Par Marjolaine Casteigt
« T’as qu’à te plugger en P17 32 A sur le sabot de Louise, en aérien ! » Traduction : tu peux te brancher sur la petite armoire électrique de Louise sur la prise P17 (32, c’est l’ampérage), en passant le câble plutôt dans les arbres ou sur les poteaux. Une blague en jargon à destination des novices qui fait bien rire Boris, décorateur-éclairagiste et instigateur des bizarreries cosmiques du festival Astropolis en Bretagne. Voilà le genre de plaisanteries qui a cours entre les kilomètres de prolongateurs (câbles) et de gaffers (ruban adhésif) qui hantent les espaces entourant les scènes des festivals. Un envers du décor dissimulé aux fans, qui, une fois le billet scanné, le bracelet indéchirable scellé au poignet et la barrière franchie, assistent à un spectacle qui a peut-être mis plusieurs années à se dessiner, plusieurs mois à s’organiser et des centaines d’heures à se monter avec des dizaines de personnes impliquées.
« Au début, les sociétés étaient spécialisées dans le rock, il n’y avait pas de prestataires techniques dédiés aux musiques électroniques. »
Jérôme Jegou (Fonktion)
Des chemins boueux de la free jusqu’aux festivals d’aujourd’hui, la route de ces poseurs de sound-systems géants a été joyeuse mais pas toujours reposante. Jérôme Jegou, qui travaille pour le « partenaire technique audiovisuel » Fonktion, se rappelle des débuts. Comme d’autres professionnels autodidactes de sa génération, il a connu l’effervescence des années 90 et a inventé un métier. « Au début, il n’y avait pas de formations. On arrivait avec du matériel loué et on apprenait sur place à le faire marcher ! Toutes les sociétés de l’époque étaient spécialisées dans les tournées de rock’n’roll, il n’y avait pas de prestataires techniques dédiés aux musiques électroniques et à la culture scénographique actuelle. »
L’école des raves
Aujourd’hui directeur technique et patron de société, il est passé par la “presta” pure et dure à l’organisation d’événements et par la case DJ. Son meilleur souvenir de raveur ? « Les Fantom ! » Marco Fernandes (Back2R Events, We are Rave, Technopol) reconnaît que la scène rave/free party a été la meilleure des écoles. « À l’époque, on était des amateurs et des bidouilleurs, on s’est professionnalisés au fil du temps, plutôt dans les années 2000. » Dans cette période « farfelue », il se souvient avoir dû poser 30 kW de son en une heure dans un entrepôt en Normandie pour installer la rave avant l’arrivée de la police. Résultat, 5 000 têtes à l’entrée et une négociation très matinale avec les autorités. Ce jeu du chat et de la souris, avec des camions remplis de caissons, est finalement un passage obligé pour beaucoup d’organisateurs de soirées à l’époque.
De leurs années teuf, Céline et Étienne (Karnage Records, Kosen Production) se souviennent de la fois où ils ont réussi à poser leur son en Espagne avec les hélicos de la Guardia Civil aux trousses. Depuis, le couple originaire de Toulouse est lui aussi passé du côté “légal”. Ils produisent des événements en France (Koalition) et bientôt en Colombie, où la scène hardcore se développe. « Cette époque, ça ne nous manque pas vraiment », plaisantent-ils. « C’est une grande famille, on vient tous de là et on en a fait notre métier », résume Gaylord, le patron d’Electrobotik Invasion, quand il évoque le staff de techniciens mobilisés sur la soirée Impact à Marseille.
Les nouveaux technocrates
En vingt ans, les projets ont pris une autre dimension. Ce qui a changé ? D’abord, des progrès techniques considérables ont accompagné la professionnalisation de ces producteurs multicasquettes. On a vu se développer des fiches techniques et des plans d’éclairages de plus en plus pointus, du matériel et des systèmes son de plus en plus sophistiqués, des projets vidéos plus ambitieux avec l’apparition des écrans LED. « Au niveau de la lumière, par exemple, les spécialistes se cassent vraiment la tête pour proposer des scénographies originales », explique Pascal Maurin (Kolorz, Lives au Pont, Dernier Cri). Le producteur du Sud de la France observe aussi que les attentes du public sont « exponentielles ». Parallèlement à ces avancées, les budgets de production ont explosé. « Les enjeux ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Une soirée à 150 000 euros, on ne peut plus la jouer sur un coup de poker », soulignent Céline et Étienne.
« J’ai beaucoup plus de liens avec les autorités depuis que je suis passé pro ! C’est totalement contradictoire. En free, au final, ils nous laissaient faire. »
Marco Fernandes (Back2R Events)
Pour ces responsables techniques et ces organisateurs, le quotidien ne ressemble pas toujours à une jolie boule à facettes. Produire une soirée ou monter un festival ressemble à un parcours du combattant. « J’ai beaucoup plus de liens avec les autorités depuis que je suis passé pro ! C’est totalement contradictoire. En free, au final, ils nous laissaient faire », analyse Marco Fernandes. « C’est rendez-vous sur rendez-vous avec les RG, le commissariat… C’est l’enfer et ça prend un temps fou ! » Pour Céline, même topo : malgré des dossiers bétons au niveau sécurité, elle essuie encore des refus de la part des mairies et des préfectures. « Un dossier, c’est long à monter », renchérit-elle. « Sur dix, neuf sont bloqués et en particulier à Toulouse, où il n’y a pratiquement pas de lieu pour organiser des événements, même des concerts. » Dans toutes les bouches, on entend le même refrain : « En France, c’est compliqué. » Marco rappelle aussi qu’avec l’état d’urgence, la tension est montée d’un cran, avant de tempérer : « Il faut aussi rassurer les autorités, leur donner des signes de confiance. Récemment, un maire de la Nièvre nous a sollicités pour faire grandir un festival de trance afin de redynamiser la région. » Les professionnels de la rave se sont transformés en “technocrates” gérant contrats, factures, assurances, autorisations en plus des tâches purement logistiques.
Mais toujours artisans du son
S’il leur faut désormais être irréprochables sur tous les plans, en particulier sur la prévention et la sécurité, ces col-blancs-malgré-eux sont d’abord « des artisans du son » et ils le revendiquent. Ils ont créé de nouveaux métiers, inventé des savoir-faire et les moyens de diffuser les musiques électroniques, juste pour le plaisir. Dans ce milieu, l’oseille n’est pas toujours le moteur mais plutôt un moyen de perpétuer le mouvement. Outre les tracas administratifs, le choix du lieu est aujourd’hui le souci principal des organisateurs. Comment surprendre le public et proposer une véritable expérience ? Dans les bureaux, où commencent la plupart des histoires de festivals, il faut tout “modéliser” avant d’engager un projet d’envergure. Les mises aux normes et la capacité d’accueil du public, l’acoustique, le choix de l’intérieur ou de l’extérieur, les réseaux d’eau et d’électricité, la zone géographique pour les nuisances sonores… Autant de réflexions qu’ils faut mener en amont avant de faire débouler des hordes de techniciens triés sur le volet : le sondier (façade, retour, plateau, et le backliner maintenant spécialisé pour les DJ’s), l’éclairagiste, aussi appelé “lighteux”, le rigger (un “accrocheur” habilité à monter des structures), l’électro, le groupeman (pour les groupes électrogènes), sans oublier les roadies, qu’on appelle tantôt « les petites mains » tantôt « les gros bras ». Une vraie fourmilière coordonnée par un régisseur général et son téléphone vissé à l’oreille.

Tout ça pour offrir la meilleure expérience – avec un accent particulier sur le son, forcément – à des danseurs de plus en plus exigeants. « L’oreille des gens change. On est passé des vieilles télés cathodiques aux modèles 4K, les générations s’habituent, leur acuité se développe », explique Sébastien Roblin (Intelligence Audio) qui travaille sur les festivals parisiens Peacock et We love Green. Venu du conservatoire, il a fait une halte dans les festivals punk hardcore écossais des années 90, puis une tournée européenne avec les Svinkels, pour terminer sur les plus beaux plateaux électroniques. Plutôt qu’ingénieur du son, il préfère dire qu’il est un simple technicien : « En réalité, il y a peu d’ingés-son dignes de ce nom. » Qu’est-ce qu’un bon technicien alors ? « Quelqu’un qui est animé par la passion », qui a « le respect de la source » et donc de l’artiste. Avoir un bon sens du contact ne gâche rien. « Si tu n’as pas besoin de beaucoup dormir et que tu envoies du boulot, on te donne facilement des responsabilités. » Avec humilité, il rappelle qu’« on est juste là pour amplifier et transmettre à un public la création d’un artiste, sans la déformer. »
Panneaux de mousse et balles de squash
Alors que le débat MP3 vs vinyl only bat son plein, Manu Mouton, régisseur général (Peacock, We love Green) raconte comment il faut parfois répondre à des fiches techniques complexes, pour l’amour du son. « Par exemple, Sven Väth est un artiste qui impose que son DJ booth soit physiquement indépendant de la scène pour éviter l’effet de rumble », les vibrations de la scène dues au volume qui font bouger la tête de lecture de la platine. Manu a donc fabriqué un espace dédié sur la scène, qui s’ouvrait au moyen de trappes, afin de caler impeccablement la table du célèbre DJ à même le sol. Et le saviez-vous ? On peut aussi réduire ce méchant rumble à néant à l’aide de balles de squash ! Fabriquer une installation pour Sven Väth au Peacock, installer 450 panneaux de mousse pour un Weather, mandater un acousticien à la gare Saint-Lazare pour un one shot électronique, un autre au Family Piknik de Montpellier pour « faire de la découpe structurelle du son » et ainsi répondre aux exigences d’un arrêté municipal zélé qui exige un volume sonore à 100 dB… C’est le lot quotidien de ces équipes de techniciens. Non seulement le public doit ressentir un plaisir physique grâce au son, mais les nuisances sur le voisinage doivent être les plus faibles possible, voire inexistantes.
Mais le métier procure aussi des petits bonheurs, comme empiler des conteneurs dans une salle de spectacle à l’aide de grues ou travailler avec des prestataires qui fabriquent des structures géantes en forme de mante religieuse (la compagnie Planète Vapeur). C’est le truc de Gaylord, un producteur qui n’a pas froid aux yeux. « Sur Impact (avec Rave et Psymind), on a chacun notre scène et il y aura un show à la Mad Max, des punks dans des voitures retapées et décorées. ». Le patron d’Electrobotik Invasion rêvait depuis longtemps de son Tetris de conteneurs « mappés » mais les contraintes au sol et les conditions météo ne le permettaient pas à Bagnols-sur-Cèze. Au Parc Chanot, cette année, son souhait est exaucé.

En mettre plein la vue implique aussi de mettre la main au portefeuille. Et l’enveloppe dédiée aux artistes amputerait beaucoup trop les budgets de production. Jérôme Fonktion dénonce la course aux cachets : « Ça, c’est plus possible. Tout coûte tellement cher, et les artistes en particulier, que l’on est obligés de faire des coupes au détriment de réalisations techniques plus abouties. » En France, rares sont les événements qui proposent de véritables expériences scénographiques, « à la Tomorrowland par exemple », une référence pour Jérôme. Les moyens sont pourtant là. Convaincu qu’il manque une proposition originale à la France pour se placer au rang des pays qui présentent les projets les plus redoutables, il travaille actuellement à l’organisation d’Area 217. Malgré une première édition annulée contre la volonté des organisateurs, Jérôme promet un deuxième coup d’essai, sans dévoiler les petits secrets de ce gros événement qui se tiendra l’été prochain sur une base militaire en Ile-de-France.
Défier la météo
Le métier est parfois ingrat. De longs mois de préparation peuvent tomber à l’eau en quelques heures pour un caprice de la météo. Chez les Bretons d’Astropolis, Wilfrid d’Aquabassimo se souvient d’une édition compliquée à cause du temps, « avec des coupures sans arrêt, l’année où l’on recevait Underground Resistance et Los Hermanos ». « À la fin, ils sont venus nous remercier mais leur permettre de jouer, pour nous, c’est le minimum ! » Sur le site du Pont du Gard, classé au Patrimoine mondial de l’Unesco, pour le festival Lives au Pont, Pascal Maurin se remémore une tempête de vent la veille d’un concert de Jeff Mills avec l’Orchestre philharmonique de Montpellier : « Il y avait du sable dans tous les instruments et dans tous les micros. On était persuadés qu’on ne pourrait pas faire le show. On a passé la nuit à tout nettoyer et finalement, le spectacle a eu lieu. »
En juin dernier, les inondations ont donné du fil à retordre aux organisateurs parisiens. Manu Mouton travaillait alors sur We Love Green (qui a failli être annulé à cause des intempéries) : « 150 camions poids lourds à faire entrer via le même accès et le premier qui s’enlise… Tu pleures ! » Il n’avait jamais vu ça. Mais à la force des bras, armés de Fenwick et de bonne volonté, le festival a quand même pu ouvrir ses portes et réaliser quelque 47 000 entrées en deux jours. « Au niveau sécu, c’était dangereux pour le public alors on a ramené de la paille et des graviers pour rendre le terrain praticable. Des armées de gens ont bossé jour et nuit. » Manu et son équipe en sont sortis épuisés mais heureux de « cette petite victoire ».
« La veille d’un concert de Jeff Mills, à cause d’une tempête, il y avait du sable dans tous les instruments et dans tous les micros. On a passé la nuit à tout nettoyer. »
Pascal Maurin (festival Lives au Pont)
La débrouille et la passion sont donc les ingrédients de base pour durer dans ce métier que Manu qualifie sur le ton de l’humour de « pire boulot du monde ». Peu de sommeil, du boulot le week-end, de grosses amplitudes horaires, des tâches très physiques aussi. « Si tu ne fais pas en sorte de vivre de belles aventures humaines, c’est difficile. L’humain, c’est 50 %. Il faut monter des équipes solides, bien traiter tes gars, comprendre les enjeux d’un événement, savoir communiquer avec ton producteur et gérer le stress », insiste le stage manager. De l’ivresse, des idoles, de la danse et de la musique, il n’en faut pas plus pour faire rêver les jeunes d’aujourd’hui. Mais attention, il semble désormais hasardeux de démarrer une carrière sur le mode autodidacte. Le matériel est de plus en plus complexe et le secteur, qui était plutôt « destroy » à l’origine, s’est professionnalisé. « J’ai connu l’époque où l’on montait sans harnais, sans rien, les gars étaient en Santiags », illustre Manu. En 2016, les moyens techniques semblent à la portée de tous, des formations pointues se développent et les anciens sont là pour « transmettre ». En dépit d’un cadre de plus en plus contraignant, les métiers de la fête n’ont pas fini de susciter des vocations.