Sociologie, orgies romaines et techno : il publie une ethnographie des soirées du Berghain

Écrit par François Brulé
Photo de couverture : ©Sabrina Jeblaoui
Le 02.09.2021, à 17h50
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©Sabrina Jeblaoui
Écrit par François Brulé
Photo de couverture : ©Sabrina Jeblaoui
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Le Berghain est sans doute l’un des lieux de fête les plus mystérieux au monde. Pour comprendre les logiques qui l’animent, l’universitaire Guillaume Robin publie un livre consacré au plus célèbre des clubs berlinois, basée sur une étude ethnographique approfondie de l’espace et de ses habitués.

Aspiré par la sphère techno en débarquant à Berlin en avril 2013, Guillaume Robin se découvre une passion pour l’esprit clubbing berlinois. Après avoir déambulé dans les clubs de la capitale allemande, cet enseignant chercheur en langues germaniques y consacre un sujet d’étude. En se questionnant sur la façon de danser des Berghainies (habitué.e.s du Berghain), Guillaume ne s’éloigne pas trop de ses recherches initiales sur les pratiques alternatives du corps dans le sport. Après avoir interviewé une quarantaine de ces clubbers de nationalités différentes, il tire une analyse ethnographique de cette pratique de la fête où la libération des corps et des individus forme un point central. En comparant les soirées Klubnacht du fameux club techno berlinois aux Bacchanales, ces fêtes romaines à la gloire de Bacchus, Guillaume Robin montre à quel point ces espaces de libertés se révèlent primordiales dans notre société. Quelques jours après la sortie du livre en juin 2021, rencontre avec son auteur sur la terrasse du Hirsch, un bar du quartier de Friedrichshain, non loin du fameux Berghain. 

Comment la comparaison entre la Klubnacht, soirée légendaire du Berghain, et les fêtes romaines des Bacchanales vous est-elle venue à l’esprit ?

Tout part d’une discussion avec un ami lors d’une énième soirée au Berghain il y a 4 ans. Alors que nous étions allongés sur l’une des balançoires, il a commencé à relever des correspondances entre la Klubnacht et les Bacchanales, ces fêtes antiques à la gloire de Bacchus. D’ailleurs, la présence d’une statue du dieu romain au pied des grands escaliers du club berlinois – déboulonnée depuis – n’est pas un hasard. Ces deux fêtes partagent des codes initiatiques, sélectifs et secrets. Le Berghain s’apparente à une gigantesque grotte bachique effaçant la frontière entre le jour et la nuit. Tout comme les Bacchanales qui se tiennent dans des grottes à l’abri des regards. Ces cultes se basent sur des rites d’initiation destinés à couper du profane, de l’extérieur, pour permettre l’expérience du sacré. Au Berghain, on est coupé de tout : de la lumière du jour donc du rapport au temps, de la caméra du smartphone, de son image dans le miroir… Les habitué.e.s savent qu’il est préférable de ne pas parler dans la queue. Dans les Bacchanales, le secret joue aussi un rôle pivot : les « mystes », c’est-à-dire les initiés, sont ceux qui – étymologiquement – ont promis de se taire. L’accès au club repose sur une succession de rites visant un dépouillement progressif de soi. On retrouve l’adoption d’une non couleur – à savoir le noir – le parcage dans la queue, le marquage par le tampon, le déshabillage, la remise d’une plaque numérotée. Tous ces rituels permettent de se fondre dans la masse et d’atteindre plus facilement l’osmose. 

Série photo de Mike D’Hondt, dont certaines illustrent le livre de Guillaume Robin

Les Bacchanales sont aussi connues pour avoir été le théâtre d’orgies sexuelles durant lesquelles les gens buvaient sans mesure. Peut-on étendre la comparaison avec les soirées Klubnacht du Berghain jusque-là ?

Les parallèles sont manifestes mais le titre de mon livre, « Berlin Bacchanales », est un peu trompeur. Évidemment, ce qui frappe lors d’une première expérience au Berghain, c’est cette transe qui anime la foule en train de danser, la dimension orgiaque, le magnétisme des clubbeurs, les corps en sueur, l’énergie érotique qui se dégage du dancefloor. Mais ce serait faux de réduire la Klubnacht à ce sens trivial. D’une part, elle n’a absolument rien d’une orgie comparée à d’autres soirées berlinoises sexuellement beaucoup plus marquées. En se focalisant sur les excès, la drogue et le sexe, on a tendance à oublier que ce sont la musique et la danse qui constituent les piliers de la Klubnacht. D’autre part, les excès sont contrebalancés par une forte autodiscipline du public, une discipline de soi et de son corps et par une surveillance discrète mais omniprésente du personnel de sécurité. Le sociologue Michel Maffesoli voit dans les fêtes techno l’avènement d’une ère de l’orgie contre l’esprit rationaliste et l’obsession du contrôle. C’est une idée trop schématique. Dans la réalité, les deux cohabitent et cette comparaison aux Bacchanales ne permet pas de rendre compte des nombreux mécanismes de contrôle et d’autocontrôle qui s’opèrent dans le club.   

Ce sont la musique et la danse qui constituent les piliers de la Klubnacht

Guillaume Robin

Même si elles ne sont pas comparables en tout point, selon vous, à quel(s) type(s) de besoin(s) ces fêtes peuvent-elles répondre ?

Sur le plan individuel, beaucoup des personnes interrogées dans le livre voient une fonction thérapeutique dans leurs soirées au Berghain. Iels ont souvent besoin d’une soupape, que ça soit par rapport à leurs boulots, à leurs vies professionnelles, à ce qu’iels représentent à travers leurs genres. Cela répond à un besoin de hors lieux, ce que Michel Foucault nomme les hétérotopies, c’est-à-dire des espaces où s’opèrent une inversion des normes. Par exemple, cela ne nous viendrait pas à l’idée de danser nus dans la rue, pourtant c’est parfaitement accepté dans certains clubs berlinois comme le Berghain, sans que l’on se fasse juger ou importuner pour autant. On a besoin de ces espaces où il est permis de faire ce qui n’est pas permis en temps normal, surtout dans une société où de plus en plus de choses sont réglementées ou interdites. L’impression qu’on ressent quand on pénètre au Berghain pour la première fois est celle d’une liberté totale mais en réalité trompe-l’oeil.

C’est-à-dire ?

Il faut absolument maîtriser les codes implicites et explicites sous peine d’exclusion immédiate. Le personnel de sécurité invisible mais omniprésent est prêt à intervenir dans des cas précis. Le public est soumis à une surveillance de tous les instants à l’intérieur du club, comme à l’extérieur, à travers un travail de veille sur les réseaux sociaux qui vise à ce que rien ne fuite. Cet espace de liberté auquel les Berghainies aspirent est en réalité étroitement lié à un système disciplinaire fondé sur la surveillance, le fichage des délits et le bannissement. C’est le revers de cet espace de liberté.

Série photo de Mike D’Hondt, dont certaines illustrent le livre de Guillaume Robin

Les clubs techno berlinois font des toilettes un haut lieu de socialisation, de rencontres et d’échanges

Guillaume Robin

Sur le plan collectif, pourquoi ces lieux et l’assouvissement de ces besoins sont-ils si importants au sein des sociétés contemporaines et antiques ?

Cela reste un club où la dimension communautaire est extrêmement développée. Dans les entretiens, on retrouve cette recherche de communauté originelle telle une aspiration commune au sacré. C’est le cas d’une des personnes interviewées qui, après être sortie d’une secte évangéliste pentecôtiste, n’a loupé quasiment aucune soirée du Berghain. En quittant cette communauté qui lui interdisait l’écoute de musique, la lecture de livres autres que religieux ou encore le plaisir sexuel, iel s’est retrouvé.e perdu.e à Berlin. Au-delà de la fonction cathartique, iel a retrouvé, au Berghain, une forme de communauté. Dans le cadre du club, cette aspiration au sacré n’a rien de religieux mais elle s’exprime dans la transe collective, la musique ou la danse, et elle passe par le corps. J’ai toujours été frappé par cette capacité des clubs techno berlinois à faire des toilettes un haut lieu de socialisation, de rencontres et d’échanges. Le tout en conservant un respect de l’anonymat. La politique du no photo qui est menée dans la plupart d’entre eux est fondamentale. Elle garantit la vie privée. Ce besoin d’invisibilité est lui très contemporain. On se reconnecte plus facilement avec son corps et l’instant présent en laissant son téléphone au vestiaire ou dans la poche. Cet oubli de soi procure un vrai sentiment de bonheur. 

Justement, à titre personnel, qu’est-ce que vos nuits au Berghain ont pu vous apporter ? Quelle relation entretenez-vous avec ce club ?

Le Berghain m’a permis d’expérimenter des looks que je n’aurais jamais tenté ailleurs. Tout en me maquillant, j’ai commencé à porter des kilts, des chokers ou des tabliers de brasseur. Ce qui m’a parfois valu le surnom du “butcher”. Ces expérimentations vestimentaires permettent de prendre figure dans le club. Les habitué.e.s se reconnaissent. À part ça, je ne préfère pas trop m’étendre sur le sujet. Le club fait la chasse aux témoignages personnels. Ce que je peux dire en revanche, c’est que je n’ai jamais senti mon corps aussi vivant. La Klubnacht constitue une aventure corporelle radicale, éreintante mais on apprend beaucoup sur soi et cette expérience est indissociable du travail d’ethnographe. C’est ce qu’on appelle la démarche de la participation observante. 

Série photo de Mike D’Hondt, dont certaines illustrent le livre de Guillaume Robin

À Berlin, le Berghain a parfois pu être victime de son succès. Certain.e.s habitué.e.s de la première heure se laissent dire qu’il a perdu les valeurs qui faisaient sa particularité. Qu’en pensez-vous ?

Cette critique revient régulièrement. Sans l’avènement des réseaux sociaux combinée à la généralisation des vols à bas prix depuis les années 2000, le Berghain ne jouirait sans doute pas d’une telle reconnaissance. Ce genre de critique était déjà dirigée contre la Love Parade quand celle-ci a pris une tournure commerciale dans les années 1990. À Berlin, il y a toujours eu un discours très critique sur la société de consommation. En tant qu’industrie culturelle, le Berghain est là pour dégager des bénéfices et à l’heure de l’hypervisibilité, le secret se révèle une stratégie marketing très efficace. Mais prétendre que le Berghain est devenu mainstream est une posture. C’est un lieu hautement consumériste certes, il incarne très certainement l’industrie des plaisirs dans sa version élitiste mais par sa politique d’admission sévère, son refus du sponsoring, le choix qu’il porte aux coopérations avec des acteurs de l’art contemporain et de la haute couture, sa stratégie d’exclusivité n’est clairement pas mainstream. 

Au Berghain, je n’ai jamais senti mon corps aussi vivant

Guillaume Robin

Dans ce cas, qu’est-ce qui peut justifier l’apparition de ces critiques ?

Il faut dire que depuis la création du club en 2004, le public a relativement changé, notamment en partie à cause de l’exposition croissante du club dans les médias. Il s’est largement internationalisé. Les codes vestimentaires ont évolué. À écouter des témoignages d’habitué.e.s de la première heure, il y avait beaucoup plus de couleurs dans la queue, pas seulement du noir comme aujourd’hui. Au début, du temps du club Ostgut, c’était un public majoritairement gay. Depuis les années 2010, le public s’est ouvert à un public de plus en plus hétéro qui ont adopté les codes de la communauté gay. Ce phénomène a eu un effet repoussoir chez certain.e.s habitué.e.s qui se sont en partie détourné.e.s du Berghain, en tout cas du samedi soir où la proportion d’hétéros et de touristes est plus importante. Iels préfèrent y aller entre eux les dimanches soirs. Même si les publics changent, les Berghainies continuent à être lié.e.s par une communauté de pratiques et de valeurs partagées par la scène techno berlinoise : cet héritage gay, le rejet dans l’enceinte du club de toute forme de racisme, d’homophobie ou de transphobie, de la mysoginie, le bodypositivisme… La généralisation de la notion de safe space a renforcé ces valeurs plus qu’elle ne les a dissoutes. 

Guillaume Robin, Berlin Bacchanales, Éditions le Murmure, 2021. 

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