Jeudi 30 septembre 2021, rue de Rivoli. En pleine Fashion week, le Musée des arts décoratifs de Paris inaugure l’exposition Thierry Mugler : Couturissime. Tout le gratin parisien et quelques stars internationales se pressent à l’entrée pour découvrir la rétrospective immersive de l’un des plus grands couturiers français. Pour l’occasion, un DJ booth a été dressé sur les marches du hall principal. Même Cardi B a fait le déplacement depuis les États-Unis. Derrière les platines, trois longues silhouettes se déhanchent et tentent de chauffer un public trop guindé qui se remue à peine. Pourtant, la DJ bookée ce soir-là est depuis quelque temps une actrice incontournable des nuits parisiennes alternatives. Dustin Muchuvitz se tient devant la foule, accompagnée de ses deux amies Raya Martigny et Nix Lecourt Mansion. Toutes les trois portent la combinaison emblématique du designer Casey Cadwallader : un juste au corps en tulle ultra échancré, que l’on a déjà vu porté par Dua Lipa, Miley Cyrus ou encore Beyoncé. Dépourvu de zip, le costume moulant noir interdit celui ou celle qui le porte de passer par la case pipi pour toute la soirée. Seul moyen de s’en sortir : danser jusqu’au petit matin sans penser au lendemain. Et ça, Dustin connaît.

Cheveux jaune pisse et camions-poubelles
Retour en 2001 à Villecresnes. La petite commune du Val-de-Marne ne dépasse pas encore les 10 000 habitants. De vieilles enceintes crachent du Joy Division dans le salon d’un immeuble des années 1980. Au milieu de la pièce, un enfant secoue la tête frénétiquement et chante en chœur avec sa mère. Dustin a 7 ans et n’a d’yeux que pour celle qui l’a mise au monde. « Ça n’a pas changé », confie-t-elle entre deux gorgées de jus de citron. « Ma mère, c’est mon âme sœur, il n’y a qu’elle et moi. D’ailleurs, j’avais commandé un cidre… tant pis. » Assise à la terrasse d’un petit hôtel parisien du quartier de Strasbourg-Saint-Denis, Dustin s’allume une cigarette et se prépare à s’épancher sur son enfance. Elle enchaîne tout de suite. « La musique occupe une place énorme dans ma vie depuis que je suis née. Je ne me souviens pas avoir déjà passé plus d’une heure sans en écouter. Ma mère était chanteuse, alors tous les jours, elle rentrait à la maison avec tous les CD de la Fnac », rejoue-t-elle en mimant sa mère les bras chargés. Elle manque de faire tomber la carafe d’eau, se marre et en rallume une. « Je peux aussi dire merci à mes grandes cousines punk, elles m’ont vraiment inspirée pour la suite. J’ai appris le synthé à 14 ans, toute seule. » Comme ça, entre deux taffes, Dustin retire de son récit sept ans de malheur : « J’étais un enfant plein de joie et on m’a tout enlevé. C’est pour ça que je suis partie si tôt de chez moi. C’était trop dur. J’avais besoin de m’abandonner, de m’oublier totalement. »
C’est ainsi que Dustin part pour la capitale en 2010. Avide de savoir, elle a déjà son propre look et se fait vite remarquer par la bande de trentenaires qu’elle croise aux Flash Cocotte, Trou aux Biches, Possession et autres soirées cold wave à la Java. Elle a 16 ans et sait déjà qu’elle ne terminera pas ses études. « C’était une perte de temps. Ma mère me laissait beaucoup de liberté tout en ayant très peur. Elle pensait que je me prostituais. » En réalité, Dustin apprend à mixer aux côtés de son ami Pipi de Frèche, qu’elle suit à la trace. Sa mère se rassure : son enfant suit ses pas dans la musique. À force d’afters où le petit démon se fait la police du son, Anne-Claire aka Dactylo, qui vient de reprendre la direction artistique du Social, la nomme DJ résidente du club avec Jeremia Boulanger, la moitié de son duo, Polyester. La vie démarre pour de bon. « La première fois que j’ai mixé, je me suis rendu compte que partager la musique avec les autres, c’est ce que j’aime le plus au monde. Je suis hyper réservée, donc pouvoir connecter si facilement avec des gens, ça a été une libération », se souvient-elle.

Les « gens » dont parle Dustin deviennent vite sa garde rapprochée d’ami·e·s fidèles : la modèle Raya Martigny, le photographe Nordine Makhloufi, l’acteur Félix Maritaud, l’artiste Nix Le Court Mansion, la scénariste et réalisatrice Naïla Guiguet (aka DJ Parfait), la performeuse Sonia Deville… La troupe se réunit régulièrement aux Souffleurs, dont le bar est tenu par feu Dora Diamant, grande figure des nuits underground parisiennes. Contacté par téléphone, Félix Maritaud se souvient de cette époque « trash et tendre » : « Je venais d’arriver à Paris, je ne connaissais personne. Après mon service, je retrouvais tout le monde là-bas. On était très jeunes et très fluo, c’était impressionnant visuellement. Dustin ressemblait vraiment à un bébé avec les cheveux jaune pisse. » Un tableau tout droit sorti de La Cité des enfants perdus, comme l’acteur aime à le comparer. « J’avais une insouciance folle, j’étais une pile électrique », renchérit Dustin. « On était maquillé·e·s comme des camions poubelles. Je découvrais la drogue, j’étais all over the place ! Je m’affichais beaucoup (rires). Maintenant, j’essaie d’être un peu plus sage, histoire de garder une réputation (clin d’oeil). »
« Parce que je le vaux bien ou whatever »
De cette époque aussi belle que désenchantée, Dustin garde le souvenir que la liberté coûte cher. « J’avais choisi de me déscolariser et de m’en sortir grâce à la mode et la musique. Ça m’a plongée dans un schéma de précarité qui se répétait sans cesse », témoigne-t-elle. Mais deux événements majeurs vont lui permettre de casser ce cycle infernal. Le premier remonte à 2016 : ID organise une soirée avec Paco Rabanne. Le magazine la fait venir pour mixer. Dans le public, le baron des « nuits Canal + », Ariel Wizman, tombe sous son charme et lui présente alors Enzo Orlando, le fondateur du label Belgrad Music. Quelques rendez-vous plus tard, Dustin signe et Enzo devient son booker. Le second événement a lieu un an plus tard, alors que Dustin passe l’été dans sa famille au Vietnam. « C’est une histoire assez dingue », tease-t-elle. « Casey Cadwallader m’a contactée quand il est devenu le nouveau D.A. de Mugler. Il avait vu l’un de mes sets et voulait me faire venir à Madrid pour sa première campagne de photo. Il m’a fait flyer jusqu’en Espagne, sauf que j’avais passé toute une journée au soleil et que je venais de me raser… La moitié de mon visage était complètement brûlée, j’avais des cloques. Ça a été un vrai drama pour tout rattraper. » Ce jour-là, Dustin a l’impression que tout s’imbrique. Elle est enfin sauvée, malgré la peau cramée. Et cerise sur le gâteau : elle apprend le même jour qu’elle fait partie du classement des 100 personnes à suivre selon le magazine Dazed. Loin d’imaginer jusqu’ici que son influence a traversé les océans, elle sent enfin qu’elle est au bon endroit, au bon moment.

Mais au-delà de l’aspect financier, la mode lui donne accès à un privilège : celui de célébrer sa « transness » et celle des autres via ses deux passions, la musique et la mode. « Au début, je pensais que pénétrer ce monde, c’était juste du glam. En réalité, c’est beaucoup plus deep », explique-t-elle. « Les marques ne sont plus dans un délire “parce que je le vaux bien” ou whatever. La question de la visibilité des personnes trans intervient enfin et elle est plus importante que moi. Si la mode me donne la parole pour représenter ces corps, je la prends volontiers. Je me suis battue pour avoir cette place. » Une braise flambe une nouvelle fois au bout de ses longs doigts. Tout glisse sur elle, même les mots qu’elle profère sans vraiment articuler. Le temps a passé depuis que sa mère lui répétait : « Souffre en silence ».
Avec le temps, Dustin a appris à s’entourer des meilleures : Raya et Nix. Chacune est une mère pour l’autre, dans un milieu capable de les croquer à tout instant. « La mode va nous utiliser, donc il faut être solide. On doit contrôler notre présence pour empêcher qu’elle le fasse à notre place », prévient Dustin. Nix Lecourt Mansion valide : « Si on ne se protège pas nous-mêmes, personne ne le fera. C’est pour cela que Dustin reste très privée. Tu as beau la connaître par cœur, il y a des secrets que tu ne sauras jamais. » Des secrets bien gardés entre quatre murs d’un petit appartement parisien, témoin de ces moments solitaires où elle éteint son téléphone, et s’allonge sur le lit pour se taire, seule. Ceci explique certainement pourquoi il a été si difficile de la joindre pour organiser l’interview. Et quand ça ne va vraiment pas, elle se réfugie dans sa comfort food, la nourriture vietnamienne. « Le Vietnam, c’est ma culture, c’est moi », dit-elle. « Là bas, il ne savent rien de ce que je suis ici. Je ne me look pas et je m’attache les cheveux, car ils ne comprendraient pas. Mais ça ne me dérange pas, je les préserve. » Ce serait donc ça, la recette qui permet de mener cette vie intense : revenir aux bases de temps en temps, pour éviter que la poupée de cire s’épuise à force de tout contrôler. D’ailleurs, Dustin aimerait prendre des cours de vietnamien. C’est sa langue natale, mais elle a tout oublié. Heureusement, il lui suffirait de quelques jours au pays pour que tout lui revienne.

La fille de Berlin
Le serveur de l’hôtel propose de commander à nouveau. « Juste de l’eau, merci. » Après une semaine de Fashion week à mixer tous les soirs, sa peau de porcelaine la remerciera. Car il ne faut pas l’oublier : ce visage sans ride ni pore, froissé de temps en temps par un léger froncement de sourcils, est son outil de travail. Cette poker face, ce look, ces grandes phrases, ces longs cheveux rouges, Dustin a tout d’une muse. Pas étonnant qu’une telle créature se retrouve sur grand écran, sous l’œil avisé de la digne relève du cinéma alternatif français. Félix Maritaud l’a vu éclore dans les mises en scène burlesques d’Alexis Langlois (De la terreur mes Sœurs en 2016, Fanfreluches et idées noires en 2019). Il témoigne de son jeu complexe : « Elle n’a pas peur de montrer sa vulnérabilité et connaît parfaitement ses expressions de visage. C’est ça qui fait d’elle une grande actrice. » Aujourd’hui, il joue son amoureux dans Dustin de Naïla Guiguet. Un film dont le scénario est parti d’une phrase prononcée lors d’un after en 2013. La principale concernée raconte : « Ce jour-là, j’étais saoulée parce que toutes les personnes qui venaient me parler me demandaient si j’étais un mec ou une meuf. Sans me demander si ça va ou whatever. Et du coup, j’ai dit à Naïla : “Je sais qu’une belle journée, c’est une journée où tout le monde m’a appelée Madame” ». Les mots résonnent dans le cœur de la scénariste, à l’époque étudiante à la Fémis. Elle promet alors à Dustin d’écrire un scénario à partir de ce moment. En 2019, le texte est prêt. Naïla fait passer des castings à toute la clique de l’époque, puis filme trois jours « d’after d’afters » afin de recréer les conditions exactes de la fête originelle. Un tournage qui plonge Dustin dans ses tourments du passé. Les scènes sont douloureuses à jouer, il faut faire plus de pauses que prévu. « Le film parle de ce que vivent les personnes trans la nuit, donc il fallait que ce soit accurate… Et puis j’avais besoin d’au moins une bière pour sortir de ma tête », raconte-t-elle. « Ça partait en shot de Bloody Mary à 17 heures. On était ivres et foncedés comme à l’époque. »
L’appellation « Madame », Dustin la voit comme un encouragement de la part de la société. Dire « Monsieur », c’est insulter la façon dont elle se présente au monde. Mais elle met un point d’honneur à toujours répondre aux maladresses et agressions par l’éducation plutôt que par le mépris. Même si les questions sont lourdes, Dustin prend le temps de s’épancher sur son expression de genre : « Ma mère est lesbienne et s’est découverte transgenre quand je lui ai expliqué ce que c’était. Donc je n’ai jamais vraiment vécu avec cette notion homme-femme. C’est complètement abstrait pour moi. J’en ai rien à foutre d’être une meuf ou un mec, je suis Dustin. » En soirée, on peut souvent la voir assise dans un coin avec un·e inconnue·e, cherchant à faire avancer le débat sans complaisance. Une situation récurrente, que Naïla Guiget montre très justement dans son court métrage. Car malgré son débit de parole accéléré et ses grands gestes nonchalants, Dustin dégage une tendresse presque maternelle.
Le cendrier déborde, la carafe est vide. Il est temps de quitter l’hôtel. Après cette discussion, Dustin se demande comment elle en est arrivée là, hallucinée de son propre parcours. « Je ne pensais pas que j’arriverais à transformer ma motivation à fuir la réalité en quelque chose de bien », conclut-elle. Les effluves de La Fille de Berlin, son parfum signé Serge Lutens, suivent son expiration nicotinique. Avant de quitter la table, elle prend son minuscule sac à main, lève les yeux au ciel et constate : « C’est fou. Un jour, j’essore mes pauvres et tristes pâtes ; le lendemain, je suis dans un magazine. »

Photos : Emma Panchot
Assistant lumière : Jérome Couderc
Stylisme : Garlone Jadoul
Assistante : Colyne Chouvet
Coiffure : Atushi Yoshida
Maquillage : Océane Susini