Né dans les environs de Detroit, Ryan Elliot semble promis à une carrière dans l’industrie automobile plutôt logique pour un habitant de la Rust Belt. Mais suite à différents coups du destin, l’ancien analyste chez Ford a pu livrer ces dernières années, avec son Panorama Bar 06 et le nouveau fabric 88, deux des meilleures compilations parmi les plus célèbres séries qui existent aujourd’hui. « J’ai étudié à la Western Michigan University et obtenu un diplôme en économie et finance. Je suppose que pas beaucoup de DJ’s peuvent s’en vanter. Pendant dix ans, j’ai travaillé chez Ford et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à mixer, assez tard finalement », raconte-t-il.
Petit garçon dans une ville de campagne, il a une enfance banale passée à faire du sport avec ses copains. La musique qu’il découvre grâce aux radios de Detroit capte cependant son attention. Pas vraiment surprenant lorsque les émissions locales voient officier le « Wizard » Jeff Mills ou The Electrifying Mojo chaque semaine. Il enregistre alors de nombreuses cassettes, avant de découvrir les clubs une fois parti à l’université. À cette époque, la culture rave de Detroit est gigantesque : Richie Hawtin, Jeff Mills, Robert Hood et bien d’autres sont les habitués du Motor où il effectue ses premiers pas de danse.
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Lui et ses amis sortent mais ne connaissent pas un seul DJ ; et personne ne peut répondre à ses questions : « Qui joue, que fait le mec derrière les platines, et où peut-on acheter cette musique ? » Avec son colocataire, il achète un ensemble bas de gamme d’enceintes et platines, et s’engage dans une passion devenue rapidement obsessionnelle : « Personne ne nous a appris comment mixer, nous avons tout découvert nous-mêmes et je pense que c’est la meilleure façon. Ça me chagrine que les gosses aujourd’hui subissent la tentation Traktor car c’est plus facile. »
Ryan apprend de son côté en s’exerçant tous les jours. Avec ses potes, il installe dans une cave une sorte de mini-club qu’ils décorent. Entre les cours, ils y passent tout leur temps libre, et écoutent ce que les uns et les autres jouent en buvant des bières. Si la plupart d’entre eux ne vont pas persister et progressivement rentrer dans la vie active, Ryan, de son côté, ne lâche pas l’affaire et commence à vivre une sorte de double vie. Il s’évade ainsi en fin de semaine pour jouer à Tokyo ou ailleurs, avant de revenir le lundi pointer au bureau : « Je ne veux pas donner l’impression d’être arrogant, mais j’étais bon en tant que DJ et en tant qu’analyste. J’arrivais toujours à trouver le temps pour les dates en tant que DJ… Mais le lundi matin, lorsque tu as pris l’avion tout le week-end, ce n’était pas très glamour. Ça peut donner l’impression que c’est cool, mais lorsque ton boss pense que tu taillais la haie de ton jardin, ça ne l’est pas. J’aimais mon job mais j’ai dû choisir. »
La décision de dédier sa vie à la musique s’impose, sauter le pas est en revanche difficile. Comme c’est le cas pour de nombreuses familles aux USA, ses parents ont énormément sacrifié pour l’envoyer à l’université. Il ne veut pas les décevoir et leur déclarer : « Merci, mais je vais tout lâcher pour être DJ. » Cette culpabilité l’empêche longtemps de partir, mais ceux-ci se révèlent compréhensifs et l’encouragent à poursuivre ce qui « le rend heureux. »
Libéré, il décide de partir vers l’Europe afin de développer sa carrière. Londres, Paris le tentent, mais c’est à Berlin qu’il finit par poser ses valises. Sa première visite date de 2006 et il a déjà joué le Panorama Bar en 2007 ; les nombreux DJ’s déjà installés dans la ville finissent par le convaincre. « En 2009, je suis parti avec mon chat et quelques centaines de disques. Étrangement Berlin était un peu comme Detroit, c’était très familier », se souvient-il.
Les Berlinois ressentent une sorte de lien de parenté avec la Motor City, et s’il admet que déclarer venir de Detroit a pu l’aider parfois au début, il précise n’avoir « pas trop joué cette carte, n’ayant jamais été un pote de Jeff Mills ou Moodymann ». Rapidement, il intègre la très respectée agence du Berghain, devenant un des résidents les plus appréciés pour l’énergie qu’il développe dans chacun de ses sets. « Je donne toujours le maximum, je me dis que les gens ne sortent pas souvent, certains vont économiser afin de pouvoir se payer un billet pour venir dans les clubs de Berlin ou d’ailleurs. Pour eux et n’importe qui venant faire la fête, je me dois de donner le meilleur de moi-même. Ça me rend rend heureux et je suis très reconnaissant. » explique-t-il.
La consécration vient quelques années plus tard avec le Panorama Bar 06, splendide compilation qui rejoint celle de Cassy au rang des meilleurs mix du club. S’il ne se décrirait pas comme ayant un trouble obsessionnel compulsif, Ryan admet cependant avoir une obsession pour les détails qui peut rendre particulièrement douloureux le processus de création. À cela s’ajoutent les méthodes héritées de son passé d’analyste. Il évoque ainsi un peu gêné son utilisation de tableaux Excel pour élaborer minutieusement des charts, et des playlists de morceaux qui fonctionnent bien ensemble. Pour le nouveau mix estampillé fabric, il note aussi avoir tenté de replacer le contexte du CD, avant d’essayer de recréer ce que les gens viennent entendre lorsqu’ils visitent le club londonien : « Pour moi, fabric est cette sorte de groove continu, c’est ce dont je me souviens depuis ma première fois là-bas lorsque je m’y suis rendu comme touriste en 2001. Je voulais donner un avant-goût de cela tout en sachant que je ne pouvais pas répliquer l’ambiance, car la plupart des gens vont écouter ce mix avec des oreillettes dans le train ou le métro. Sinon, j’enregistre beaucoup avant de réécouter quelques jours plus tard, et lorsque des éléments ne fonctionnent pas, je recommence à zéro. »
Avec tout ce travail étalé sur plusieurs mois, que cet épisode 88 soit un franc succès artistique n’est pas vraiment une surprise. Le format lui tient aussi vraiment à cœur, comme l’illustre cette anecdote qu’il relate avant de nous quitter : « Lorsque je débutais, chaque année, je faisais un mix que j’enregistrais sur des CD que j’emballais. Je réalisais même une illustration pour l’occasion. Ensuite, je les donnais aux gens, simplement parce que j’aimais le faire. Un mix permet à un DJ de raconter une histoire avec de la musique. Peut-être qu’il y en a trop aujourd’hui, mais cela continue de servir un but. »