Vendredi 23 juin. Ce soir a lieu une soirée à la frontière des genres où le but n’est pas de réfléchir la musique mais de la ressentir. À l’honneur : le label Posh Isolation, fer de lance de la scène expérimentale danoise, fondé par Christian Stadsgaard et Loke Rahbek, qui forment le duo Damien Dubrovnik. Se profilent 3 heures d’expériences musicales et visuelles, avec quatre groupes (Dasein, Ligovskoï, Internazionale et Damien Dubrovnik) aux influences si éclectiques qu’on ne peut toutes les citer. Ce que l’on sait, c’est que ce début de nuit promet d’être brumeux.
20h. Nous entrons dans la grande salle de la Gaîté lyrique. Assis sur le parquet et plongés dans le noir, nous attendons le début du concert de Dasein. Remarqué en 2014 pour sa performance audiovisuelle au Signal Live de Glazart, le groupe à géométrie variable est à l’origine de plusieurs projets comme Pays sans visage ou Cygnus x-1, des productions où interagissent créations visuelles et expérimentations sonores. Un point rouge presque invisible se dessine sur la toile de projection installée sur l’ensemble des murs de la salle, et annonce le début de la performance. Des premières notes organiques surgissent, et plongent la pièce dans un silence pesant. Au fil des minutes, la musique progresse, devient psychique, entêtante et répétitive. Des motifs rougeâtres immergent le public dans une ambiance à la David Lynch. Des crépitements et des braises orange rappellent le feu si cher à ce visionnaire du septième art, et, comme dans une Black Lodge extra-dimensionnelle, sortir de cette atmosphère à la fois angoissante et rassurante semble difficile. Se succéderont, tout au long du set, des distributions de formes géométriques colorées, parfois saccadées, qui ramènent perpétuellement à l’esthétique de l’espace et du temps. Particules flottantes aux tons bleus, violets ou noirs, textures déchirées et emmêlées, rythmiques déstructurées, le tout, sur une nappe ambient et des pulsations techno lourdes, qui entraînent le spectateur dans une dimension cosmique à la fois écrasante et englobante. Un live de 40 minutes, qui nous aura transportés dans un univers parallèle où s’abandonner semblait être la clef.
20h50. Après quelques (trop courtes) minutes de pause, c’est au tour du duo ambient français Ligovskoï de monter sur scène. Fondé en 2010 par Nikolaï Azonov and Valerio Selig, le binôme sort aujourd’hui son deuxième EP Mana sur le label Dement3d (In Aeternam Vale, Voiski, François X…). C’est sur une vague musicale douce et poétique que le set commence. Les visuels projetés sur l’écran rappellent l’esthétique extraterrestre du dernier film de Denis Villeneuve, Arrival. Des cercles de poussières s’entremêlent et se heurtent sur un fond blanchâtre, pendant que les deux compères – l’un aux machines, l’autre à la guitare – s’affairent à immerger le public dans une ambiance bienveillante et vaporeuse. Les notes s’enchaînent et façonnent un live émotif, rêveur et duveteux. Le public semble conquis. Certains s’allongent et ferment les yeux, d’autres se laissent aller à quelques étreintes amoureuses. Une balade hypnotique aux loupes infinies, qui laisse, de temps à autre, s’échapper une atmosphère humide et végétale. Le live monte en puissance et finit par éclater, pour laisser place à une ambiance presque abyssale, où voix et murmures se perdent dans des échos infinis. Après 40 minutes de concert, on se dit que la résurgence de la scène ambient française semble plutôt bien partie.
21h20. Place aux choses sérieuses. Internazionale arrive dans l’ombre, pour son premier concert français. Après une flopée de titres sortis sur son label Janushoved et sur Posh Isolation, le Scandinave sort aujourd’hui son premier album vinyle The Pale and the Colourful, pièce numéro 193 de la collection du label de Damien Dubrovnik. Pour Internazionale, pas de visuels, seulement quelques lumières orangées et bleutées qui illuminent intelligemment la scène, prenant soin de ne pas dévoiler le visage de l’artiste. Quelques notes s’envolent, le public se tait. Entre sensibilité pop et délicatesse ambient, Internazionale sait jeter un pont difficile. On retrouve dans son set, des mélopées de synthés qui rappellent les années 80, des textures analogiques venues tout droit des films de Spielberg, mais pas que. L’artiste mélange allègrement les genres, les voix, les textures, les bruits organiques ou métalliques. La beauté de sa musique est difficilement descriptible, à la frontière du romantisme et de la mélancolie, on y retrouve des échos distordus qui se perdent dans l’immensité du cosmos. Un superbe set de 30 minutes, qui laisse songeur.22h20. Tout le monde se lève. C’est l’heure d’accueillir le duo phare de la soirée : Damien Dubrovnik, qui sort tout juste son nouvel album Great Many Arrows. Créé en 2009, le groupe flotte entre noise, expérimental, drone, ambient, punk et power electronics. Sur scène, deux dandys au charisme sombre, à demi éclairés par des néons blancs, rappelant ceux des hôpitaux. L’ambiance lourde et industrielle avale l’ensemble du public dès les premières secondes de la prestation. Plus qu’un concert, les performances de Damien Dubrovnik sont aussi des expériences physiques, qui mettent tous les sens en alerte. Coups de feu, larsen, scream danois, saturation, le tout dans une atmosphère angoissante mais aussi profondément touchante, amenée par deux artistes complètement immergés dans leur prestation. Le concert est si envahissant qu’il en devient presque éprouvant. Plusieurs personnes sortent de la salle. Dans les influences, on retrouve peut-être du Deathprod ou du Prurient, des sons mécaniques, froids mais aussi sensibles et qui font sens. Au fil du concert, c’est une véritable conception du monde qui s’étale devant le public, hypnotisé. Acclamation plus que méritée pour un duo à la fois désinvolte et appliqué.
22h25. La soirée se termine à peine que les vigiles nous poussent déjà gentiment vers la sortie. Nous ressortons de la Gaîté lyrique comblés par les performances artistiques, mais aussi un peu déçus par la courte durée des concerts et de leurs enchaînements. Ce soir-là, ambient aura plus rimé avec intensité qu’avec étendue.