Cet article est initialement paru en décembre 2019 dans le numéro 227 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
Par Alice Hérait
C’est une marée humaine dans laquelle on aperçoit des petits drapeaux arc-en-ciel et des perruques fluo. À l’approche de la station Taipei City Hall, point de départ du cortège, des rames de métro bondées laissent entrevoir un personnel interloqué par l’ampleur de l’événement, qui tente tant bien que mal de réguler le flux de voyageurs. Cette année, Taïwan a vu les choses en grand : plus de 200 000 personnes sont venues participer à la 17ème édition de la Taïwan Pride. Un chiffre nettement en hausse par rapport aux 130 000 marcheurs de l’édition 2018, et bien loin des 500 manifestants rassemblés lors de la première Gay Pride du pays, en 2003.
À la sortie du métro, il suffit donc de suivre le flux de personnes pour atteindre le point de départ du cortège qui défile sur une route à quatre voies : deux pour la Pride et deux pour les voitures. Malgré les appels des associations organisatrices, qui ont prévu l’ampleur inédite de cette édition 2019, la mairie de Taipei a pour la première fois refusé de couper le boulevard à la circulation. Faute de mieux, des centaines de volontaires – parfois en petite tenue – ont donc étaient dispatchés pour réguler la circulation, juste à côté des voitures qui frôlent dangereusement le cortège.
Dans la foule, un groupe d’hommes japonais, la cinquantaine, arborent une tenue tout en cuir. Certains sont d’ailleurs peu couverts : « Nous sommes venus pour le cuir ! » s’exclame Munizai, qui dit venir chaque année à Taipei pour la Pride. « Chez nous, au Japon, la scène LGBT est plus diversifiée, notamment pour les femmes. Mais à Taïwan, ils ont la plus grosse Pride d’Asie et leurs droits sont plus développés ! » C’est sans doute ce qui explique l’attraction qu’exerce cette Pride. Dans le cortège, au milieu des costumes traditionnels coréens, des kimonos ou des tenues de Geisha, les bannières arc-en-ciel sont accompagnées de drapeaux de tous les pays d’Asie.
À l’exception très nette de celui de la République populaire de Chine. « La communauté LGBT soutient Hong Kong », peut-on lire sur la pancarte d’un homme torse nu, arborant le masque chirurgical symbolique de la révolte. « Il n’y a pas de lien direct entre la fierté LGBT et ce qui se passe à Hong Kong. Sauf que les deux combats sont des luttes pour les droits humains », revendique Lin, qui brandit un panneau sur lequel est écrit : « Les homos soutiennent la démocratie, la démocratie soutient les homos ! ». « Aux vues de ce qui se passe là-bas, précise-t-il, on peut remettre en question notre proximité avec la Chine, craindre que ce qui se passe à Hong Kong arrive à Taïwan. »
Mandopop et mariage pour tous
Le 17 mai 2019, Taïwan a été le premier pays d’Asie à légaliser le mariage pour les personnes du même sexe. Cette évolution sociale est loin d’être anodine, car le gouvernement taïwanais fait du développement des droits humains un véritable outil de soft power pour se démarquer de son voisin chinois. À Taïwan, face au gouvernement de Pékin qui voudrait asseoir son autorité sur l’île, les luttes pour les droits LGBT se sont souvent mêlées à celles de toutes les minorités, celles pour la démocratie, voire même celle pour l’indépendance. Mais malgré la légalisation du mariage pour tous, la communauté LGBT est loin d’avoir gagné la bataille au niveau local.
Pour s’en rendre compte, il suffit de jeter un œil aux chiffres du référendum de novembre 2018 : 67 % des votants se sont prononcés contre la modification du Code civil pour ouvrir les mêmes droits sur le mariage aux couples du même sexe, et contre l’éducation pour l’égalité des genres dans les programmes scolaires, pourtant en vigueur depuis 2004. Dans les faits, les couples homosexuels ne bénéficient donc pas des mêmes droits face à l’adoption et aux mariages binationaux que les couples hétérosexuels. Ce qui explique pourquoi dans le cortège, nombreux sont les chars affichant des slogans révoltés, tantôt pour défendre l’éducation à l’égalité des genres dans les écoles, tantôt en faveur des familles homoparentales, le tout rythmé par d’énormes enceintes diffusant les morceaux de Jolin Tsai, icône gay locale et star de la mandopop, pop locale chantée en mandarin.
« En 2020, on vote Tsai Ing-wen ! », peut-on aussi entendre dans les enceintes des militants de la Taiwan Tongzhi Hotline, illustre association de la cause LGBT et principale organisatrice de cette édition 2019. L’association a établi une gigantesque scène au pied du palais présidentiel pour accueillir le cortège. Cette Pride est la toute dernière avant les élections présidentielles et législatives qui auront lieu le 11 janvier prochain. L’occasion d’un ultime tour de piste avant la bataille des urnes qui opposera d’un côté les progressistes défendant le gouvernement de la présidente Tsai Ing-wen et plaidant pour un Taïwan plus indépendant de la Chine, et de l’autre, les conservateurs favorables à un rapprochement avec Pékin et fervents défenseurs du Kuomintang, le parti nationaliste chinois.

Pose made in Taïwan
Le cortège prend fin, mais les festivités ne s’arrêtent pas là. Comme chaque année, la fierté LGBT est à l’honneur tout le week-end. Les événements ont d’ailleurs commencé la veille avec une Transpride inédite dans le pays et qui a rassemblé plus de 1 000 participants. Le lendemain, des réunions d’information pour les familles sont venues compléter un Rainbow Market des entreprises LGBT friendly. Après la longue marche du samedi, qui a pris fin vers 18 heures, les festivités ont repris vers 23 heures avec des soirées à thème LGBT. Celle dont tout le monde parle est nommée Pose en référence à la série du même nom racontant la scène ballroom et le mouvement voguing, originaire de Harlem à New York.
Dans la file d’attente à l’extérieur de la boîte accueillant la soirée, un jeune taïwanais ayant passé du temps en France explique : « Je ne pense pas qu’il y ait de scène propre à Taïwan. La scène LGBT est simplement inspirée des États-Unis pour l’instant. Nous avons tout juste quelques pop stars comme Hush, A-mei ou Jolin Tsai, devenues des icônes gay après avoir fait leur coming out ou avoir exprimé leur soutien à la cause LGBT. Un peu comme Dalida chez vous ! » À l’intérieur de la discothèque, les drag queens présentes pour le show sont quasi exclusivement étrangères. Le public ne fait pas non plus exception : un bon quart de l’audience vient apparemment de pays occidentaux.

Un spectateur britannique s’exclame : « C’est super qu’il y ait ça ici ! Mais on est encore très loin de la scène londonienne ! » Mais peut-être pas tant que ça de la scène parisienne. À deux pas de là, dans le célèbre quartier de Ximending, un bar gay fera peut-être office d’after pour les plus fêtards de la Pride de Taipei. Son nom ? La Café Dalida.