Par Axel Cadieux
C’est l’une des premières scènes du film. Une quinzaine de jeunes adultes dansent sur scène, dans une lumière noire, bleutée, électrique. Pulls Fila, bananes à la taille, k-way fluos et émojis acides. Les gestes sont doux, amples, les yeux fermés. Chacun est dans sa bulle jusqu’à ce que quelques corps, parfois, se rapprochent. Un classique de la techno française du début des années 90 retentit : le mythique “Acid Eiffel”, de Choice (trio composé de Laurent Garnier, Didier Delesalle et Ludovic Navarre). Suivront Jeff Mills, Underground Resistance, Drexciya ou encore The Martian. Le rythme est plutôt rapide, mais les mouvements des danseurs ralentis à l’extrême. Le tempo, difficile à maintenir, est dicté par une grande ordonnatrice, à l’écart, comme en surplomb : « Explorez les rotations », dit-elle. «Trouvez une respiration commune. Bien ancrés dans le sol et encore plus quand vous vous élevez. Plus vous vous ancrez dans le sol, plus vous ressentirez le rebond. Ancrez quand vous descendez, et encore plus quand vous remontez. » Gisèle Vienne est artiste, chorégraphe, plasticienne et metteuse en scène franco-autrichienne. Elle et sa troupe sont au cœur d’une répétition de Crowd, pièce de théâtre inspirée des premières raves. Sur scène, les comédiens s’approchent et s’éloignent, se frôlent, se caressent ou se fuient : une multitude d’histoires sont racontées, par l’entremise des gestes, sans dialogue ni contexte.
Fasciné par le concept – et par ailleurs ami de longue date de Gisèle Vienne – le cinéaste autrichien Patric Chiha décide de suivre la troupe en tournée à travers l’Europe : Allemagne, Suisse, France, Autriche et Pays-Bas. Pas d’idée préconçue ni de dispositif de mise en scène fixe et immuable, mais l’intention de saisir l’insaisissable : cet instant où le club et ses habitants de passage volent vers l’abstraction, contractent le temps et forment un tout simultanément disparate et homogène. Ce moment fugace de présent absolu, cet entre-deux lors duquel le dancefloor devient espace de fiction et propulse vers des zones mystiques, où la compréhension de l’autre ne passe plus par la parole mais par le geste, l’aura et l’instinct. En tant que cinéaste, c’est un défi : quelle approche adopter ? Quelle distance vis-vis des corps, quel rythme de montage ? Ici, pas de voix off ni d’interviews, pas de montage qui tenterait de s’accorder au rythme des morceaux, et encore moins de gros plans abstraits qui singeraient l’impressionnisme : Chiha évacue la frénésie et privilégie d’emblée le plan fixe ou le léger panoramique, laisse durer les plans et installe une forme de langueur et d’hypnose. À rebours de certaines représentations usuelles et caricaturales du club, de sa musique et de ses danseurs, Si c’était de l’amour se veut tendre et chaloupé, tel une sorte de Climax solaire, positif, qui aurait troqué sa descente aux enfers pour la célébration des corps et de ce qui en émane.
Puis, progressivement, l’intérêt de Patric Chiha se déporte : partant du groupe, de l’osmose, il chemine vers les histoires individuelles et les comédiens, qui ont eux-mêmes écrit leur rôle avec l’appui de Gisèle Vienne et d’un écrivain. Le quatrième mur est brisé et les échanges en coulisses prennent le pas sur la scène. Le documentariste se fait oublier, trouve la distance juste pour capter, sur le vif, des discussions entre danseurs et danseuses qui relèvent de l’intime, en dépit de la présence de la caméra. Un petit miracle en soi, qui fait en plus émerger un constat : ce qui se passe “on stage” a des répercussions “off stage”, et inversement. Les deux espaces sont poreux et se confondent. Une attraction et un désir réels peuvent, dans Crowd, se transformer en danse lascive, sans que rien ne soit explicité. « Je veux juste me sentir proche de quelqu’un », lâche Oskar, un comédien. « Sentir la chaleur de sa peau. Sentir son odeur. Je le caresse pour sentir la texture de sa peau sous mes doigts. Pour sentir sa respiration sous son torse. Pour être un instant, une seule personne avec l’autre. » Est-ce ici l’acteur qui parle, ou le personnage ? Peu importe, finalement. Le cinéaste cultive l’incertitude et les simples enveloppes corporelles qui dansaient en quête d’autrui et de sens sont désormais habitées, incarnées. Elles laissent entrevoir des individus dans le doute, pétris d’angoisses, de cicatrices et de questions restées sans réponse.
Un comédien le révèle sans ambigüité : « Heureusement qu’il y a la fête pour oublier. Heureusement qu’il y a les autres pour oublier. » Dans Si c’était de l’amour, le club et le dancefloor sont polymorphes : d’abord perçus comme des lieux tendant vers l’abstraction, propices à l’expression et à la créativité la plus débridée, ils deviennent des sortes de refuges, des bulles d’amnésie temporaire offrant aux comédiens – et à leurs personnages – une forme de réconfort total. Aux deux tiers du film, Chiha brise son dispositif de mise en scène et quitte la troupe pour insérer des images d’archive de l’une des premières soirées techno du Palace, à Paris, à la fin des années 80. Ces quelques plans a priori anodins, déjà marqués par l’usure du temps, se parent ici d’une puissance insoupçonnée : celle de l’appel de la fête et de l’oubli qu’elle propose, malgré la nostalgie et la mélancolie qui guettent déjà. Le cinéaste lui-même finit par ne pas y résister, et clôt l’œuvre en abandonnant sa position pour passer devant la caméra. Dans l’intimité d’un appartement, il s’adresse à son amie d’enfance et chorégraphe : « Et si on dansait, Gisèle ? »