Cet article est initialement paru en juin 2019 dans le numéro 222 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Le plan était pourtant bien ficelé. Les billets d’avion réservés, chaque trajet soigneusement calculé. Figure culte de la scène de Detroit, le DJ Terrence Parker devait enchaîner quatre shows en deux jours : deux à New York dans les quartiers de Brooklyn et Bushwick le soir du 16 novembre 2018 puis, à 5 800 km de là, deux autres à Paris et Lille, dans la nuit du lendemain. L’affaire ne semble pas terroriser Terrence Parker. Du haut de ses 51 ans, dont bientôt trente-cinq derrière les platines, il a déjà dû plusieurs fois enchaîner en un temps record des sets disséminés aux quatre coins du monde. Sauf que ce jour-là, rien ne se passe comme prévu. « Je peux gérer beaucoup de choses, mais je ne peux pas gérer la météo », se défend aujourd’hui le DJ, rappelant que son planning était « ambitieux, mais logistiquement faisable. » Le 16 novembre en question, le temps n’est effectivement pas très clément sur New York. « À peu près 30 centimètres de neige », selon l’intéressé. S’il arrive à honorer ses deux sets dans la Big Apple, Terrence Parker ne parvient pas à trouver un taxi pour l’emmener à l’aéroport à temps. « Il y avait des embouteillages, tout était au ralenti à cause de la neige. Quand je suis enfin arrivé, il était trop tard. » Encore raté.
Il n’a même pas osé nous appeler pour nous dire qu’il ne venait pas. Nous l’avons attendu deux heures à l’aéroport.
Marcos Beverina
Rends l’argent
Car cette histoire a un goût de déjà-vu. Ce n’est pas la première fois que le « Telephone Man », surnom dont Parker a été affublé pour son habitude à mixer avec un combiné téléphonique en guise de casque, ne tient pas ses engagements. Depuis quelques années, l’annulation de dernière minute est devenue sa signature. À tel point que, sur les réseaux sociaux, la grogne des organisateurs d’événements commence à se faire entendre.« Il n’a même pas osé nous appeler pour nous dire qu’il ne venait pas. Nous l’avons attendu deux heures à l’aéroport », explique Marcos Beverina, fondateur du club COUP à Buenos Aires. C’était en août 2018. Un mois plus tôt, la même scène se déroulait au Kilo Lounge de Singapour. « Je n’arrive pas à y croire, je me suis moi aussi fait avoir », commentait Yeo, sa programmatrice, dans un message d’avertissement aux autres promoteurs posté en ligne.
Car le vrai problème est, que malgré son absence, Terrence Parker encaisse systématiquement en avance les cachets de ses prestations. Pour ses sets annulés à Paris et Lille en novembre dernier, le DJ a touché 1 800 et 2 500 euros. La suite se rejoue chaque fois à l’identique par échange de mails ou sur WhatsApp : des bookers qui réclament à juste titre le remboursement de leurs avances, Terrence Parker qui temporise en annonçant qu’il va payer dans les jours qui viennent, et l’argent qui ne vient pas. Évidemment, la tension grimpe à mesure que les mois passent. La réputation du DJ, dont les productions ont fait les belles heures des prestigieux labels 430 West (Octave One), Planet E (Carl Craig) ou Trance Fusion (Kevin Saunderson), chute de plus en plus bas. Il s’explique, un peu gêné : « Je dois reconnaître que j’ai fait de mauvais choix dans ma gestion de tout cela. Aujourd’hui, j’ai une longue liste de personnes que je dois rembourser une par une. Ça fait deux ans que je ne travaille que pour payer les factures. Dès que je gagne de l’argent, je dois le reverser à quelqu’un d’autre. »
Je me suis retrouvé dans une situation où je devais de l’argent, mais je ne pouvais plus gagner ma vie afin de rendre cet argent.
Terrence Parker
Comment ce doyen de la scène s’est-il retrouvé dans cette situation ? À l’écouter, tout a commencé en 2015. Cette année-là, le père de Terrence Parker est victime d’une grave attaque cardiaque. Aux urgences, les chirurgiens doivent intervenir à cœur ouvert pour remplacer la valve aortique, par laquelle circule une bonne partie du sang. L’opération est un succès, mais l’épisode pousse le DJ à annuler une série de dates afin de rester au chevet de son père, qui ne se remettra jamais totalement.
Début juin 2018, la santé de ce dernier se dégrade de nouveau. Le 12 janvier dernier, alors que son fils mixe à Philadelphie, il est victime d’une seconde attaque cardiaque qui nécessite de nouveaux soins. Là encore, Terrence Parker choisit d’annuler certains engagements pour rester auprès de sa famille. Ce qui ne l’empêche pas d’encaisser parfois, délibérément, les cachets. « Pour être honnête, j’avais annulé tellement de shows que j’avais perdu une grande partie de mes revenus. J’avais vraiment besoin d’argent à ce moment-là », explique-t-il. Le DJ se retrouve alors pris en tenaille. D’un côté, les bookers qu’il doit rembourser ; de l’autre, ceux qui préfèrent annuler sa venue à leurs événements, de crainte d’être floués à leur tour. « Je me suis retrouvé dans une situation où je devais de l’argent, mais je ne pouvais plus gagner ma vie afin de rendre cet argent. Je suis tombé en dépression. À un moment, j’ai voulu arrêter complètement la musique. » Dans ce contexte, l’opportunité d’enchaîner quatre dates en seulement deux jours semblait être une bonne occasion pour éponger une partie des dettes. C’est en tout cas ce qu’affirme Terrence Parker.
Catch me if you can
Une version qui ne convainc pas tout le monde. Le 13 mars dernier, les bookers des événements prévus à Paris et à Lille ont décidé de s’unir pour porter plainte. Selon eux, Terrence Parker n’aurait jamais envisagé de venir en France pour son marathon de DJ sets. La nuit en question, des témoignages font état d’une météo certes enneigée, mais bien loin des 30 centimètres évoqués ou d’une quelconque paralysie du trafic. Et certains amis des bookers français ont assisté à New York à la seconde date du DJ. Ils l’auraient vu jouer plus longtemps que prévu et quitter le club au petit matin sans aucune précipitation, visiblement peu inquiet à l’idée de rater son avion. Enfin, selon les organisateurs, Terrence Parker n’aurait annoncé avoir manqué son vol qu’au dernier moment, lorsqu’il était impossible de reprendre un autre billet que les Français étaient prêts à lui payer. Il est aussi troublant de constater que, dès 2014, avant que la santé du père de Terrence Parker ne se dégrade, certains bookers mentionnaient déjà la tendance du DJ à ne pas tenir ses engagements. La même année, Terrence Parker avait d’ailleurs lancé une cagnotte sur la plateforme de crowdfunding Indiegogo, demandant à ses fans de l’aider à financer sa prochaine tournée. Preuve que la situation était déjà délicate. « À cette époque, un sponsor qui devait prendre en charge ma tournée m’a lâché au dernier moment. J’ai dû faire toutes les dates en payant de ma poche. À la fin de la tournée, j’étais fauché. Je ne pouvais plus payer les avions pour me rendre aux shows de ma tournée suivante », justifie-t-il.
Difficile de savoir si Terrence Parker est un escroc patenté ou un DJ qui peine à gérer ses affaires correctement. La justice française penche pour la seconde option. Le parquet a classé sans suite la plainte pour escroquerie déposée contre Terrence Parker, estimant que l’intention frauduleuse requise pour l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée. En gage de bonne foi, l’artiste a depuis proposé un échéancier de remboursement aux organisateurs, mais les paiements n’ont pas été effectués. En attendant de régler ses dettes, le Telephone Man ne peut s’empêcher de trouver la vie amère en voyant certains jeunes DJs brasser des millions en enchaînant les festivals. « Les pionniers ont beaucoup aidé cette génération à émerger. Je trouve ça triste que les choses soient si compliquées pour nous maintenant », soupire-t-il avec nostalgie. À l’écouter, il n’est pas le seul dans cette situation. « J’en discutais récemment avec un ami DJ. Je ne mentionnerai pas son nom, mais il me confiait qu’il faisait face aux mêmes problèmes. » Terrence s’arrête un moment, titillé par l’envie d’en lâcher plus : « Je peux juste dire que c’est un très très gros artiste. »
