En 2000, le temps d’attention moyen d’un être humain s’élevait à 12 secondes. En 2015, selon une étude de Microsoft, il passait à 8, soit en dessous de la moyenne… du poisson rouge. S’expliquant en partie par l’intensification des stimuli numériques, cette baisse peut être interprétée comme le symptôme d’un mouvement d’accélération global, caractéristique du capitalisme 2.0. High-frequency trading, obsolescence programmée, chaînes d’infos en continu, messagerie instantanée et livraison à domicile : l’heure est à la vitesse et à la satisfaction immédiate.
Reflet de son époque, la dance music n’échappe pas à cette logique. Aussi bien sur le plan de son rythme de production, qui n’a jamais été aussi intense, que musical, la club music va à 100 à l’heure. En témoignent la résurgence de styles ultra-rapides comme la hard trance, le gabber ou, plus récemment, le succès de la fast techno danoise. Danser dans l’urgence sur un rythme endiablé devient un moyen, en reproduisant cette frénésie jusqu’à l’épuisement, de relâcher la pression… jusqu’au prochain week-end.
Refusant cette fatalité accélérationniste, de nombreux artistes provenant d’horizons stylistiques très différents proposent un autre chemin, défendant et produisant une dance music caractérisée par des rythmes plus lents. Le résultat ? Une manière de faire la fête plus sensuelle et hypnotique qui, pour certains, s’inscrit dans une démarche politique plus large, voire un style de vie.
En France, cette approche se déploie actuellement au sein de plusieurs foyers. À Saint-Étienne, où le label Worst Records et son festival Positive Education font la part belle aux ténors de l’EBM, de la techno ralentie et du dancehall industriel, mais aussi au cœur de la capitale où s’est récemment monté un nouveau collectif au nom sans équivoque : Slug Rave.
DJ, producteur, fondateur du label Doom.rec et résident de l’occupation artistique temporaire le D’anger, Andrés Komatsu est l’un des co-initiateurs de Slug Rave. « Ça faisait un certain temps que l’idée d’une fête dédiée aux styles lents avait commencé à germer », raconte-t-il. Et si initialement, l’événement devait se tenir dans le bois de Vincennes à la fin de l’été 2019, c’est finalement à La Station, dans le 18ème arrondissement de Paris, qu’il prendra place le vendredi 24 janvier 2020. « On s’est dit que c’était le bon moment pour concrétiser ce projet. Fatma Pneumonia, Yann, du duo Psycho Tropiques, et Ed Isar sont des acteurs de cette scène depuis un bon moment. Les inviter à rejoindre l’équipe tombait sous le sens ». Une volonté fédératrice qui se concrétisera avec un invité de marque : DJ Athome.
Lent et lourd
Également producteur et DJ, moitié du duo sicilien Front de Cadeaux, Maurizio Ferrara s’est rendu célèbre en inventant le “supreme ralentatto”, un style consistant à jouer des vinyles pressés en 45 tours en 33 tours, exclusivement. Invité par Slug Rave, il est l’une des “limaces” les plus illustres de la dance music internationale. « En Belgique, la pratique du ralentissement des disques existe depuis longtemps », rappelle-t-il. « Je n’ai rien inventé et me place plutôt dans cette tradition new beat et cosmic disco, qui tourne aux alentours de 110 BPM », ajoute-t-il sur un ton d’historien. « Mais à un moment, je me suis dit que, si les gens dansent sur du 110, pourquoi pas sur du 90 ou 95 BPM ? L’idée nous est presque venue accidentellement, après avoir passé plusieurs nuits à écouter notre collection de disques à la mauvaise vitesse. Quand on s’est retrouvé avec une première sélection, on s’est lancé », se souvient-il.
Pour Maurizio, l’intérêt de la pratique est d’abord sonore. « L’important pour nous, c’est de choisir des disques anciens, qui ont été enregistrés en analogique. Si tu fais ça avec des CDJs, tu perds en groove et en chaleur ». Une approche résolument hip-hop qui, dans son cas, relève également du “recyclage de déchet”. « Certains morceaux sont magnifiques au ralenti et, à la vitesse normale, sont juste horribles », confie-t-il malicieusement. Ralentir le tempo, ici, est donc envisagé comme un acte de créativité en soi, une manière de donner une seconde vie au morceau en détournant le disque de son usage originel.
Même son de cloche chez Ed Isar, expliquant que « ralentir de manière significative un disque fait baisser la musique de plusieurs octaves, transforme le genre des chanteurs et des instruments, élargit l’image stéréo et crée plus d’espace entre chaque élément ». Un constat que partagent l’ensemble des artistes interrogés et que la scène hip-hop connaît également à travers la pratique du “chopped and screwed”. Pour Antoine Hernandez, membre de Worst Records et du groupe Les Fils de Jacob, « la musique lente a un côté beaucoup plus massif et prenant, autant dans la tête que dans le corps ». C’est le concept, pour paraphraser mon ami Nunsense, du « lent et lourd ».
Lent et suave
Tous soulignent également le fait que ralentir le tempo inaugure une autre expérience de la fête et de la danse, plus proche de ce que, dans une autre optique, on peut retrouver dans la cumbia, le dub ou le dancehall. Nicola Cruz, le Lyonnais Low Jack, Simo Cell ou le représentant en chef du “deep reggaeton” DJ Python ne s’y sont pas trompés.
« Jouer en peak time à 95 BPM alors que le DJ précédent a terminé à 120, ça crée forcément un décalage : on sent tout de suite la différence. Mais les gens restent sur la piste. Les corps bougent complètement différemment, d’une manière très sensuelle, voire sexuelle », note Maurizio. Une atmosphère suave dont il repère d’ailleurs l’efficacité dans un certain type de soirée : « Il faut dire que l’on joue beaucoup en soirée gay ou queer, et c’est surprenant de voir à quel point les gens, quand le tempo ralentit, prennent le temps de s’embrasser, de se toucher. Il y a un vrai effet de ce point de vue là, qui invite les gens à être plus intime ». Une référence à peine masquée à l’un de ses morceaux les plus fameux : “Le PEDé BPM”. « Ce n’est pas pour rien que la musique porno est, en général, très lente. Mais il faut être au bon endroit, dans un club de petite taille pour créer cette ambiance. En festival, ça marche moins », conclut-il.
Déplorant le fait « qu’à Paris, le public ne soit pas encore tout à fait réceptif à ce genre de mood », Andrés est persuadé que ce dernier finira par comprendre. « Ça va venir, j’en suis certain. Quand ça marche, ça donne quelque chose entre la danse sensuelle goth d’Akasha dans La reine des damnés et quelque chose de tout à fait particulier qui donne envie de faire l’amour aux gens qu’on aime ». Car au-delà de réunir les acteurs d’une scène en pleine effervescence, l’objectif de Slug Rave est aussi de lutter contre l’idée selon laquelle une soirée devrait nécessairement commencer “doucement” avant d’exploser dans la rapidité. Ralentir, c’est en effet bousculer le déroulement d’une fête en club traditionnel et, ainsi, légitimer des styles de musique ou des rythmes trop souvent relégués dans les chill zones ou cantonnés aux warm up. Quand ses représentants ne se font pas tout simplement prier par des membres du public “de commencer à envoyer”.
Politique de la lenteur
Être une limace, pour autant, ce n’est pas seulement jouer de la musique lente pour sa profondeur sonore ou sa sensualité. C’est également, pour les membres de Slug Rave et DJ Athome, une démarche politique et sociale où la lenteur exerce une fonction quasi émancipatrice. Ralentir la danse permettrait, tout comme le défoulement, de relâcher la pression et de construire des relations moins superficielles avec les autres. Mais plus globalement, ce serait opérer ce que, dans un documentaire produit par Arte en 2016, l’un des chefs de file du collectif international Voodoohop appelle un “décentrement” (defocalize). Ralentir la fête pour échapper à la frénésie du quotidien, mais aussi fuir les grands centres urbains et adopter un mode de vie plus communautaire et proche de la nature.
Sans adhérer nécessairement à cette forme d’utopie new age, DJ Athome considère également le ralentissement comme « une démarche de vie et artistique globale », un changement profond dans sa manière de voir le monde. « Ralentir, c’est se placer à rebours de cette culture de l’immédiateté, d’un néolibéralisme qui, je pense, tue le plaisir », explique celui qui, en parallèle de son activité de DJ, exerce la profession de psychologue.
Cette analyse rejoint bien celle de « l’accélération du temps social » que repère le philosophe allemand Hartmut Rosa dans Aliénation et Accélération (2010) et, fidèle à l’héritage de la “théorie critique”, qu’il dénonce comme une formidable machine à susciter de la frustration par le caractère toujours plus éphémère et superficiel des plaisirs et des désirs qu’elle propose. « Lorsque tu attends une récompense et que tu dois travailler pour l’avoir, tu la savoures. Prendre le temps de faire de la musique et d’écouter lentement permet aussi de faire durer le plaisir », souligne Maurizio.
En cohérence avec cet érotisme musical, Maurizio compose donc à son rythme et, depuis deux ans, planche sur le prochain album de Front de Cadeaux avec son comparse Hugo Sanchez. Au point de s’interdire d’écouter les nouvelles sorties afin de ne pas être… pris par le temps. Car la spécificité de l’accélération, notait Rosa, est que le gain de temps qu’elle provoque en apparence se trouve instantanément rempli par une myriade de micro-tâches inutiles et de stimulations futiles produites par un marché qui, à l’instar de la nature, à une sainte horreur du vide. Ralentir le BPM, conclut Ed Isar « c’est au contraire demander aux gens de savourer l’instant présent et, en définitive, subvertir la normativité ambiante tout en se rapprochant du rythme des battements du cœur ».
Alors, prêt à emprunter le sillon (baveux) de la limace ?
Le premier évènement organisé par Slug Rave se tiendra à La Station- Gare des Mines ce vendredi 24 janvier 2020 et réunira DJ Athome, Andrés Komatsu, Fatma Pneumonia, Syndrome Prémenstruel, Ed Isar et Psycho Tropiques. La veille, le collectif sera aux manettes de Dizonord pour un takeover tout en lenteur.
Toutes les informations et la billetterie sont disponibles sur la page Facebook de l’évènement.