Rêveries cosmiques et techno technologique : le Transient élargit le spectre

Écrit par Trax Magazine
Le 09.11.2016, à 16h08
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Écrit par Trax Magazine
À l’image de l’artiste japonais Ryoichi Kurokawa, l’une des têtes d’affiche de cette troisième édition, le festival Transient connecte musiques électroniques et culture numérique autour d’une multitude de formats et d’un véritable savoir-faire. L’approche live y est déterminante, ce qui s’accorde plutôt bien avec une logique festive très réussie cette année au Cabaret Sauvage. Par Laurent Catala

Année après année, le festival Transient s’installe avec toujours plus d’insistance sur nos agendas technophiles. Un gage de qualité pour une manifestation qui n’en est qu’à sa troisième édition et qui a fait son cheval de bataille d’une hybridation de plus en plus manifeste entre musiques électroniques et arts numériques, même si la première tient toujours un peu les rênes de l’attelage. « Il est important pour nous de continuer à explorer les différents univers et mouvements issus de la musique électronique », explique Déborah Nogaredes, l’une des programmatrices et membre de Sinchromatic, la structure qui chapeaute Transient. « Nous avons conçu le festival à partir de notre envie d’élargir le prisme des musiques électroniques. Nous souhaitons également apporter quelque chose de nouveau à chaque édition. C’est pour cela que nous le repensons systématiquement pour essayer de proposer un contenu riche, varié et un parcours éclectique. »

©Tom Jö

Cabaret Sauvage, centre névralgique du Transient 2016

En l’occurrence, c’est dans un certain nomadisme que Transient perpétue l’un des aspects les plus cruciaux des musiques électroniques. Après Mains D’œuvres il y a deux ans et l’Espace Cardin l’an passé, c’est un haut-lieu de la fête électronique nocturne, le Cabaret Sauvage, qui s’est transformé en QG du festival cette année. « Nous mettons un point d’honneur à mélanger l’aspect festif et qualitatif, ce qui manque selon moi dans beaucoup de festivals parisiens qui se contentent de prôner l’aspect festif au détriment parfois de la qualité musicale et du bien être du public », poursuit Déborah Nogaredes. « Cette année, nous avons donc conservé notre soirée d’ouverture dans une ambiance intimiste aux Instants Chavirés. Mais par contre, nous avons fait une soirée à La Flèche d’Or totalement consacrée au footwork [NDR : avec DJ Earl de Chicago !]. C’est aussi une manière de nous adresser à un public différent du nôtre, avant de convier tout le monde à notre grand week-end consacré aux performances audiovisuelles et à l’art numérique au Cabaret Sauvage et à la Péniche Cinéma. »

Le Cabaret Sauvage a donc ouvert ses travées de tentures et de velours à la partie live du festival tandis que les installations numériques, pas forcément familières des lieux, trouvaient refuge dans les alcôves extérieures et dans une Digital Stage spécialement apprêtée sous une grande tente pour l’occasion. Parmi celles-ci, on a notamment pu écouter l’étrange narration auditive du Don’t Be Evil de Jordan Allard, conçu à partir d’historiques de recherches Internet dérobées sur des adresses IP et donnant à entendre un étrange jeu de piste de requêtes et de serveurs. Ou encore observer l’intrigante sculpture-totem – mêlant écrans, fluide coloré et esthétisme supratechnologique – du Core.Pan de Sybil Montet et Simon Kounovsky.

À l’intérieur, les élans rythmiques contrastés de la techno et de l’IDM gardaient leur prévalence, soutenus le plus souvent par un travail d’habillage visuel notable. Ils ont offert quelques bons moments, comme le premier soir les expériences de trip-hop dégénératif de M.E.S.H., le mélange toujours aussi insolite entre deep-house et acid de Legowelt, l’electronica très typée Phoenicia/Skam du Marseillais Poborsk ou la techno instable et vrillée de Rubbish T.C. Le second, on a pu apprécier les fresques soniques abrasives de Franck Vigroux – malheureusement privé de son acolyte, l’ex-Pan Sonic Mika Vainio, malade – l’efficacité techno/industrielle de Container, la minimal/noise dansante d’Abdullah Rashim et surtout le mélange post-punk/acid-techno digressif d’un Samuel Kerridge en pleine bourre. Preuve de son implication, ce dernier réussissait même un des meilleurs live AV du festival en jouant des effets dantesques de son ombre projetée sur l’écran (sous le nom de code Fatal Light Attraction).

transient festival 2016

transient festival 2016

Les expériences synesthésiques de Kurokawa

Car, bien entendu, les excroissances audiovisuelles hybrides des live AV jouaient les fils rouges de la programmation. Avec une affiche particulièrement dense, dans laquelle scintillait presque en lettres d’or le nom du Japonais Ryoichi Kurokawa.

En quelques années, Kurokawa s’est révélé par la grande force esthétique d’un travail dont on pourra ici souligner la nature « techno-techno » – technologique dans l’approche contrôlée de la matière audiovisuelle, et technophile dans la nature éminemment électronique (et rythmique !) des textures sonores. Son style s’appuie sur un travail synesthésique chirurgical, faisant communiquer en temps réel sons et images sur des graphismes filaires et des cinématiques 3D léchées, avec lesquels rares sont ceux en mesure de rivaliser (citons le Québécois Herman Kolgen). Depuis quelque temps, ses pièces ont adopté une grande variabilité de forme, allant de live AV d’inspiration Ikeda/Dumb Type (Syn) à des installations multi-écrans (Rhéo), jouant parfois d’une plasticité curieuse (les deux écrans asymétriques de l’œuvre Constrained Surface, récemment présentée à Scopitone/Nantes, de sculptures audiovisuelles (le pupitre d’Oscilllating Continum) à des dispositifs holographiques (Mol).

Ses sources d’inspiration s’élargissent également, tout en suivant un cheminement logique. Depuis le départ, la nature, ses lois et ses phénomènes physiques ont constitué un véritable corpus. « C’est encore aujourd’hui ma plus grande source d’inspiration », confirme Ryoichi Kurokawa. « Mais je lie toujours ça à une démarche conceptuelle complémentaire, permettant une expérience synesthétique et multi-sensorielle aboutie. Dans Constrained Surface par exemple, j’essaye de traduire ces lois dans une expression visuelle et sonique pure, en éliminant tous les éléments qui viendrait la parasiter. »

Désormais, c’est vers l’espace et ses mécanismes que son intérêt pour les nouvelles connexions art/science le porte, comme en témoigne sa récente installation Unfold, elle aussi présentée à Nantes dans le cadre de Scopitone.  Pour celle-ci, Kurokawa a travaillé avec un astrophysicien, Vincent Minier. « Unfold est une œuvre numérique et audiovisuelle qui s’appuie sur les résultats scientifiques récents portant sur la formation des étoiles », décrypte le chercheur au CEA Saclay. « Les données scientifiques fournies proviennent de l’observatoire spatial Herschel, de simulations numériques réalisées au CEA et d’archives astronomiques. Unfold explore ainsi le scénario de formation du Soleil, partant du quasi-vide interstellaire et visitant le cycle stellaire. En tant qu’astrophysicien, j’ai proposé le scénario scientifique d’Unfold en dix étapes et j’ai fourni les données illustrant ces étapes. »

« Vincent a réuni toutes les datas nécessaires : des données d’observation du Soleil, des données de simulations phénoménologiques », confirme Ryoichi Kurokawa. « Toutes ces datas scientifiques ont ensuite été traduites en rendu artistique, en images, en sons et en vibrations afin de créer une expérience audiovisuelle immersive et tactile. » Des traductions artistiques qui ont bluffé Vincent Minier. « Unfold a maitrisé un point essentiel : la profondeur de l’image scientifique, en explorant la troisième dimension de données présentées habituellement sous la forme d’une image 2D colorée », s’enthousiasme-t-il. « En donnant forme aux pixels images, en étirant l’intensité lumineuse ou en découpant une simulation numérique, Unfold exprime la réalité technique d’une image scientifique : on voit à travers un instrument, un télescope en l’occurrence, et l’image est produite à travers un autre instrument, informatique celui-là. Unfold, c’est une vue du cosmos comme si nous avions la possibilité d’y voyager, une prolongation de rêverie cosmique. »

transient festival 2016
©Tom Jö

Les sirènes AV du Transient

Lors de Transient, c’est une collaboration de Ryoichi Kurokawa (aux seules images) et du musicien grec Thanasis Kaproulias alias Novi_Sad qui a été programmée. Dans Sirens, les tableaux géométrisés d’animaux, d’organismes et autres ectoplasmes de Kurokawa se lient aux sonorités plus fréquentielles, plus résonantes et tortueuses de Novi_Sad, trouvant ici une expressivité live AV plus classique. « A l’origine, Sirens est une installation pour un écran écrite en 2012 », résume Ryoichi Kurokawa. « Nous en présentons ici (à Transient) une version live. Aujourd’hui, ce type de performance live audiovisuelle est devenu plus commune, mais cela reste pour moi un mode d’expression très important. Même si j’ai beaucoup privilégié le format installation ces derniers temps, je considère toujours beaucoup ce type de pièce AV très musicale dans mon travail. »

transient festival 2016
©Tom Jö

Comme un écho, plusieurs autres live AV à l’affiche du festival s’appuyait sur des formulations équivalentes et tout aussi efficaces – seule la performance de Plaid & The Bee jouait la carte d’un décor scénographique et d’un mapping 3D assez discret. On retiendra les brisures algorithmiques très Raster-Noton/Alva Noto d’Alex Augier, le set noise/tribal tout en flickers cinétiques de Furor et surtout le très bon live de « transe » industrial/ambient de Sylvgheist Maëlström et les incroyables images, d’apnée sous-marine notamment, qu’il mettait en exergue. Autant d’arguments audiovisuels pour se laisser immerger sans résister dans l’atmosphère générale de ce Transient 2016.

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