Avez-vous connu de près cette époque qu’on appelle maintenant la French Touch ?
Guillaume Fédou : Oui, on peut le dire… Pour cette French Touch-là, car l’expression apparaît en vérité pour la première fois en 1957 sur un disque du Boston Symphonic Orchestra ! Avec Camille Saint-Saëns, Ravel… Une autre époque ! Pour la “touche française” dont nous parlons, le réalisateur Jean-François Tatin et moi-même avons tout lu, tout entendu. C’est principalement une affaire de génération. La French Touch des Daft, Air et bien sûr Garnier a démarré quand on avait 20 ans. Et force est de constater que c’est à peu près tout ce que ma génération a réussi… Au titre de musicien, de journaliste musical et surtout de noctambule, j’ai vu la vague arriver depuis le milieu rock indé parisien, tout petit à l’époque – au début des années 90 pour situer. Avec Fabrice Desprez, le boss de Phunk Promotion que l’on voit plusieurs fois dans le documentaire, j’ai réussi à opérer une mutation intérieure de la pop vers la house, puis vers l’électro qui synthétisait idéalement les deux. Sauf que lui adorait la techno “free” alors que j’ai tout de suite préféré le confort des clubs. Tant au niveau de l’écoute que de l’alcool et des filles ! Jeff (le brillant réalisateur avec qui je travaille depuis 2003 et mon premier clip Garçon moderne) quant à lui a toujours été plus libre dans ses choix, mais je le laisse ici répondre…
Jean François Tatin : On a connu tous les deux connus cette période mais j’ai peut-être plus de distance que Guillaume, qui a un rapport très affectif avec elle… Pour moi, tout démarre avec l’album Pansoul quand je débute l’émission Electroshop sur Radio Campus à Bordeaux. Je me rapproche ensuite de l’épicentre French touch en emménageant fin des années 90 à Paris, chez notre ami Fabrice Desprez (toujours lui), qui organise pas mal de fêtes et avec qui je découvre Pépé Bradock, Julien Jabre, I:Cube… tout le son de l’époque. J’écoutais ça mais mille autres choses aussi.
Comment s’est fait le choix des 12 morceaux ?
GF : S’est d’abord fait le choix de penser un documentaire en 12 épisodes ! C’est le modèle d’Arte Creative, de courtes vignettes pensées pour le Web. On a d’abord pensé aux 12 dieux de l’Olympe, aux 12 travaux d’Hercule, puis les 12 apôtres du Seigneur et enfin à une sorte d’album “best-of” avec les 12 titres qui ont marqué l’histoire du mouvement. Ce n’est donc pas un choix purement affectif mais relativement objectif. Enfin, si l’on veut… Il y a forcément du subjectif dans cette démarche, même si en l’espèce, il s’agit d’un subjectif composé car nous avons tout pensé à deux, mais je ne vais pas dévoiler ici notre amitié en expliquant qui fait quoi et à quelle heure ! Disons pour faire bref que je suis plutôt dans les concepts, les phrases, les élucubrations alors que lui est plus dans la forme, le son, c’est un esthète qui ne supporte pas le mauvais goût… Tu vas trouver Motorbass en premier car on est rentré dans l’histoire avec Pansoul. C’est la noblesse du mouvement, un disque indémodable. Et ce morceau “Flying Fingers” qui fait le lien avec le hip-hop et la “rue” comme l’a incarné plus tard DJ Mehdi, à qui le documentaire est secrètement dédié. C’est lui qui a opéré la jonction entre la rue et les clubs et il faudra d’ailleurs un jour expliquer la passion de Thomas Bangalter pour le 113, c’est le seul featuring que le Daft en chef n’ait jamais accepté (“113 fout la merde”) ! Ensuite, tu as Laurent Garnier, qui aurait du être en 0, en prequel, car il a commencé en 88 à Manchester et peut-être même du temps où il cuisinait à l’Ambassade de France à Londres mais c’est bien de le mettre en deuxième avec “Flashback”, car c’est ce morceau qui a achevé le mythe du rock français. Il les a défoncés dans ce clip de Quentin Dupieux, futur Mr Oizo. Vraiment. Aujourd’hui, on en rigole mais à l’époque, les rockers ont eu mal. Ils passaient pour des clones d’Hélène et les garçons, “à la répète”. Noblesse encore avec Air, tout est dans l’épisode. Les Daft aussi, et ainsi de suite jusqu’à La Femme.
JFT: La construction de la série s’est faite sur un trajet objectif-subjectif. On a choisi 12 morceaux emblématiques (à part peut-être celui de La Femme) pour découvrir ce qu’on allait retenir de chaque époque de ce mouvement. 1996, l’année de départ de la série, c’est pas très vieux et en même temps, 20 ans, c’est énorme à l’échelle d’une vie, donc l’exercice du souvenir est primordial. J’aime beaucoup les théories et les élucubrations de Guillaume. 🙂 Mais je voulais que la série soit autant ressentie qu’écoutée et surtout qu’il y est un espace de projection mentale pour le spectateur, qu’il connaisse la French Touch ou non. Le format court fait qu’il y a au final peut-être plus de parole que je ne l’aurai souhaité mais je pense que chaque épisode, notamment grâce aux archives, provoque le « trip ».
Qu’est-ce que vous pensez du terme French Touch, qu’on critique souvent en disant que c’était juste un fourre-tout dans lequel on mettait tout ce qui sortait de France ? Pourquoi l’avoir francisé ?
GF : Bonne question ! Aujourd’hui, le terme est galvaudé, tu le vois bien dans les publicités Renault and co… C’est dégueulasse. Ils ont flingué le concept qui a quand même porté toute une vague d’artistes à jouer aux mille coins de la planète ! Sans parler de Guetta à l’ouverture de l’Euro… Un film d’épouvante. Donc je te fais pas un dessin, fallait s’éloigner de ça. Ca a donné “La Touche française” puis “Touche française” en hommage à Sean Parker qui fait enlever le The de Facebook à Zuckerberg (dans The Social Network) qui a ainsi trouvé l’idée du siècle. On s’est aperçu plus tard que c’était aussi le nom d’un spectacle au théâtre du Rond-Point mais ça va, c’est chic.
JFT: La traduction française de French Touch induit la question de la série : qu’est-ce que la touche française? Un son, une attitude, un langage…? On a tellement entendu l’expression anglaise qu’on a un peu oublié son sens premier.
C’est une période qui est très documentée en ce moment (Eden, le livre de Raphael Malkin Music Sounds Better With You, le documentaire sur les Daft, etc…).. Pourquoi ce mouvement fascine-t-il autant, encore aujourd’hui ?
GF : Je pense qu’il s’agit d’un vulgaire effet de cycle. On a eu la nostalgie Nirvana, avec le film de Gus Van Sant et j’en passe pour les 20 ans de la mort de Kurt. Maintenant, on avance vers la fin des 90’s et on se réapproprie une partie de la culture électronique. C’est aussi lié je pense à une sorte de nostalgie d’un âge d’or, avec la croissance économique, les succès en foot, en affaires et en musique avec le choc Stardust à l’été 98. Il y a clairement un avant et un après “Music Sounds Better With You” comme c’est raconté et illustré dans l’épisode Demon. Je suis assez fier d’avoir pu raconter l’apogée et le déclin d’un mouvement aussi dingue, avec autant de soirées, de filles, de fric, d’ambitions folles et de déceptions cruelles comme dans Eden justement, où le parcours de Sven est parfois affligeant de réalisme… Voir un DJ qui dort dans sa voiture, ça ne plaît pas à tout le monde et ne raconte pas exactement le rêve américain devenu réalité pour pas mal de “french toucheurs”. On a rétabli la balance.
Le thème est clairement musical, mais c’est le contexte sur lequel vous vous penchez… C’était une façon de raconter cette époque un peu bénie, la France championne du monde, le rayonnement de la culture française à l’étranger, le parfum naïf qui flottait dans la France post-98 ?
GF : Notre génération, toujours et encore ! Faut nous comprendre ! Ce n’était pas naïf, on a vécu ça, on a connu cette euphorie. On sortait du sida par la trithérapie, du chômage par la croissance venue d’une soi-disant “nouvelle économie” – qui était une économie comme les autres avec des capital-risqueurs fort versatiles – pour entrer dans ce que j’appelle les “3 Glorieuses”, 98-99-2000 et le premier semestre de 2001 pour user de métonymie ! Sur le rayonnement inutile d’en faire des tartines, quand tu rayonnes dans la langue des aéroports, c’est que tu passes trop de temps dans l’avion ! C’est d’ailleurs ce qu’on ne dit pas dans le doc : les aventuriers de la French Touch, ceux qui ont réussi, ont énormément voyagé sans rien voir du tout ! L’aéroport, le taxi, le club, hin und zurück. Tout ça avec des paroles – quand il y en avait ! – dans un anglais d’école élémentaire. On est loin de Piaf sur Broadway ! Plutôt dans une contribution à ce que Bizot a appelé la sono mondiale et qui est devenu une bande-son sans saveur et… la sono mondialisée plutôt que mondiale… Tout le travail du doc a été de remonter aux “racines du bien” pour antiphraser Dantec avec ces histoires d’amitiés parisiennes et versaillaises construites autour du plaisir de la musique. Et bien avant l’arrivée d’Internet !
JFT : Oui, c’est amusant de se rendre compte qu’à chaque “temps” contextuel de la French Touch, l’époque est autant productrice du son que les artistes aux manettes de leurs morceaux. Evidemment, le son FT est associé à 98 et la France qui gagne mais on démarre l’épopée avec la “fin du rock” au débuts des années 90, le passage de la rave au club dans la foulée, plus tard le 11 septembre 2001 qui coïncide avec l’attaque électroclash, l’avènement des réseaux sociaux à partir de 2003 avec le retour de la French Touch…
Le documentaire va des Daft à La Femme. En fait, le mouvement ne s’est pas arrêté au milieu des années 2000 comme on le dit souvent ?
GF : C’est vrai, la French touch ne s’arrête jamais, elle continue aujourd’hui avec toute une série de producteurs “successful” que je n’ai pas envie de citer. Disons juste que David Guetta, c’est souvent Iggy Pop à côté. Je parle de l’atroce son d’aujourd’hui qui se bastonne dans les médiums avec un sceptre d’Auto-Tune ! Le docu part de Motorbass et on finit sans finir, car ça continue, avec La Femme et Cracki, avec cette divine intervention de Brice Coudert qui “rêve d’avoir Motorbass” aux soirées Concrete. La boucle est bouclée, sans enfermer le récit avec un début (la vraie Touche française prend ses racines dans le jardin de Louis XIV) et une fin, car Madeon, Rone, The Blaze, Synapson et tant d’autres ont des carrières fulgurantes… Et tant mieux ! Ce qui est important, c’est de comprendre que chacun fait ce qu’il veut de cet héritage FT. Les Daft fascinent les uns, irritent les autres (moins nombreux) en tous cas, ils ont marqué l’histoire de la musique, ainsi que Garnier, Air, Vitalic et tous les autres, même ceux dont on parle moins comme Ark, Le Tone, Avril, sans parler de DJ Cam ou Grégory ! Mais l’idée de fonctionner par morceaux nous a induit à retenir des tubes ou, à tout le moins, des morceaux qui portaient en thème en eux-mêmes, comme l’expérimentation liée à Jackson, qui, en signant chez Warp, fait le lien entre l’avant-garde française de l’Ircam à tendance bruitiste et l’électro déviante d’Aphex Twin et Autechre…
JFT : Notre avis diverge un peu sur un point : pour moi la French Touch est aujourd’hui bel est bien morte. On fait le récit d’une quête. Plus que musicale, ça a été une quête d’appropriation de l’anglais, une quête d’attitude pop, de rêve américain, de liberté de création, d’exportation évidemment… J’ai l’impression que ces drapeaux on été plantés par la French Touch et que les artistes actuels bénéficient de cet acquis, consciemment ou non. Il y a évidemment plein de trucs intéressants produits aujourd’hui par les Français, mais ils sont passés à autre chose. D’où la volonté de ne pas lister de manière exhaustive dans le dernier épisode, les musiciens qui assument ou non l’héritage du mouvement.
Pourquoi avoir choisi de faire interpréter les tubes de l’époque par des groupes récents ?
GF : Au départ, c’est une idée du réalisateur Jean-François Tatin et j’étais contre ! Je trouvais qu’il y avait déjà beaucoup de musique originale (même si on parle de reprises) signée Chassol, qui est un génie, inutile de développer, et qui a en plus assuré des parties de clavier avec Phoenix, comme Rob ! Donc les groupes récents comme tu dis, c’est simplement pour montrer comment cette musique se transforme au sens de Lavoisier (“Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme”) Tu as Agar Agar, aux Bains-Douches, à l’heure du dernier coup de balai, “You Are My High”, c’est à tomber de beauté, image et son. Bisou de Saddam qui reprend “Flashback” aussi, assez fou, proche du son d’At The Drive In. C’est très varié, à l’image de la liberté créative totale que nous avons aujourd’hui. Le piano droit de Maxence Cyrin, au Lapérouse, qui reprend “Da Funk” avec une classe de gitan, jusqu’au beat…. Et Cagole Swagg, “La Marseillaise” de Chassol qui pourrait être la face B ou C d’“Aux armes etc”…
JFT : Oui, j’avais envie d’un télescopage de genres et surtout de voir comment ces « classiques » French Touch s’étaient intégrés dans un patrimoine musical plus global, sortir de la niche électro et vérifier si ça pouvait se jouer sur la plage ou dans le métro.