Robin Campillo : “La house était la BO de l’épidémie, et de notre naïveté à tomber amoureux pour la soirée”

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Céline Nieszawer
Le 21.08.2017, à 13h55
09 MIN LI-
RE
©Céline Nieszawer
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Céline Nieszawer
Récompensé de six Césars dont celui du meilleur film et de la meilleure musique originale, Grand Prix du jury lors du dernier Festival de Cannes, 120 battements par minute retrace l’épopée d’Act Up, à la fin des années 80, alors que la scène house bouillonne dans les clubs français. Son réalisateur Robin Campillo revenait l’été dernier pour Trax sur cette période pour laquelle il ne garde aucune nostalgie.Par Matthieu Foucher

Interview publiée en juillet 2017 dans le cadre d’un dossier spécial du Trax #204. Ce numéro est toujours disponible sur notre magasin en ligne.

La première fois que j’ai vu 120 battements par minute, j’ai été particulièrement marqué par le silence extrêmement lourd qui pesait sur la salle pendant le générique de fin. Impossible de prononcer autre chose que quelques balbutiements hébétés. En retraçant les débuts d’Act Up-Paris, cette « association issue de la communauté homosexuelle veillant à défendre toutes les populations touchées par le SIDA » née en 1989, Robin Campillo s’attaquait à un défi colossal. Et pourtant, 120 battements par minute est une claque magistrale et un hommage incroyablement puissant à cette poignée d’activistes qui, frappée de plein fouet par l’épidémie, a décidé de prendre radicalement les choses en main pour enfin réveiller les consciences, quitte à se faire violemment détester.

Comme jeune pédé, j’ai mis longtemps à m’intéresser à la question du sida. Le sujet me paraissait dépassé, froid, désincarné, bien éloigné de mes préoccupations. Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre à quel point, pourtant, cette histoire était mon histoire, et combien elle était politique. C’est d’ailleurs l’ironie de la chose : c’est justement parce qu’ils sont morts qu’une génération entière de gays n’est aujourd’hui plus là pour témoigner. Cette passation ne s’est pas faite et le sida, dans ma propre vie, se fait avant tout ressentir par l’absence qu’il a créé.

Porter cet héritage, le transmettre et continuer à le faire vivre m’apparaît désormais essentiel. C’est ce que parvient à faire brillamment le film de Campillo et c’est peut-être là, justement, toute la force du cinéma. En sortant de la projection, j’en suis reparti avec un sentiment encore plus fort de respect et de gratitude pour celles et ceux qui ont lutté avant moi. 120 battements par minute, c’est une ode à la fureur de vivre, à la danse face à la maladie, c’est un appel au courage politique qui donne envie d’aller se battre. Et comme personne n’en parle mieux que lui, nous avons eu le plaisir de rencontrer son réalisateur qui a tant secoué le Festival de Cannes.

Trax : Qu’est-ce qui vous a amené à Act Up ?

Robin Campillo : Ce qui m’y amène, c’est l’épidémie du sida et la manière dont je la traverse. J’avais 20 ans en 1982, au moment des premiers articles sur le sida, on parlait alors de « cancer gay ». Ça m’a rendu parano et très vite, j’ai arrêté de baiser. Je voyais arriver le mauvais scénario de science-fiction. Les articles à l’époque étaient très brutaux. Ils disaient en gros « la plupart des homosexuels vont mourir » et en même temps, il n’y avait aucune communication envers les gays, juste une énorme chape de plomb. Ça créait une ambiance horrible, une immense solitude. J’ai fait une école de cinéma en 83 mais je ne pouvais pas me projeter dans l’avenir parce que je pensais que j’allais mourir. Alors je suis devenu monteur, je montais des sujets pour le journal télévisé, notamment sur Act Up. J’avais tous les rushs, je voyais tous les à-côtés, comment les gens se comportaient. C’était très fort et très intrigant de voir des mecs sexy se balader dans la rue avec un t-shirt Act Up. Il y avait une forme de désir qui, après cette épidémie hyper glauque, donnait une impression solaire alors que ce groupe disait pourtant des choses très dures. D’un coup, on arrêtait d’être des gentils gays victimes du sida pour devenir des méchants pédés. Ils étaient très en colère, c’était libérateur.

C’était presque glamour en fait ?

Oui, vraiment. Un jour, j’ai vu Didier Lestrade à la télé, il parlait de communauté. À l’époque, c’était un gros mot ! J’ai décidé d’aller voir et j’ai assisté à ma première réunion. Les gens étaient extrêmement joyeux, heureux de faire communauté et de reprendre un peu le pouvoir sur cette épidémie que tout le monde avait subi pendant dix ans. Chez Act Up, les gens couchaient beaucoup ensemble. On parlait aussi énormément de la maladie, les mecs disaient plus facilement qu’ils étaient séropos.

Il y a une mise à distance chez ma génération de la question du sida, qui n’est plus pensé de façon politique.

Aujourd’hui, le sida n’est plus politique du tout. La parole est éteinte. Mais il faut se rendre compte qu’à l’époque, de l’impensé, il y en avait déjà beaucoup : une des cibles d’Act Up, c’était d’ailleurs la communauté gay qu’il fallait réveiller.

Les jeunes gays d’aujourd’hui ont souvent peu conscience de l’histoire d’Act Up mais aussi de la violence de cette époque pourtant pas si lointaine.

C’est générationnel. Quand les gens naissent avec les trithérapies, ça change beaucoup de choses. J’ai du mal à donner des leçons aux gens là-dessus ; ce que je peux faire, c’est proposer une vision de cette histoire. Mais je l’ai vu avec les jeunes acteurs du film, ils connaissaient un peu Act Up mais au fur et à mesure du tournage, ils tombaient des nues. La mort était une chose assez abstraite pour eux. Mais quand ils ont dû jouer des malades ou des gens qui pleurent un mort, ça a été extrêmement violent, ils ont été submergés. C’est comme si on leur racontait une histoire qui est quand même la leur parce qu’ils font partie de ce groupe-là, mais qu’ils n’ont pas incarnée. Et c’est comme si le film produisait cet effet sur eux.

C’est ce qui vous a donné envie de faire le film ?

Pour être honnête, non. Il y avait une nécessité pour moi de le faire, totalement égoïste. Ce n’est pas très original mais je suis un enfant de la Nouvelle Vague et pourtant, l’épidémie a créé un sentiment que ce cinéma que j’aimais tant ne pouvait pas rendre compte de ce que j’étais en train de vivre. J’ai commencé à me demander comment j’allais pouvoir faire des films à ma manière, des films fleuves. Ce qui m’intéresse au cinéma, c’est de montrer comment on passe d’un état à un autre. On n’a pas la même vision de la réalité quand on est amoureux que quand on est sous drogue. La maladie c’est un autre état, l’approche de la mort aussi. Tout cela crée des affects très différents, une perception de la réalité différente et donc une forme particulière.

Cette multiplicité d’affects est assez propre à Act Up aussi, ce mélange de colère, d’euphorie et d’empowerment…

Oui et surtout, Act Up était un petit théâtre, les gens jouaient beaucoup. Il y avait énormément d’autodérision, un côté très pédé. Et pourtant, même s’il y avait parfois beaucoup de mauvaise foi, il y avait aussi de l’intime qui sortait d’un seul coup : les gens commençaient à parler de leur maladie et à dire qu’ils n’allaient pas bien. Le réel refaisait surface et ces choses-là n’étaient pas antinomiques. Lors des actions, c’était pareil. On intervenait comme sur scène, dans des colloques, face à un public. Nous étions de mauvais acteurs qui changions le texte pour dire ce que nous pensions. Sans oublier l’enterrement politique, qui était vraiment un truc théâtral ! En faisant le casting, j’avais envie de réentendre cette musique des voix, cette façon dont les gens se parlaient, se chambraient, cette animosité. Il y avait des clans, des tensions, des choses très fortes, encore plus que dans le film.

Et pourtant les gens revenaient…

Parce que c’était un plaisir. Je n’ai pas la nostalgie de cette époque qui était très dure, avec des gens qui mouraient et qui étaient malades. Mais on n’allait pas à Act Up à reculons, on était contents de se retrouver. Act Up m’a formé et c’est grâce à ça que je suis revenu au cinéma. Grâce ou à cause d’Act Up, j’ai été obligé de sortir de moi pour écrire des textes, aller gueuler dans des laboratoires. Tu parlais d’empowerment, c’est vrai : les gens sont devenus plus grands qu’eux-mêmes. Didier Lestrade est devenu un grand écrivain parce qu’il a créé Act Up. Il a une manière d’écrire sur la musique et sur Act Up qui est incroyable et qui n’est pas suffisamment reconnue.

En parlant de musique, le titre du film comme les scènes de clubbing rendent un bel hommage à la scène house de l’époque.

Je voulais surtout rendre hommage à cette musique que j’adore. J’ai le sentiment que je dansais dessus tout le temps, c’était la BO de l’épidémie. Chez Shazz ou Masters At Work, il y a de la mélancolie qui me rappelle cette époque, ça me touche énormément. J’ai repris un morceau de Mr. Fingers, What About This Love, remixé par Kenlou, qui est sublime. Cette musique accompagnait aussi notre naïveté à tomber amoureux, pour la soirée, pour la boîte. C’est ce que j’ai essayé de retranscrire, on se retrouvait de la boîte au lit sans savoir comment, on était encore dans la sueur, la clope. C’était magique. J’étais content de travailler avec Rebotini parce que comme il a été DJ à cette époque-là, il savait très bien retrouver ça, et aussi ce plaisir. Je ne vais pas beaucoup en club mais chaque fois que j’y vais, j’ai l’impression que je me reconnecte directement à toutes ces époques comme si les boîtes de nuit étaient un couloir dans le temps.

Il y a cette scène extrêmement puissante sur Smalltown Boy de Bronski Beat.

Je me souviens très bien du concert que Jimmy Somerville a donné pour Act Up au Cirque d’Hiver. Je voulais le refaire mais Somerville n’a pas voulu parce qu’il se trouve trop vieux. Moi, j’adorais qu’il y ait un décalage. Il y a un truc sur l’histoire des gays qui est hyper beau : la chanson date de 84, c’est le début de l’épidémie. Pourtant, elle me rappelle avant l’épidémie, cette insouciance totale des corps. On ne pouvait pas imaginer qu’on allait tomber malade. Même s’il est triste, c’est un appel au ralliement qui me rappelle la liberté. Comme Somerville n’a pas voulu, j’en ai fait une scène de club. J’ai réussi à obtenir les multipistes et à couper pour n’avoir plus que sa voix, comme s’il était là en fait.

Les clubs étaient aussi plus militants ?

Tous les bars et lieux gays étaient militants. Aujourd’hui encore, ça n’est pas évident de rouler une pelle à son mec dans la rue. À l’époque, ça l’était encore moins, donc forcément, il y avait des clubs pour que les gens puissent s’embrasser sans qu’on les regarde de travers. Il faut comprendre que le film se situe avant Grindr et Internet. Quand on parle d’incarner la politique : on n’avait pas d’autre solution pour se voir que de se voir. Aller en boîte, c’était comme aller en réunion. Avant d’aller affronter les ministères, il fallait qu’on s’affronte nous-mêmes. Qu’on se confronte. D’ailleurs, je voudrais insister sur une chose : une des raisons pour lesquelles on voulait vivre, c’était pour aller en boîte et baiser. On n’était pas gays juste parce qu’on lisait Marguerite Duras. On ne voulait pas mourir parce qu’on avait encore envie de baiser, de danser, de prendre des ecstas, et que tout ça nous paraissait merveilleux. Ça paraissait futile pour certains, mais on ne voulait pas vivre juste pour aller bosser. Ce plaisir, j’ai l’impression qu’il m’a été interdit pendant toutes les années 80, et putain, j’étais content de me reconnecter à ça.

C’est le cas sur plein de choses, ce basculement des années 70 aux années 80 vécu comme une sorte de régression.

Ce qui m’a terrifié dans ce qui s’est passé, politiquement et humainement, c’est qu’à 20 ans, je me disais : « Je travaillerai quand j’aurais 35 ans. Le travail, ce sera pour plus tard. » Et cette mentalité-là, avec les années 80, a été balayée. Il y a des réalités économiques, j’en suis bien conscient, mais quand même, ce changement de paradigme alors que nous, on fuyait l’idée d’avoir un emploi, de rentrer dans un cadre ! Moi, au début, j’ai eu un groupe de musique. On n’était pas bons mais peu importe : on se réalisait en faisant plein de choses. Dans les années 80, on a culpabilisé les gens sur le travail. On a dit « c’est la crise » et tout a augmenté, les loyers et le reste. Je ne sais même pas où j’habitais à Paris dans les années 80. Je vivotais. Cette liberté-là s’est arrêtée et elle ne reviendra pas. Et avec Macron, ça ne va pas s’améliorer.

Le film reçoit pour l’instant un accueil très enthousiaste. Vous n’avez pas peur qu’il y ait une espèce de romantisme ? J’ai entendu des gens dire qu’ils regrettaient de ne pas avoir vécu cette époque…

Il faut insister sur le fait qu’il y avait quelque chose de très fort à l’époque. On est contents de l’avoir vécu mais on n’a aucune nostalgie. Quand j’entends des gens dire ça, j’ai envie de leur dire : « Tu n’as qu’à réenchanter la période actuelle ! Ça ne tient qu’à toi de faire autre chose que de dire que c’était mieux avant ! ». S’il ne se passe rien, c’est de la responsabilité des gens. À Act Up, nous n’étions pas nombreux. Les gens disent « Ouais la génération d’avant, c’était mieux », mais non, la génération d’avant n’en avait rien à foutre du sida. On n’était que 30 au départ. J’aurais sincèrement préféré être né après les trithérapies. J’ai eu tellement peur de cette maladie que j’ai mis quinze ans à m’en remettre. Je ne souhaite ça à personne. Je suis malheureux et nostalgique d’être passé à côté de mes 20 ans. C’est ça cette épidémie : énormément de frustration, de peur et de morts. Et en même temps, qu’il existe une vision romantique de cette époque, c’est important. Même si la dernière demi-heure du film empêche de penser que c’était hyper sympathique. On ne peut pas avoir de nostalgie de cette période !

Interview publiée en juillet 2017 dans le cadre d’un dossier spécial du Trax #204. Ce numéro est toujours disponible sur notre magasin en ligne.

Newsletter

Les actus à ne pas manquer toutes les semaines dans votre boîte mail

article suivant