Tel Candide de Voltaire, le producteur de Birmingham construit empiriquement son histoire, une linéaire somme d’additions qui lui laissent le temps de progresser à son rythme, malgré un succès instantané. En effet, le recul qui lui est offert dans la pourtant grande Birmingham est sans commune mesure avec la hype qui lui serait irrémédiablement tombé dessus dans une capitale comme Londres. À l’occasion de ce nouvel album sous son légendaire pseudo Surgeon, une étape est manifestement de nouveau franchie, et nous sommes heureux d’avoir pu nous en entretenir avec lui depuis sa jungle mawaiienne favorite. Rencontre avec le chirurgien de la techno qui, tel le Dr Thackery de la série The Knick, est plus concerné par la recherche et le goût du risque que les sciences appliquées.
Trax : Salut Anthony, tout d’abord, il paraît que tu ne voulais pas trop nous parler technique et machines ?
Surgeon : Tu sais, comme beaucoup de gens de la scène techno, aux débuts, je faisais avec les moyens du bord. Personne n’avait encore édicté que telle ou telle machine était la meilleure pour telle ou telle sonorité, le travail en amont était très personnel et improvisé. Aussi, pendant des années, la plupart des producteurs de techno qui avaient réussi à percer pensaient peut-être que leur succès venait de leur son, de leurs astuces de studio, et c’est certainement en partie vraie, peut-être même plus pour certains que d’autres. Ils gardaient donc jalousement leurs secrets, soucieux de ne pas diluer la magie de manière incontrôlable. J’ai certainement moi-même été dans ce cas. Mais ayant passé des années à bosser avec Ableton au point d’avoir contribué à son essor, au bout du compte, je privilégiais un outil visant à unifier et homogénéiser les techniques de productions. Alors, même si j’ai souvent associé cette technique à des machines analogiques dans mon studio, lors de la sortie de mon précédent album, je ne voyais plus trop d’opposition à ouvrir le livre de mes « secrets » à ceux que cela intéressait.
Et ils furent nombreux !
Oh que oui, ça n’a pas manqué ! Il a suffit d’une interview et la boite de Pandore était ouverte. Mais avec le recul, j’ai réalisé que c’était un mauvais calcul, une sorte de trompe l’œil. Ce n’est pas que je veuille dissimuler mes techniques, mais mon objectif est avant tout que ce monde accueille plus de bonne musique, et ce n’est manifestement pas la technique qui fait les musiciens, le flux incessant de techno musicalement anonyme en étant la parfaite illustration. Donc, si je dois parler de ma musique et que cela doive avoir un sens, je préfère aujourd’hui aborder d’autres sujets.
“Mon objectif est avant tout que ce monde accueille plus de bonne musique, et ce n’est manifestement pas la technique qui fait les musiciens.”
D’autant plus que ces discussions technico-techniques ont souvent pour effet de cloisonner la discussion à une techno qui est loin d’être la source unique de ton inspiration.
Si j’avais attendu la techno pour m’intéresser à la musique, mon adolescence aurait été un peu triste ! La techno est évidement une musique qui me stimule et me passionne, mais j’écoutais de la musique électronique bien avant, et pas que. Avec Can, Faust, This Heat, Throbbing Gristle, j’étais très jeune passionné par des musiques que tu dois aller chercher, pas les trucs pop que tous tes potes écoutent.
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Peut-on dire que Birmingham était une bonne ville pour ça ?
Comment dire… Déjà je ne viens pas de Birmingham mais d’une petite bourgade voisine. Mais quand je suis arrivé à Birmingham pour mes études, c’est sûr que les gens y étaient moins obsédés par le fait d’être à la mode que dans une ville comme Londres, il y avait beaucoup moins de pression sociale. Birmingham est une ville à la sinistre réputation industrielle, mais c’est une ville plutôt calme, où la vie culturelle est libre, peut-être parce qu’elle ne constitue pas la priorité. Tu y as également le sentiment d’avoir le temps. Je sais que c’est une notion un peu abstraite, mais je ne me suis jamais senti obligé de me trouver dans une case, mon instinct y a rarement été contrarié et j’y ai rencontré tant de personnes qui m’ont ouvert l’horizon.
Une de ces personnes, sinon la personne principale, semble avoir été Mick Harris.
Oui, dès mes premiers groupes, c’était difficile de définir le genre musical que nous produisions. Ça semble une constante de la scène musicale locale de l’époque, que ce soit Pram et son dub indie lounge tropical dépressif (…) ou Napalm Death qui inventait une sorte de métal tellement unique qu’il nécessitait un nouveau nom à lui tout seul, jamais qui que soit ne semblait intéressé par commencer l’histoire par sa fin. Tout le monde collaboraient un peu avec tout le monde, et tout le monde trainait ensemble car on savait tous que chacun d’entre nous était dépositaire d’une culture bien plus large que celle qu’il avait eu le temps d’exprimer. Mick était bien sûr de ceux là, un puit de science qui m’a profondément marqué et donc aidé. Je ne peux pas dire que j’étais fan de la musique de son groupe, Napalm Death, ni de métal en général, mais nos échanges allaient bien au delà de ça.
“Tout le monde trainait ensemble car on savait tous que chacun d’entre nous étaient dépositaires d’une culture bien plus large que celle qu’il avait eu le temps d’exprimer.”
Comment percevais-tu le fait que cette légende consacre autant de temps à un petit jeune comme toi ?
Franchement, je n’ai jamais pensé à notre différence d’âge, et je n’intégrais pas vraiment non plus vraiment le fait qu’il soit une rockstar. C’était juste le gars le plus passionné de musique que je connaisse, quelqu’un qui me faisait remettre en question tout ce que je savais à chacune de nos discussions. C’est une des premières personnes que j’ai rencontré qui connaissait la techno, c’était déjà un passionné ! Je me rappelle un jour où il vient me voir et me dit : « Tiens, prends ça, je pense que c’est ce dont tu as besoin en ce moment », en m’offrant un CD de Miles Davis ! C’est quelqu’un de très généreux et très empathique, malgré l’image de sauvage métalleux qu’il peut avoir.
Même si ce n’est peut-être pas ce que les gens ont le plus reconnu, vous avez maintes fois collaboré.
Oui, et nous le ferons sans doute encore, mais ce que les gens ont peut-être du mal à percevoir, c’est que si son influence sur la scène techno n’est manifestement pas énorme, son nom y a attiré beaucoup de monde, et j’en ai moi-même bénéficié ! Et puis son projet Scorn est un de ces merveilleux liens entre plusieurs mondes, ambient, dub, indus, electro, drone, post punk, etc…
Scorn, c’est également sous forme de clin d’œil le lien avec une de tes plus grandes influences musicales, non ?
LA plus grande influence oui, et pas que musicale ! Enfin, si tu fais référence à Coil bien sûr. J’ai découvert ce groupe en 1986 avec Horse Rotovator et n’ai depuis cessé de les écouter. Leur musique à un caractère que je peine à définir, peut-être « magique » ? Quand j’écoute leur musique, j’ai littéralement l’impression que des informations, énergies ou je ne sais quoi me sont transmises, physiquement. Ils ont développé un univers qui se matérialise quasiment concrètement à toi et autour de toi lorsque tu les écoutes.
“Je pense que si ma musique a un message, c’est bien celui-ci, […] que l’art doit résister au conformisme et toujours considérer et rechercher les voies alternatives.”
Je crois me souvenir avoir lu ou entendu Peter Christopherson (membre fondateur) affirmer que Coil s’inspirait de l’idée que la musique se présentant comme divertissement était une notion extrêmement récente, qu’elle avait auparavant toujours eu une fonction rituelle et sociale, une fonction à laquelle ils désiraient romantiquement revenir. Je pense que si ma musique a un message, c’est bien celui-ci, cette idée de conscience sociale, un témoignage que j’espère inspirant, que l’art doit résister au conformisme et toujours considérer et rechercher les voies alternatives.
Ce qui est très marquant chez Coil, c’est également ce son si unique et immédiat, comme si toute leur discographie était passée par un plug-in « Coil », un peu comme Aphex Twin.
On peut effectivement en avoir cette perception, mais je ne pense pas que ce soit si lié à la technique. Ce qui fait la force et la profondeur de leur musique, c’est toute la culture et la curiosité qu’ils y ont mis en amont, comme dans la production, et je ne parle pas que de la force d’évocation, c’est vraiment un phénomène physique. Coil, c’est comme une passerelle psychique vers une bibliothèque inaccessible, c’est donc une démarche de générosité, et je crois avoir des aspirations similaires, découvrir de nouvelles voies et les ouvrir à mes auditeurs.
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Donc, quand tu samples un remix de Scorn par Coil sur « Screw The Roses » ou empruntes leur vocabulaire sur « Force + Form » tu es également dans une démarche pédagogique.
Bien sûr, mais tout ce que je fais a en partie cet aspect. Mes DJ sets en sont l’illustration absolue : chacune de mes performances est unique car dans un lieu et un temps différent. Mon boulot consiste d’abord à comprendre mon public, trouver un langage commun avant de pouvoir enfin leur proposer ce que je considère, sur le moment, être ce qui leur serait le plus bénéfique, à un niveau plaisir, mais je l’espère également plus profond.
Justement, après plus de 25 années dédiées à la musique, comment t’influence-t-elle encore ? As-tu, à l’instar de nombreux producteurs, vu une certaine distance s’installer entre elle et toi ?
Si tu parles de ma mélomanie, je pense effectivement avoir eu une période où je n’écoutais plus vraiment de musique pour le plaisir, une sorte de glissement invisible. Ça s’est accru quand j’ai eu mon show radio sur Rinse FM : j’avais l’impression de me confronter à beaucoup de musique, mais il y avait cet aspect fonctionnel de recherche de contenu. Ça prenait tout mon temps, beaucoup trop ! C’est pourquoi j’ai arrêté. Depuis, j’ai retrouvé ce simple mais nécessaire plaisir de l’écoute innocente, et le fait que j’ai déménagé un peu en dehors de Birmingham, à la campagne, aide beaucoup. On a une autre perception du temps à la campagne, les choix de l’emploi de ce temps est plus mesuré car moins réactif, tu es moins sollicité et tes initiatives sont les tiennes. Là, je profite vraiment de mes disques et c’est forcément une source d’inspiration.
“Mon boulot consiste d’abord à comprendre mon public, trouver un langage commun avant de pouvoir enfin leur proposer ce que je considère, sur le moment, être ce qui leur serait le plus bénéfique.”
Ta musique semble effectivement avoir pas mal évolué récemment.
Je ne sais pas si c’est si récent, mais ce nouvel album est effectivement un pas hors de ma zone de confort. Déjà, j’ai pas mal bouleversé mes techniques de productions qui étaient essentiellement centrées autour de l’ordinateur. Mais j’en ai eu marre : je maitrisais tellement bien mon processus que je n’arrivais plus à me surprendre. Mon travail avec Jamie (Blawan) au sein de Trade m’a ouvert à des approches qui ne m’étaient pas familières, j’ai décidé d’intégrer ces techniques à mon processus.
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Tu parles des synthés modulaires ?
Oui, mais également de la notion d’improvisation. Au début, la mode du modulaire me semblait un peu trop geek, et je n’avais pas vraiment la patience pour m’y aventurer. Mais Jamie avait l’air de tellement s’éclater que je me suis fait violence, il m’a aidé à trouver par où commencer, mais le plus important, c’est que le plaisir que j’ai trouvé dans nos improvisations live constitue ma plus grande révélation récente. Jamais je n’aurais imaginé que ce caractère « sans filet » allait devenir ma plus grande source d’excitation ! Depuis, j’intègre le modulaire à mes DJ sets, et tous mes prochains lives devraient se passer d’ordinateur pour complètement partir dans l’impro.
“Au début, la mode du modulaire me semblait un peu trop geek. Mais Jamie (Blawan) avait l’air de tellement s’éclater que je me suis fait violence, il m’a aidé à trouver par où commencer.”
Le son et les histoires que racontent ton nouvel album semblent effectivement découler de ces démarches.
Effectivement oui, mais ce disque reste en partie mystérieux, même pour moi. J’ai été pas mal surpris par le résultat et suis encore dans une phase d’appropriation. Mais il m’a paru suffisamment intéressant, même si je ne le maîtrisais pas encore tout à fait.
Tu veux parler du concept ?
C’est à dire que lorsque je produis, le niveau d’intention est clair, mais le produit n’est jamais prédéfini. Je ne cherche pas à reproduire fidèlement une idée, mais je mets en œuvre des moyens cohérents, du moins je l’espère. C’est pareil avec le label : je ne sors que ma musique, je ne suis pas de ces labels qui sortent régulièrement des maxis plusieurs fois par an. Après avoir enregistré un disque de Surgeon, je sais instinctivement si je le publierais moi-même ou non, mais pas avant de l’avoir produit. Et c’est pareil pour l’artwork et le design, ça intervient vraiment en bout de chaine. L’intention et l’instinct, c’est un peu mon modus operandi.
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