Shkoon : quand un réfugié syrien fait de la techno avec un producteur allemand

Écrit par Thémis Belkhadra
Le 18.01.2017, à 11h59
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Écrit par Thémis Belkhadra
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Shkoon est né il y a un an, de la rencontre entre un producteur allemand et un réfugié syrien. Mêlant mélodies planantes, beats discrets et rythmes orientaux, leur live modernise les chants traditionnels du Moyen-Orient à la sauce deep house. Un appel à la tolérance, à l’ouverture et au partage qui se fera entendre à Paris, pour la première fois ce vendredi 20 janvier avec le collectif Nayda. 

https://www.youtube.com/watch?v=lQe1tpgy7oQ

Deux destins opposés

La vingtaine bien entamée, Ameen Khayr et Thorben Tüdelkopf ont fait leurs armes dans deux pays, deux environnements et deux contextes très différents. Le premier a grandi à Deir ez-Zor, une importante cité syrienne posée sur les rives de l’Euphrate à deux heures de Racca. Jadis paisible (un adjectif tout à fait relatif dans la région, on le sait), la ville est aujourd’hui réduite en cendres, tristement visée par des affrontements toujours plus meurtriers entre les différentes forces qui occupent le pays. De son côté, Thorben grandit dans un cadre bien plus tranquille, dans l’une des plus grandes villes d’Allemagne, Hambourg.

Deir ez-Zor, Syria 2011 © Jose Javier Martin Espartosa

Ameen : “Je prenais position ouvertement et ça ne plaisait pas à certains professeurs. On m’a enfermé en prison à la fin de ma deuxième année, et j’y suis resté jusqu’à la fin de mes examens.”

La vie d’Ameen n’a pas attendu la guerre en Syrie pour se compliquer : “J’étais étudiant en ingénierie dans une université publique et je faisais parti d’un groupe d’activistes. On menait des actions pacifistes et des manifestations contre la politique du gouvernement”. Cet engagement en faveur de la liberté lui attirera des ennuis après plusieurs mois sur les bancs de Deir ez-Zor. “Je prenais position ouvertement et ça ne plaisait pas à certains professeurs, reprend-t-il en pesant ses mots. On m’a enfermé en prison à la fin de ma deuxième année, et j’y suis resté jusqu’à la fin de mes examens”. Alors recalé de sa formation, Ameen est forcé à rejoindre l’armée syrienne. Il refuse et commence à penser à sa fuite. C’est en juin 2015, deux ans plus tard et alors que la guerre bat de ses vils tambours dans tout le pays, qu’il se décide finalement à quitter sa Syrie natale. “Je suis toujours fortement lié à mon pays, affirme Ameen. J’ai des souvenirs et de la famille là-bas mais j’ai perdu une grande partie de toutes ces choses… Je réponds toujours aux questions que les gens se posent, mais ils ne savent rien de ce qu’il s’y passe…” Sur son passé et l’avenir de son pays, le musicien reste volontairement imprécis. Une réserve qui naît peut-être d’un désir de donner voix à la lumière plutôt qu’aux ténèbres, et de partager son expérience au-travers de sa musique.

Thorben, lui, a suivi un tout autre destin. À Hambourg – l’un des plus importants centres économiques européens, ce jeune et déjà passionné de musique y suit une formation de piano classique pendant de longues années. “J’ai basculé dans la musique électronique en 2012, raconte-t-il. Je ne sais pas vraiment pourquoi, en fait, je n’ai jamais été ce mec ultra fêtard”. Curieux, il s’intéresse à la culture des musiques électroniques sans écumer les clubs. Son ambiance favorite, il la trouve dans de “grands espaces extérieurs où l’on parle d’amour et non d’argent”. Il se forme seul, accumulant différentes machines et apprenant les rouages des logiciels de production musicale. Son travail se concentre alors déjà sur les harmonies et les mélodies plus que sur les beats, fréquences et textures qui font la joie de ses concitoyens.

La rencontre

Si notre voyeurisme journalistique attendait de cette percée hors de Syrie le récit d’un voyage éprouvant et malheureux, la réponse du concerné est finalement tout autre : “J’ai simplement pris l’avion en direction d’Istanbul”. Preuve qu’une même réalité connaît toujours plusieurs déclinaisons. Ameen ne restera que deux mois en Turquie : “Je devais trouver un moyen pour reprendre mes études et ce n’était clairement pas possible là-bas”. Son nouvel objectif : la Suède. Il entame un long périple à travers la Bulgarie, la Serbie et l’Autriche avant d’arriver à Hambourg : la dernière étape qui le séparait encore de sa destination finale. “Je suis tombé d’amour pour cette ville”, clame-t-il. Il ne quittera plus l’Allemagne, comme s’il avait senti que quelque chose d’incroyable l’attendait ici, et s’installe dans un camp de réfugiés en périphérie. Loin de notre échec national baptisé “la Jungle”, les réfugiés sont accueillis dans un endroit couvert offrant un minimum de confort.

Hambourg, Allemagne N/C
Hambourg, Allemagne N/C

“C’était épuisant. On travaillait de 9h à 21h, non-stop, tous les jours, pour vivre et maintenir le camp en état”, se souvient Ameen. À la sortie du camp, des bénévoles locaux se tiennent prêts à filer un coup de main, offrent des vêtements ou des fournitures de première nécessité. Notre futur musicien se lie vite d’amitié avec l’un d’eux qui le prend sous son aile : “Il m’a invité trois ou quatre fois à dormir dans le salon de sa colocation avant que lui et tous ses colocataires m’invitent à leur tour à rester”. C’est dans cet appartement que va naître Shkoon quelques semaines plus tard.

“On était une dizaine à vivre dans cet appartement. On a vus Ameen faire des allers-retours plusieurs fois, c’était curieux”, raconte-t-il. Le groupe de colocataires flaire l’occasion de partager une expérience unique en apportant une aide précieuse. Ils se décident à offrir un toit à leur nouvel ami : “On savait que ça allait nous apporter autant qu’à lui”. Ameen n’hésite pas longtemps et rejoint la bande de joyeux allemands musiciens. Notre migrant solitaire découvre alors un monde loin du sien, fait de création improvisée et de joie partagée simplement, loin de la trime et des épreuves auxquelles la vie l’avait soumis jusqu’alors.

Ameen : “J’ai toujours exploré et apprécié la musique en général. Surtout les musiques traditionnelles, mais aussi le jazz, le blues et ce genre de vieilleries occidentales.”

Ameen assiste aux jam-sessions nocturnes et s’en délecte timidement. “J’ai toujours exploré et apprécié la musique en général. Surtout les musiques traditionnelles, mais aussi le jazz, le blues et ce genre de vieilleries occidentales. Je n’ai jamais pensé à produire de la musique ou à chanter en public ; le seul endroit où je chantais avant de rencontrer Thorben c’était dans mes toilettes”, reprend Ameen. Thorben et ses amis finiront par le pousser à l’acte, trop curieux d’entendre à quoi pouvait ressembler la langue arabe sur leurs créations éphémères.

Shkoon LIVE – 21.1.2016 – Barbarabar, Hamburg from Shkoon on Vimeo.

Shkoon : “Saisir nos différences pour les unir sous des valeurs d’amour, de singularité et de partage entre les cultures”

“Il était très timide, se souvient Thorben. On l’a mis à l’aise puis il s’est complètement lâché. Tout le monde était impressionné et c’est comme ça que ça a commencé”. Le producteur prépare alors un live pour une date en décembre, et à vrai dire, “ne sait pas vraiment ce [qu’il jouera] ce soir-là”. Il toque à la porte d’Ameen et lui propose de se joindre à lui : “Je lui ai dit de ne pas se mettre la pression, qu’on utiliserait l’autotune pour corriger les fautes mais on n’en a même pas eu besoin”. L’apprenti chanteur, qui étonne par sa voix déjà très affirmée, se met devant le micro du home studio de son colocataire et c’est la révélation : “Thorben m’a révélé à un aspect presque divin de la musique et je me suis tout de suite senti prêt à l’aider”.

Après un après-midi de sessions jam en studio, le duo monte sur scène pour la première fois à Hambourg en décembre 2015. Ils improvisent un live primitif qui subjuguera déjà l’auditoire. La fusion, simple mais authentique, entre le modernisme électronique et les traditions orientales charme le public et Shkoon voit le jour. Les choses sont ensuite allées très vite, gig sur gig, approche du label Underyourskin Records… Ce qui était seulement un “moyen original de faire connaissance” devient une affaire sérieuse et finit par sceller l’amitié des deux musiciens. Le travail de production donnera naissance à trois premiers titres, trois visions modernisées de chansons populaires de la tradition arabe : “Ala Moj Al Bahr”, “Jarra” et “Mulajia”. C’est finalement en décembre 2016 que le duo a sorti son premier EP, Letters.

Thorben : “Ameen a d’abord dû traduire les paroles, pour que je les comprenne et que j’imagine quelque chose de cohérent.”

La plupart de leurs productions sont des ré-interprétations modernes de chants traditionnels moyen-orientaux ; un choix artistique qui les place dans le sillon du groupe Niyaz. Thorben les décrit comme des “poèmes magnifiques” qu’il juge “toujours d’actualité” : “Reprendre ces titres, c’est une manière pour nous de les introduire en Europe mais aussi de leur donner une nouvelle envergure”. Le producteur avoue avoir beaucoup travaillé pour saisir toutes les règles et les subtilités de la musique orientale : “Ameen a d’abord dû traduire les paroles, pour que je les comprenne et que j’imagine quelque chose de cohérent. Aussi, dans la musique arabe, chaque rythme a un sens. Il faut respecter certaines règles pour accorder ces différents rythmes et rester authentique. Ameen n’est pas seulement bon chanteur, il m’a aussi beaucoup aidé à ce niveau”.

Dans le cas de Shkoon, la fusion électro-orientale est directement liée à leur histoire et aux valeurs sur lesquelles leur duo s’est formé. Pour Thorben, l’important était de “saisir [leurs] différences pour les unir sous des valeurs d’amour, de singularité et de partage entre les cultures”. Ameen développe : “Nous ne sommes différents que de par les lieux où nous naissons. Thorben et moi, on ne voit pas les gens comme des Français, des Allemands ou des Syriens, mais comme de simples êtres humains”.

Au vu de la situation d’Ameen, leur mobilité reste limitée. En Allemagne, ils ont déjà joué dans plusieurs salles de Hambourg, au Katzensprung ou encore au Fusion Festival. C’est en dehors de l’espace Schengen que les choses se compliquent. En décembre dernier, leur prestation à Beyrouth a été compromise par un refus de visa. Un problème réglé après quelques négociations entre le promoteur et l’ambassade : “Maintenant on sait que c’est possible, en tout cas au Liban”.



Si l’histoire est belle, leur live l’est tout autant. Dominé par une deep house planante – ils diront “slow-house” – il met l’accent sur la voix d’Ameen et le mysticisme des chants qu’il interprète. Thorben y tord des mélodies intuitives qui laissent souvent place à l’improvisation. Les rythmes traditionnels orientaux sont également disséminés tout au long de ce live aussi envoûtant qu’innovant. Loin de la world-music, de la techno et des fusions basiques, Shkoon propose un voyage inédit porté par des nappes psychédéliques et une voix chaudement sensuelle. Ils transportent l’auditoire avec véhémence dans un univers sensible et poétique sans oublier de faire s’agiter les membres détendus. C’est alors que, dans l’intensité de leur performance et malgré que leur histoire soit importante, celle-ci finit par s’effacer au profit de la beauté de leur proposition scénique et musicale.

Shkoon se produira pour la première fois à Paris ce vendredi 20 janvier, amené par l’association Nayda, destinée à représenter les couleurs de la scène électronique orientale à Paris. Ils ouvriront les festivités dès minuit avec leur performance qui sera suivie de celles de Shadi Khries, Wardita et Koddi. Les préventes coûtent 10€ et se retirent en suivant ce lien.

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