“Mozart au volant d’un monster truck”. C’est un poil abusif mais c’est ainsi que le Guardian qualifiait Prodigy en 1997, au moment de la sortie de Fat of the Land. Le groupe anglais était alors au sommet de la vague et dans l’oeil du cyclone à cause de la polémique autour du titre “Smack My Bitch Up” et de son clip hyperviolent en POV réalisé par Jonas Åkerlund. A cette époque, Prodigy, c’était des disques double platine, 20 millions d’albums vendus (record absolu pour la dance music), une présence dans le Guinness pour l’album qui s’est le plus vite écoulé… Des chiffres qui feraient vomir de plaisir Pascal Nègre aujourd’hui.
Dix-huit ans plus tard, le groupe mené par Liam Howett sort son sixième album, The Day Is My Enemy, et rien n’a vraiment changé. Bien sûr, le quatuor devenu trio (après le départ du danseur Leeroy Thornhill) britannique a pris quelques rides, mal dissimulées par des lunettes de soleil, mais niveau son, on reste en terrain connu. Miné, mais connu, avec ces mêmes basses crados et ces roulements avec le cymbal crash avant d’envoyer la sauce. “Changer ? Jamais.” Avec ses deux fraises dans la main, Liam Howlett est catégorique : “Tu peux évoluer, ajouter des choses, mais pourquoi tu voudrais changer ? Ça servirait à quoi ? Ce n’est pas notre job de nous réinventer. Ce qui nous intéresse, c’est de construire sur nos bases, écrire de meilleures chansons, continuer de composer des choses controversées et rebelles.”
Alors que le Royaume-Uni a vécu mille et une nouvelles tendances depuis les 90’s, le style de Prodigy n’a pas bougé d’un iota, ou presque. Inscrit dans le marbre, comme un pilier à peine érodé, toujours aussi violents, Liam Howlett et ses gars restent dans le même courant. Un peu chiant mais aussi rassurant.
Au moins, les Prodigy ne font un disque que quand ils ont quelque chose à dire. Complètement hors du rythme de la dance music et ses maxis (trop) calibrés, ils continuent à faire des albums. Et pas souvent. Tous les quatre ans en moyenne (six albums en 23 ans), ce qui accrédite leur statut de “groupe de rock de la dance music”.
Autant le dire tout de suite : leur nouveau disque n’est pas une révolution. Il ne vous retournera pas les tripes, ne fera pas monter votre MD et ne réinvente pas le big beat. De toute façon, les mecs ont déjà fait le taf. Ils ont mis des tartes dans la gueule à tous les kids des 90’s, et franchement, on ne leur voit pas d’équivalent actuellement. Qui referait le clip de “Smack My Bitch Up” aujourd’hui ? Et ne répondez pas Brodinski. La différence entre le clip de Prodigy et le copycat buccal de “Gimme Back The Night” est aussi grande qu’entre un soft porn de M6 et un boulard de Canal+.
La vraie question, c’est : à quoi sert Prodigy aujourd’hui ? A une époque où l’EDM et la deep house cheesy tiennent le haut du pavé dans les charts Beatport, où les résidents des clubs d’Ibiza font semblant de mixer, il devient difficile de trouver des artistes transgressifs, clivants, déviants ou n’importe quel qualificatif qui nous sorte de cette panade de geeks de studio politiquement corrects.
À part Richie Hawtin qui balance une enceinte à la gueule d’une groupie agrippée à son smartphone, il n’y a pas grand-chose qui dépasse aujourd’hui dans l’électro. Plus grand-monde pour se débrailler face à ces rangées de bonnets barbus qui dansent sans décadence. Dans un monde où l’on confond sapin de Noël et plug anal, où les doigts d’honneur sont floutés et les gros mots bipés, où chaque écart de conduite est surcommenté sur les réseaux sociaux, “être pro” est le nouveau “on va tout retourner”, une façon de rendre acceptable une scène qui se fait taper sur la gueule depuis 25 ans par les autorités. Au risque qu’elle devienne hyperconsensuelle, alors que les requins du show-biz montrent les dents. En relisant ses interviews avec Lou Reed, on ne peut pas s’empêcher de penser que Lester Bangs se serait tiré une balle au bout de cinq minutes d’interview avec Nicolas Jaar. New York, I loved you, but you’re bringing me down.
Alors oui, les Prodigy n’explosent plus les standards musicaux, mais leur rage a transcendé les genres. Oui, ils tournent en rond dans leur propre style, mais ils ont au moins le mérite de l’avoir inventé. Leur force, c’est de ne jamais avoir été intégrés à aucune scène, des électrons libres entre le rock, le hip-hop et la rave. “On porte l’esprit des scènes sur lesquelles nous nous sommes construits. The Bomb Squad, Public Enemy, les raves, le ska, le punk… C’est de là qu’on vient. On a une idée assez précise de ce qu’on est et de ce qu’on veut être. Et franchement, si tu attends quelque chose de différent, n’écoute pas Prodigy, il y a plein d’autres groupes ! Avec nous, tu sais à quoi t’attendre et tu vas l’avoir. C’est sûr et certain.”
Les Prodigy se foutent des modes et des étiquettes et tracent leur route, le plus souvent à part, même si la vraie-fausse compétition avec les Chemical Brothers a joué en leur faveur. “On a toujours été sur le côté, on n’a jamais voulu être une tête de gondole ou les porte-parole d’une quelconque scène techno ou rave.” Liam Howlett concède toutefois quelques évolutions, mais en tout début de carrière, entre le premier album, Experience (1992), plus druggy avec ses samples de dessins animés, et le second, Music for the Jilted Generation (1994) où apparaissent les sons plus violents, les beats et la rage qui feront la marque de fabrique du combo, comme sur “Poison” ou “No Good”. Un changement qu’il attribue à l’influence de deux albums, un de rock, un de rap : “Quand la scène rave a commencé à couler, au début des 90’s, on aurait pu se séparer mais on a décidé de continuer et de nous réinventer. On était à Los Angeles, je crois qu’on était partis tourner un clip, et on a entendu le premier album de Rage Against The Machine et The Chronic de Dr. Dre, qui venaient de sortir. En les écoutant, j’ai halluciné et je suis rentré en Angleterre avec des idées fraîches. Parce qu’à ce moment-là, tout ce qu’on écoutait, c’était des rave tapes de mecs comme Carl Cox.”
Pour autant, Howlett n’a jamais adhéré au côté engagé du groupe de Zack de la Rocha. “Je me foutais un peu de leur côté politique. Ce qui m’intéressait, c’était la mécanique du groove. Ça vient de mon côté hip-hop. Public Enemy, Bomb Squad, les Beastie Boys… Pareil, je n’étais pas vraiment touché par ce que disait Chuck D. Ce qui me branchait était beaucoup plus basique : le beat et l’attaque. Ce qui m’excite, ce sont les sons qui te rentrent dedans.” Quelques années après le Summer of Love anglais, les Prodigy prennent la dimension d’une décennie, les 90’s, marquée par Kurt Cobain et Tupac Shakur. Quand on leur parle de techno, de house, de Detroit, de Chicago, Maxim fait la moue : “On n’a jamais vraiment aimé la house music. Mais on reconnaît que les racines de la culture rave viennent de là. À l’époque, on allait dans quelques soirées house à Birmingham, mais bon…” Liam embraye : “Il y avait quelques DJs qu’on kiffait bien, genre Frankie Bones. Il amenait des beats auxquels j’étais déjà habitué dans l’électronique, ça me semblait plus intéressant que la musique de club pure. Elle n’avait pas le même groove.”
À part dans une scène rock dominée par les groupes à guitares, les Prodigy le sont aussi au sein une scène dance où les stars sont les DJs. Les Anglais ne goûtent d’ailleurs que modérément l’évolution de la scène électronique : “Depuis deux ans, la musique électronique s’est fait récupérer par le monde de la pop. Tous les sons sont devenus soft. Ça ne peut pas continuer, ça ne peut pas être que ça. Il y a une autre facette à cette pièce et c’est notre job de la mettre en valeur.” Après un trip aux Baléares l’an passé, les Prodigy sont revenus remontés. Le morceau qui va le plus faire parler sur ce nouvel album est titré Ibiza, un lynchage en règle des pseudo-DJs qui peuplent les booths de l’île. “On ne tape pas sur tous les DJs, seulement certains d’entre eux : les paresseux, précise Liam. Et on vient de la culture dance, donc on est légitimes pour parler de ça. Quand on est parti à Ibiza, on a vu des mecs fainéants être placés sur des piédestaux massifs. Il y a une différence entre Sven Väth et David Guetta, c’est ce qu’on voulait montrer.” Max tempère : “On ne veut pas mettre tout le monde dans le même sac, il y a des super DJs là-bas. Mais il y a aussi des mecs qui ne touchent même pas les platines. On a vu ce gars passer une mixtape d’une heure et faire semblant de jouer… Je peux faire la même chose avec mon téléphone !”
Quand on leur parle de certains de leurs compatriotes qui font avancer le schmilblick, des Boddika, Untold, Hotflush ou Swamp 81, Liam acquiesce mais n’est pas totalement convaincu : “C’est le meilleur côté de l’électronique actuelle. Ça me va. Mais franchement, il n’y a rien de nouveau. Le seul truc vraiment neuf ces dernières années, c’était le dubstep. Ça, c’était vraiment frais.” Max approuve : “On est pas mal sortis durant cette période, et c’était revigorant.” Stimulant mais pas suffisant pour les faire changer de style : “On a regardé ça avec un peu de distance, parce qu’on était entre deux albums. Mais à aucun moment, on n’a entretenu l’idée de faire du dubstep”, affirme Liam.
Et ils ont bien fait, vu comment la scène a tourné. “C’est malheureux, mais c’était à prévoir. Ce genre de culture est trop vite commercialisé aujourd’hui. Dès qu’il y a un peu de succès, les maisons de disques veulent leur part du gâteau. Ces courants underground n’ont aucune chance de durer, ils sont trop vite récupérés. Ce n’est pas grave, c’est comme ça que ça marche. C’est aussi une des raisons pour lesquelles nous restons collés à ce style. C’est quelque chose de consistant, de solide.” On y revient. Ils ont beau être conservateurs, les Prodigy sont les mauvais garçons utiles de la musique électronique. Des déviants salutaires dans un monde où les DJs ressemblent de plus en plus à des figurines Lego. Une attitude qui trouve ses origines dans leurs influences, le rock et du rap, deux genres qui ont une longue tradition d’outsiders, ce qui a fortement contribué à leur popularité. La violence du rap et les excès du rock ont fait de Tupac, Lou Reed ou Iggy Pop des icônes.
Qui pourrait prétendre à ce statut dans la musique électronique aujourd’hui ? Certainement pas les producteurs berlinois, dont la plupart sont aussi lisses que le trackpad d’un MacBook Pro. Alors que la scène dance music atteint sa maturité, qu’elle se démocratise au niveau mondial, que ses légendes vieillissent et que le business prend de plus en plus place, le risque du nivelage par le mou est bien présent. Et Prodigy, même si leur nouvel album use jusqu’à l’os une formule vieillissante, a fait plus de bras d’honneur dans sa carrière que toute une génération de beatmakers de chambre, prouvant s’il était besoin que la transgression reste la meilleure façon de lutter contre la standardisation.