Róisín Murphy : la réincarnation d’une chanteuse de Sheffield en princesse disco

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Adrian Samson
Le 07.10.2020, à 18h31
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©Adrian Samson
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Conçu sur une période de neuf ans, le nouvel album de Róisín Murphy est une pure bombe disco électronique, et l’une des sensations de cette rentrée. En ces temps de crise, l’icône Irlandaise replonge dans une période insouciante qui a vu les charts anglais être pris d’assaut par une vague dance jouissive et révolue.

Par Brice Miclet

Nous vivons une drôle d’époque. À quel point est-il difficile pour un artiste de vivre dans des temps où produire un album tous les deux ans semble être une exigence ? En quoi cela influence concrètement la sono mondiale et la manière de produire la musique ? Toutes ces questions existentielles et commerciales, Róisín Murphy n’en a strictement rien à cirer. Tant mieux. Car n’avoir que faire des carcans souvent trop lourds à assumer lui permet aujourd’hui de s’en libérer, et d’offrir un cinquième album solo, Róisín Machine, qui est sans conteste l’une des sensations de cette rentrée. Neuf ans de confection pour dix titres… La productivité est basse, mais la qualité est haute.

Si cet album est aujourd’hui encensé par la critique, c’est pour plusieurs raisons. D’abord parce que ce mélange de disco électronique et de pop débridée le rend savoureux, en tout point. Nous y reviendrons. Mais surtout parce qu’il replonge son auditeur dans une époque qui a vu l’Irlandaise devenir presque égérie d’une dance music qui conte, dit, et affirme des choses. C’était les années 1990, à Sheffield, et Róisín Murphy s’en souvient évidemment très bien : « À l’époque, il y avait quelque chose de complètement fou et futuriste dans cette ville. Tout le monde voulait faire avancer la musique, les studios poussaient comme des champignons. Les magasins de disques, les nouveaux labels… Ça allait à une vitesse ! C’était très différent de Manchester, où les gens avaient souvent des jobs très variés. À Sheffield, ils montaient leurs shop, leurs studios, et bossaient à l’usine le reste du temps. C’était une vraie fierté. »

© Adrian Samson

Pure malt

Avant de devenir une figure musicale et une icône gay (mot valise qu’elle accepte volontiers) grâce à son groupe Moloko (de 1994 à 2003), Róisín Murphy a quitté son Irlande natale dès la pré-adolescence pour Manchester. Puis lorsque ses parents sont retournés au pays, elle a choisi de rester sur place, pour ensuite migrer à soixante bornes à l’Est, à Sheffield. C’est là-bas qu’elle s’acoquine avec Richard Barratt, alias DJ Parrott, qu’elle aide à organiser ses premières soirées, mais aussi au producteur Mark Brydon. Lors de leur rencontre, ce dernier lui dira : « Je ne sais pas ce que tu vas devenir, mais tu vas devenir quelqu’un. » Un pari sur l’avenir qui se concrétise avec la fondation du duo Moloko qui, à la fin de la décennie, marque les charts anglais avec des singles tels que « Sing It Back » ou « Familiar Feeling ».

Mais Róisín Murphy garde en elle la trace de son expatriation. De son Irlande natale, elle se souvient particulièrement de l’omniprésence de la musique. « Les gens y chantent les mêmes chansons depuis des années. Il chantent, chantent, chantent toute la nuit. Là-bas, tout le monde connaît beaucoup de chansons. Pour chaque moment du quotidien, il y en a une. Quand j’étais petite, j’étais entourée de personne qui en écrivaient. Il y avait celle de l’oncle Max, celle de tante Annie, etc. Ils chantaient des chansons connues, mais aussi les leurs. Dans la culture irlandaise, c’est quelque chose d’élémentaire. » Autant de mélodies qu’elle reproduira ensuite, toujours en écrivant ses textes, toujours avec ce besoin de raconter quelque chose. La voix de Róisín Murphy ne sert pas d’habillage à la musique des producteurs. C’est l’inverse.

Prendre le temps

Toute cette époque est désormais révolue. La preuve, Róisín Murphy est parfois réveillée par des revivals un peu révisionnistes qui ont le don de l’énerver. Alors, pour reprendre le contrôle de son histoire, elle retrouve régulièrement ses potes de Sheffield pour fournir la base de sa discographie. Matthew Herbert (sa série de maxis Sequins, l’album Ruby Blue en 2005) et Eddie Stevens (l’EP Mi Senti en 2014, les albums Hairless Toys en 2015 et Take Her Up To Monto en 2016) sont les artisans de sa continuité, qui sera remise en cause au milieu des années 2000 par une période de doutes et de bisbilles avec son label. La maternité nouvelle aidant, elle se remet dans la bonne direction en retravaillant avec DJ Parrott : « Avec Parrott, notre première collaboration remonte à la fin des années 1990, avec le projet Spook. On a fait le morceau “Feel Up” ensemble, je crois même que c’est la première fois que je collaborais réellement avec quelqu’un hors Moloko. Et puis, ça a continué au fil des ans. Quand je veux changer de direction, c’est lui que j’appelle. »

Changement de direction donc. En 2012, les deux larrons décident que la musique de Róisín Murphy sera désormais teintée de disco et de dancefloor, délaissant certains accents jazz trop proprets qui avaient pu, ça et là, ponctuer sa musique. Mais visiblement, toutes ces évolutions prennent du temps. Les titres se construisent sur plusieurs années, sont testés en live, remixés, réarrangés en studio… Surtout, tous ces morceaux sont inspirés de ces temps où Sheffield était un terrain de jeu tel qu’il n’était en rien nécessaire de s’exiler à Londres. La pochette est d’ailleurs un avertissement : Róisín Murphy y paraît en punk peinturlurée, ou en princesse disco toute droit sortie d’un club suintant.

« Boys, gimme the track ! »

L’album s’appelle Róisín Machine. Pour l’aspect industriel des musiques dont elle se revendique ? Non, plutôt pour la ville qui l’a vue éclore, encore. « Sheffield est une ville qui a été faite par les machines, jusqu’à devenir une machine elle-même. Lorsqu’elles se sont tues, lorsque les emplois sont partis et que les usines ont fermé, la ville s’est arrêtée. C’était déjà le cas quand je suis arrivée. L’art, la scène musicale, a colonisé les vieilles usines. Dans la musique de Sheffield, on entend encore les machines résonner, y compris dans Moloko. » Et dans cet album.

La chanteuse met une nouvelle fois un point d’honneur à écrire ses textes. Sauf pour « Something More ». Cette fois, c’est la productrice Amy Douglas qui s’y est collée. C’est la première fois que  Róisín Murphy demande à un tiers de rédiger une chanson pour elle (mis à part l’EP Mi Senti, sur lequel elle reprenait des classiques de la pop italienne). « J’aime écrire, c’est quelque chose de sain. Mais parfois, j’ai aussi envie de m’asseoir et de m’enlever cette pression de l’écriture. Pour “Something More”, j’ai transmis cette pression à Amy Douglas. C’est une hyperactive, elle peut se mettre au piano et écrire trois superbes chansons en une nuit. J’en suis incapable. J’ai besoin que les gars m’amènent de la musique. Je leur dit tout le temps : « Boys, gimme the track ! » Ensuite, je peux écrire. »

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La nuit, tard, très tard

Róisín Machine est peuplé d’idées folles, que ce soit ce morceau d’ouverture (composé dès 2012), longue house toute en basses, comme pour nous rappeler l’identité définitivement dancefloor de sa musique, ou encore le rageur « We Got Together », beaucoup plus UK, qui nous emmène dans un vaisseau spatiale lancé à toute vitesse. « Cette chanson est née en live. On a fait durer la fin du morceau et je me suis mis à scander : « We got together ! » Ça n’était pas une façon de dire qu’il fallait se rassembler, mais plutôt que malgré les merdes qui nous sont tombées dessus, nous sommes restés soudés. » Un écho à la crise mondiale actuelle, qui a impacté l’écriture de l’album, et qui l’a poussée à créer des lives confinés depuis chez elle, semblables aux concerts qu’elle donne : faussement sophistiqués, totalement jouissifs.

Si la musique électronique de Sheffield est réputée clinique et peu émotive, un peu trop cérébrale pour certains, Róisín Murphy n’est pas de cette espèce. Son nouvel album non plus. Il est d’une superbe décontraction, que ce soit dans les accents funk de « Murphy’s Law » ou dans la disco-house effrénée de « Jealousy ». Il est également une parfaite illustration de cette capacité folle à écrire des chansons qui se dansent la nuit, tard, très tard. Ça a l’air simple dit comme ça, mais ça ne l’est pas. « Cet équilibre, c’est mon truc. C’est ce que j’essaie d’apporter depuis des années. Je dis à ceux qui m’écoutent : “Venez avec moi. Je ne sais pas où je vais, mais allons-y ensemble, on devrait se marrer.” » Bien noté.

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