au Nutella entamée sur la table. Nous évoquons cette mémoire du lieu, après les événements tragiques qui s’y sont déroulés. “Quand je suis arrivé pour faire les balances, la salle était vide, mais il y avait une présence. Des gens sont restés là, et je l’ai vécu comme s’ils étaient encore un peu dans la salle. Il y a des personnes dans mon entourage qui disaient qu’il ne fallait pas revenir faire la fête ici, et d’autres pour qui c’était une manière de résister. Quand on m’a proposé la date je me suis dit : ‘Génial”, et puis plus l’événement approchait, plus j’avais de l’appréhension, c’est quand même une situation compliquée. Il faudra du temps pour que ça change, mais le lieu revit. Ça montre qu’ils n’ont pas gagné.

En ressortant, nous passons nous hydrater au bar. Alex nous aborde en anglais, nous demande s’il y a d’autres soirées prévues le week-end. Il habite à New York et passe ses vacances ici avec un groupe d’amis. Parmi eux, certains n’ont pas voulu venir ce soir à cause des événements. “Whatever“, balaie Alex, il est juste venu pour danser. Nouveau coup de filtre de Garnier, le son tape dans les aigus et une fille perchée sur les épaules d’un ami se fait redescendre par un physio. Les enceintes pêchent un peu sur les basses, et nous allons nous aérer les oreilles.

Devant l’entrée, le fumoir s’étend le long du Bataclan Café, délimité par des barrières. Du coin de l’œil, les circonstances de la soirée se rappellent à nous avec violence. Accroupie à côté de la plaque commémorative clouée à gauche de l’entrée, une jeune fille sanglote : “Je supporte pas“. Ses amis l’encerclent et la réconfortent tandis qu’à leurs pieds, trois bouquets fanés prennent l’humidité. L’image est terriblement cinématique, trop forte. De retour à l’intérieur, la fête bat son plein, Garnier balance “Crispy Bacon” et la clameur ravage la salle.

Sur les coups de 4 h du matin, le dancefloor se vide un peu, jeudi soir oblige. Le public compense avec les sempiternels “Allez làààà” et les “Polopopo“. Le set s’enchaîne selon une mécanique bien huilée, et les kicks martèlent maintenant le parquet au rythme de la techno de Drumcode, avec “Crucible” d’Ian O’Donovan.

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Lorsque la soirée s’achève, nous repassons une dernière fois au fumoir, où Fred et Sylvain, un couple de trentenaires barbus, sont en train de redescendre tranquillement. “On avait un peu peur de l’ambiance en arrivant”, confient-ils, vannés. Et Fred d’ajouter : “Mais je pense que c’est ce qu’ils auraient voulu.” Ces paroles en tête, nous reprenons le boulevard Voltaire vers République. C’était en partie une soirée comme les autres : de la techno de qualité, une queue insoutenable aux WC et un public extatique. Si elle doit rester symbolique, ce sera comme un jalon auquel chaque personne présente accordera un sens propre. Ce qui est certain, c’est que “le lieu revit“, et c’est tout ce qui compte.

Laurent Garnier – Crispy Bacon

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