À écouter : Space Ghost rend hommage à la house de Chicago dans un album au groove addictif

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R
Le 11.05.2020, à 17h58
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Le dernier album du producteur californien Space Ghost est un vrai paradis de sonorités qui parlent chaleureusement au corps et au cœur. Entre house et groove midtempo, il raconte à sa façon l’étrange histoire de la dance music américaine.

Cet article est initialement paru en dans le numéro hors série de Trax Magazine, disponible à prix libre en version numérique et en pré-commande papier sur le store en ligne.

Par Étienne Menu

Free 2 B est un court album produit par le Californien Space Ghost, de son vrai nom Sudi Wachspress. Il sort sur Apron, label dirigé par le Londonien Steven Julien alias Funkineven, vétéran toujours surdoué de la scène broken beat, qui n’a rien perdu de son amour pour les grooves chauds mais futuristes, immédiats mais ambigus. Le disque doit sans nul doute un peu au travail de Julien dans sa façon de se montrer si généreux avec nos corps, de respecter et de faire confiance aux danseurs. Mais l’ensemble de Free 2 B sonne néanmoins plus clair, plus dépouillé, plus direct.

Ses dix morceaux illuminent le dancefloor en employant des éléments très basiques combinés avec inspiration : boîtes à rythmes et synthés typiques de la house et de la techno américaines dites “vintage”, mais aussi plus largement typiques d’une partie de la pop afro-américaine de la fin des eighties. On y entend les choses avec beaucoup de netteté et de définition, il y a de la matière, de l’épaisseur  : chaque kick, chaque snare, chaque note de basse, chaque accord de synthé se trouve pile à l’endroit où il faut, chaque mesure semble rebondir sur nous. C’est comme si tous ces sons nous lançaient ensemble un petit défi sympathique, nous conviaient à un jeu sans autre enjeu que celui de se sentir bien. Le tube de l’album s’appelle d’ailleurs “Feelin Real Good” et évoque dans ses paroles le crush qu’on peut avoir pour un groove, groove auquel Sudi s’adresse littéralement comme à un être aimé.

Ces titres parfaitement classicistes ont pourtant une finition contemporaine qui se caractérise plus par ce qui est retiré ou par ce que l’on a choisi de garder du répertoire passé, que par ce que l’on a cherché à affiner ou à ajouter. Surtout, ces tracks addictifs s’inspirent autant de musiques de club historiquement validées par la “culture électro” – la house de Chicago et la techno de Detroit, donc – que de styles moins patrimoniaux, à savoir ces genres plus lents que sont le boogie, la street soul ou le new jack swing. Des genres qu’on entendait alors à la fois dans les charts – car systématiquement chantés – et dans les clubs new-yorkais (et souvent remixés, avec la prise de pouvoir de la house), mais qui se sont peu à peu dissous dans le grand bain de la musique dite “urbaine”, plutôt que dans celui de la dance music électronique telle qu’elle allait évoluer ensuite en Europe. Et le fait que ce jeune Sudi Wachspress s’y intéresse aujourd’hui nous dit quelque chose d’essentiel sur cette scission transatlantique. Lui, qui a commencé au début des années 2010 par produire une musique strictement downtempo – ayant pour modèle le funk moderne de Dâm-Funk et la Beat Scene de Los Angeles, elle-même plutôt façonnée par le hip-hop de sa région, très riche en samples – s’est peu à peu pris de passion pour la house primitive et pour ces courants électroniques parallèles, au BPM moins élevé, mais aux outils et à la vibe similaire, qui allaient se transformer en R&B dans les années 90.

C’est comme si Space Ghost réécrivait entièrement le narrative de la dance music de son pays en zappant toute son exportation, en imaginant une politique protectionniste qui aurait effacé de l’histoire l’impact de Kevin Saunderson, Marshall Jefferson ou des Masters at Work sur les artistes anglais, français, hollandais ou allemands. Qui en garderait donc uniquement les déclinaisons principalement noires et éradiquerait au passage la plupart des influences principalement blanches – Kraftwerk, la synth-pop, l’italo-disco, l’EBM – qui ont pourtant façonné la musique des “pionniers”. Évidemment, Space Ghost n’est ni révisionniste, ni nationaliste, et encore moins suprémaciste noir  : il sait bien comment les choses se sont passées pour de vrai. Mais il se trouve que, personnellement, subjectivement, lui ne retient de ce vortex des années 80 et 90 que des disques faits par ses compatriotes, en général des Noirs. On ne peut pas le lui reprocher, surtout vu la qualité du résultat. Au-delà de ce qu’il pense ou ne pense pas, Sudi Wachspress soulève avec son album une question passionnante pour celles et ceux qui s’intéressent à la dance music, à son histoire et à sa définition. Et il répond à une réflexion récemment ouverte par un article sur la scène club de Valence dans les années 80, publié par nos confrères de Gonzaï.

Dans ce brillant récit des premières soirées espagnoles à avoir joué de la musique électronique et popularisé dans le pays l’usage récréatif des drogues en club, l’auteur Pedro Peñas y Robles citait des propos de Michel Amato aka The Hacker. Le producteur et DJ s’y permettait une mise au point qu’on qualifiera de salutaire sur l’histoire de la techno, ou plus précisément sur son historiographie, c’est-à-dire sur l’histoire de son histoire. « Ce serait bien de remettre les pendules à l’heure », déclarait Michel. « Malgré tout le respect et l’admiration que j’ai pour certains artistes de Detroit/Chicago, la techno est européenne. Sans l’EBM, la synth-pop nord-européenne et les clubs et DJs espagnols mid-eighties, il n’y aurait pas de techno ».

Alors ? Ils répondent quoi à ça, les gardiens du temple américanolâtres ? Ils font moins les malins, les puristes techno/house qui ont déjà eu des bouffées de chaleur il y a deux mois en découvrant Jul en couverture du présent journal  ? Bon, en vérité, le débat est ouvert, et l’on pourrait joyeusement discuter la lecture proposée par le Grenoblois, et ne pas forcément rejeter en bloc les sources noires américaines de l’immense fleuve qu’est devenue cette musique depuis trois décennies. Il n’empêche que la house de Chicago et la techno de Detroit ont en effet été largement sacralisées au fil des années par la vulgate électro (fabriquée semi-consciemment par les médias, les artistes et les fans) et ce, au détriment de presque toutes les autres formes de dance music qui existaient en parallèle d’elles – formes pourtant souvent objectivement proto-techno ou proto-house, qu’elles soient européennes comme celles mentionnées par The Hacker, ou américaines comme celles citées plus haut. Et l’un des sous-entendus de la remarque – limite politiquement incorrecte – du comparse de Miss Kittin, est donc celui de la curieuse histoire de la dance music aux États-Unis, que revisite justement Space Ghost.  

De la même manière qu’Amato tient donc à restituer aux Européens la paternité de la techno, nous aimerions donc, à travers Free 2 B, redonner à toute cette club music noire-américaine et mid-tempo le rôle qu’elle mérite dans la construction de la house, ainsi que dans celle du versant le plus soft de la techno. On rappellera qu’au début des années 80, au moment où se forgeaient les scènes mythiques mais confidentielles de Chicago et Detroit, le marché américain des clubs avait su dépasser l’éclatement de la bulle disco et offrir de nouvelles sonorités aux danseurs pour remplacer le 4/4. Sur les pistes ou les patinoires – les fameux roller disco qui pullulaient à l’époque –, la dance music états-unienne fut donc essentiellement vocale et groovy pour l’immense majorité des auditeurs des années 80, là où nous avons un peu trop cru à l’émergence massive, outre-Atlantique, d’un son répétitif et dystopique, qui finalement pourrait presque n’être vu que comme une délocalisation temporaire des avant-gardes électroniques européennes.  

Au bout de cette histoire sinon conflictuelle, du moins confuse, Space Ghost arrive en 2020 avec un esprit conciliateur  : il ne choisit pas entre les esthètes électroniques de Chicago et Detroit et les industriels du groove post-disco. Ce qu’il offre à nos oreilles sur Free 2 B ressemble autant aux tubes du SOS Band ou du label West End qu’à certaines envolées de Carl Craig ou Maurice Fulton. Son sens du sublime compromis nous fait également beaucoup penser à Larry Heard, alias Mr. Fingers. On sait que l’auteur de “Can You Feel It” a sorti, outre ses productions club, des albums plus lents, souvent très lumineux, quoiqu’empreints de groove mélancolique à la Sade. Et c’est donc souvent cette lumière singulière qu’évoquent les dix compositions ici présentes de Sudi Wachspress, tout en nous rappelant à leur façon l’histoire oubliée de la dance music américaine – certes moins frénétique que son pendant européen, née dans les parkings espagnols et les entrepôts britanniques, mais non moins excitante pour le corps et cathartique pour l’âme. 

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