La dernière fois que Trax avait rencontré Emel Mathlouthi, c’était à l’occasion de la sortie de son second album – Ensen. La chanteuse tunisienne troquait alors sa folk dissidente pour une musique électronique sombre et ésotérique. Le monde la connaissait comme une musicienne engagée, dont les paroles avaient résonné auprès des foules du Printemps tunisien. Nous, nous découvrions une artiste émancipée, curieuse et déterminée à quitter le confort des arpèges en gammes mineures auxquels les artistes nord-africains sont souvent cantonnés.
Changer de langue pour trouver sa voix
En 2016, Emel Mathlouthi opérait le premier virage radical de sa carrière en adoptant une musique électronique plus expérimentale. À l’époque, l’artiste tunisienne faisait déjà part de sa difficulté à entrer dans les cases qui lui étaient réservées. « Quand tu chantes en arabe, on s’attend forcément à ce que tu joues de la world-music », nous révélait-elle à la sortie de son second album. En s’entourant de pointures telles que Valgeir Sigurdsson et Amine Metani, la musicienne offrait un son inédit fait de confrontations violentes entre traditions nord-africaines et production digitale. Avec Ensen, Emel Mathlouthi se trouvait là où personne n’attendait une musicienne Tunisienne : au cœur d’un trip-hop inventif, mystique et raffiné. Loin, très loin de la musique folklorique.
Toujours déterminée à définir elle-même la teneur de sa musique, Emel revient aujourd’hui avec Everywhere We Looked Was Burning : un dix-titres épatant qui l’éloigne encore plus du chemin qui lui était tracé à l’origine. Outre une atmosphère bien plus épurée, la musicienne enterre ses rythmes tunisiens sous des nappes de synthétiseurs et chante, pour la première fois, la majorité des titres en langue anglaise.
« Cela faisait des années que je pensais à écrire un album en anglais », nous révèle la chanteuse qui avait, aux premières heures de sa carrière, bâti sa technique vocale sur des reprises de Joan Baez et de Leonard Cohen. C’est d’ailleurs sa version de “Fall in Light”, avec laquelle Emel ouvrait ses concerts lors de sa précédente tournée, qui la pousse à sauter le pas à son retour au studio : « J’éprouvais de la nostalgie pour ma façon de poser mon chant en anglais. C’est une toute autre manière de m’exprimer et d’interpréter ma musique ».

« Après deux albums en dialecte tunisien, j’ai senti que c’était là que je voulais me trouver musicalement », reprend-t-elle. Se réapproprier sa carrière était l’un des désirs qui ont donné naissance à ce nouvel album : « Quand on arrive d’un pays qui n’est pas européen ou américain, le regard de l’Occident nous définit déjà et c’est injuste. Cela nous dérobe la possibilité de nous définir nous-même, d’être libre de se chercher, de dérouter ou de changer de direction. Je veux casser ces stéréotypes pour être en capacité d’affirmer ma culture telle qu’elle est : diverse et complexe, pas unilatérale ». Plus qu’un simple choix artistique, composer en anglais était un nouveau parti pris politique mais aussi un véritable défi : « Je ne voulais pas écrire des choses banales. Je voulais m’approprier l’anglais pour m’y exprimer aussi librement qu’en arabe ». Pour y parvenir, Emel Mathlouthi a dû revoir toutes ses habitudes de création. Celle qui entrait jadis au studio armée de dizaines de titres écrits au préalable a cette fois pris le temps de lire, de méditer et d’expérimenter pour trouver « [ses] mots et [son] propre son ».
Un nouveau processus
En 2011, quand Emel entrait pour la première fois en studio pour enregistrer Kelmti Horra – son début tonitruant – la chanteuse était arrivée avec une vingtaine de textes rédigés en dialecte tunisien. Des chansons fortes composées à partir de 2006, année de son premier exil à Paris. La production de ses deux premiers disques s’était ainsi concentrée sur l’arrangement musical de ces textes. Pour Everywhere We Looked Was Burning, en revanche, la musicienne a dû apprendre à partir du néant. « Il n’y avait que deux anciens textes que je tenais absolument à avoir dans cet album – “Merrouh” et “Ana Wayek”, les deux seuls que je chante en Arabe – pour tout le reste, j’ai dû reprendre le processus depuis le départ ».
Elle s’est donc d’abord isolée, pendant un mois, dans une maison spacieuse de la campagne new-yorkaise. Seule au milieu de la nature, elle commence par se recharger : « Je lisais beaucoup, notamment de la poésie anglo-saxonne car je voulais développer mon langage poétique, se souvient-elle. Avec ma guitare et mes machines, j’ai commencé par émettre des idées, enregistrer des boucles, composer des débuts de mélodies ». Travaillant à l’instinct sans dissocier l’écriture de la composition, la chanteuse laisse libre cours à son imagination sans réellement savoir où tout cela la mènera.
« Mes premières idées gravitaient autour des thématiques de l’exode, de l’émotivité, de la perte de repères et de la maternité », confie-t-elle. Cette première résidence pose les bases de ce nouvel album et de quelques-uns de ses titres les plus saisissants comme “Rescuer” ou “Womb”. Ensuite, comme à son habitude, Emel a parcouru le globe. Elle se rend dans les studios de Old Soul, aux cotés de Steve Moore et Ryan Seaton avec qui elle s’essaie aux Korgs, aux pédales de reverbs, modulaires et autres machines savantes. Avec eux, elle pose l’atmosphère globale du disque : une musique proche de l’ambient avec des mélodies orchestrales marquées et des rythmes de transe fascinants. Entre sérénité et inquiétude, c’est ici que l’âme d’Everywhere We Looked Was Burning prend forme.
Mais c’est en collaborant avec ses musiciens les plus proches que fleurit le propos de cet album : « En se retrouvant, avec Amine Metani et Karim Attoumane, nous avons décidé de collectionner des samples de la nature : des bourrasques de vent, le bruit des vagues, le crépitement d’un feu de bois… Et ça a été une révélation ».
La voix d’une Terre qui brûle
Alors qu’Everywhere We Looked Was Burning s’annonçait comme un album particulièrement intime, il n’aurait pas été un disque d’Emel Mathlouthi sans une véritable portée humaine et politique. Et quand bien même la Tunisienne aurait tenté de taire sa sensibilité, celle-ci lui revint en pleine face sous la forme d’une prise de conscience écologique. « Depuis la naissance de ma fille, je me suis sentie de plus en plus connectée à la nature, développe-t-elle. Je ressens toujours le besoin de me ressourcer près de l’océan ou au milieu d’une forêt. Quand on a commencé à creuser cet aspect, j’ai tout de suite su que l’on avait trouvé le fil rouge de cet album ». En réfléchissant aux enjeux climatiques et à l’urgence d’agir, Emel Mathlouthi trouve l’inspiration pour achever son disque et lui donner du sens.
« Devenir parent nous apprend le sens des responsabilités. Quelle direction offre-t-on à cet enfant ? », s’interroge Emel. « C’est alarmant de prendre conscience que nous laissons un monde en proie à la destruction à des êtres pleins de vie qui comptent sur nous. C’est pour cela que j’ai voulu rendre hommage à notre Terre et poser un constat inquiet ». Et ainsi, Emel créa Everywhere We Looked Was Burning, la bande-son d’une débâcle environnementale dans laquelle la Terre pleure, hurle de douleur et riposte à coups de kicks musclés et de percussions chaotiques. « The hours are getting late », chante-t-elle dans le titre éponyme qui clôt l’album sur un bruit de clocher qui laisse pensif. À l’image de ce détail, Everywhere We Looked Was Burning est un disque infiniment poétique dans lequel aucun choix n’a été laissé au hasard et qui – au-delà d’affirmer Emel Mathlouthi comme une artiste parmi les plus surprenantes de la scène électronique – suscite une prise de conscience aussi nécessaire qu’inévitable.
Alors que la chanteuse reprend la route pour présenter cet album en Europe et aux Etats-Unis, elle affirme avoir l’impression de se « rapprocher de plus en plus [d’elle-même] » : « Toute notre vie, nous essayons de nous chercher, de retrouver notre essence. On n’est pas soi-même, il faut le devenir et cela n’a pas toujours été si évident pour moi. Avec ce disque, je pense enfin avoir trouvé ma direction ». Et lorsqu’on lui parle de l’avenir, Emel hésite à parler d’un prochain disque. En revanche, celle qui écume toujours les salles de concerts – et parle avec ferveur des dernières performances d’Arca et de Massive Attack qui la poussent à voir plus loin – ouvre grand sa porte : « Aujourd’hui, j’ai envie d’ouvrir une parenthèse plus large tournée sur la collaboration. Je veux évoluer dans des environnements qui ne sont pas les miens et continuer à me chercher pour tenter de me retrouver, encore et encore ». En attendant, les Parisiens pourront retrouver la chanteuse sur scène, le 29 octobre prochain au Café de la Danse.