Rencontre avec Jean-Claude, “directeur de cabinet” du Sucre à Lyon

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Guillaume Blot
Le 19.04.2021, à 17h26
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©Guillaume Blot
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A 75 ans, Jean-Claude est une légende du club lyonnais Le Sucre, où il trône à l’entrée des toilettes depuis l’ouverture en 2013. Portrait de l’un de ceux qui nous font le plus regretter la nuit.  

Par Guillaume Blot

En ce début d’après-midi solaire d’avril, 14   h vient de sonner. Une frêle silhouette s’approche alors timidement des escaliers métalliques de la Sucrière, quai Rambaud à Lyon. Un Rambo des temps modernes, la crinière en moins, la tchatche en plus  : Jean-Claude. Le septuagénaire de Caluire-et-Cuire n’a pas remis les pieds dans le quartier depuis plus d’un an. Alors au moment de pousser la porte d’entrée du Sucre tout là-haut, il ne peut réprimer un «  ça fait plaisir  !  » ému. Et un premier réflexe : aller jeter un œil à sa boîte de bonbons, pour voir si certains ne sont pas périmés.   

Après s’être fait rassurer par Cédric Dujardin, le directeur du Sucre qui nous accompagne, Jean-Claude enfile son t-shirt noir sérigraphié «  Directeur de Cabinet  » au dos, et pars à la reconquête de ses chasses gardées : sept pissotières et six cuvettes qu’il n’a pas revues depuis le 8 mars 2020, dernière soirée en date au Sucre. Rien n’a changé. Pour les photos, il repositionne sa chaise haute grise, son petit meuble rouge qui lui arrive à la hanche, sa sonnette, sa grosse boîte de Krema, sa coupelle à pourboires et un verre à Whisky. Avec une paille, bien qu’il soit vide. « Ça fait un an que j’ai arrêté de boire », confesse-t-il. Il se sent bien, en forme. Non, ce qui lui a mis un coup ces derniers jours, c’est la mort de Patrick Juvet : « À 70 ans, on avait presque le même âge. Je l’ai bien connu, à l’époque où il passait une tête à la Petite Taverne. » 

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Une « Régine à la Lyonnaise »

Car c’est ce lieu, club mythique des nuits gay lyonnaises, qui fera définitivement passer Jean-Claude de l’autre côté de la barrière, la vraie, celle du monde de la nuit. Début 1970, le jeune homme, fraîchement débarqué de Dijon puis Paris, se met à bosser à l’œil pour la Petite Taverne, un troquet sur le déclin de la rue René Leynaud. Un an plus tard, la tenancière, qui l’aime bien, lui vend les murs pour 70 00 francs de l’époque. Peanuts. Jean-Claude remet l’affaire sur pattes. Le 15 octobre 1971, à 17 h, il ouvre officiellement les portes de l’établissement. Dehors, c’est noir de monde. Le bar-club ne désemplira jamais pendant près de vingt-sept ans, jusqu’à sa fermeture. « J’étais plus fourmi que cigale, j’ai fait pas mal de travaux pour maintenir l’endroit à flot, mais la vérité est qu’en 1998, je n’avais plus un sou. Faillite ! », s’excuse-t-il presque, avant de s’envoler pour le Maroc, où il séjournera pendant plus de onze ans. Revenu à Lyon et à la suite d’une pige au Baryton, un rade de la rue de l’Arbre Sec, Jean-Claude reçoit un coup de téléphone d’un certain Cédric, qui demande à le rencontrer.   

La suite, c’est justement Cédric Dujardin qui la raconte : « Avec Arty Farty, on ouvre Le Sucre en 2013. En tant que directeur, je me rends compte qu’il va falloir “tenir” les toilettes, et donc y installer une dame pipi de caractère, genre drag queen qui aurait de la gouaille. » Le patron en parle à son équipe, et Kolia, derrière le bar à l’époque, lui souffle que l’ancien gérant de la Petite Taverne est revenu dans le Rhône et qu’il connaît certainement une créature qui pourrait endosser le rôle. Cédric appelle Jean-Claude, les deux se retrouvent : « Là, je lui dresse le profil qu’on recherche, une sorte de Régine à la Lyonnaise. Et tu sais ce qu’il me répond   ? “Moi, ça me plairait bien !” », s’amuse encore le boss. « À l’époque, je me fais chier à la retraite, et puis, la nuit, c’est mon univers, alors je me suis chauffé ! », se remémore Jean-Claude.

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Jean-Claude se souvient du trac des premières nuits, du Sucre qu’il perçoit comme une grosse machine, lui l’habitué des bars-clubs de quartier, des « Oh, tu te calmes je suis de la maison ! », qu’il lance parfois aux plus énervés, ou à ceux qui ne le calculent pas. On lui enfile alors un t-shirt, puis on lui file un surnom, « Directeur de Cabinet », trouvaille géniale de Cédric. « Si tu tapes le tag #DirCab sur Insta, tu verras qu’on a totalement piraté le truc », se marre-t-il encore aujourd’hui.

Vol de bonbons

Ses soirées se suivent et se ressemblent pour la plupart : les vendredis et samedis, le programme consiste à arriver à 23 heures, installer son poste, fluidifier la queue, donner un coup de propre, mettre un petit coup de pression à ceux qui restent trop longtemps enfermés, donner des bonbons contre un petit pourboire, nettoyer (parfois) le vomi  ce qu’il déteste le plus  ou encore appeler au talkie la sécu au moindre début de bagarre, signer la feuille de présence à 6  heures, déjeuner chez lui à 8 heures, puis dodo. Les dimanches c’est plutôt du 17-23 heures, « avec un casse-dalle et un petit whisky vers 19  heures, ma collation, pendant laquelle un gars de la sécu vient me remplacer ! »  

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Quelques fois, des histoires viennent perturber cette routine bien réglée. Comme ces deux remontées d’égout qui l’ont mis au chômage technique plusieurs heures, sans plan B pour les clients. Ou sa fameuse grosse boîte de bonbons, volée un soir et retrouvée à moitié vide sur la piste. «  À partir de là, je lui ai installé une corde rattachée à mon petit meuble. C’est mon alarme  !  », sourit-il. Des Krema et des sucettes de qualité d’après Manon, une habituée des débuts. « Il nous disait : “Prenez donc mes bonbons à moi, ils sont meilleurs que les vôtres” », remet-elle. Il les offre aussi quand quelques pièces sont déposées dans sa soucoupe à pourboires. « Parfois, j’ai même eu des billets, j’ai déjà eu droit à des 10 et 20 euros », plastronnerait presque le septuagénaire.   

Côtoyer les jeunes

Si son CDI à temps partiel lui rapporte quelques sous, c’est davantage le contact avec la jeunesse qui le motive à sortir chaque week-end de son appartement. «  Directeur de Cabinet, c’est plus qu’un gagne-pain, ça me permet surtout de côtoyer des jeunes. Je crois d’ailleurs que je ne me plais qu’avec eux  !  », lâche-t-il. Et ils le lui rendent bien : « Les clients me font souvent des bisous. On m’a même déjà proposé de me rouler une pelle pour un bonbon, mais là j’ai refusé. » Incorruptible JC, qui s’est quand même laissé attendrir par « la petite Julie » et sa proposition de le déposer à Dijon en voiture pour qu’il puisse passer les fêtes de Noël avec sa sœur. On l’imagine rougir aussi devant les témoignages glanés sur Instagram pour l’article. « C’est le seul mec en France qui arrive à twister le moment le plus glauque de la nuit en club  aller pisser en un petit rayon de soleil », signé Chloé  ;  « Les yeux et les oreilles du Sucre », dixit Kamil*. Et pour Martin  ? « Il appartient aux murs. »

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Mais l’un des plus beaux mots est à mettre sur le compte de Maxence, l’un des organisateurs des iconiques soirées Garçon Sauvage, popularisées au Sucre  : «  C’est une mascotte pour nous, et bien plus qu’un Dir’Cab’  ! Ce n’est pas pour rien qu’on l’a fait poser pour l’une de nos affiches. Et, surtout, si aujourd’hui on peut rigoler, c’est grâce à lui et tout ce qu’il a fait dans le passé pour la scène LGBT lyonnaise !  » Une forme d’héritage et un lien fort que tient à souligner Mickaël, alias Chantal Lanuit, directrice artistique des soirées Garçon Sauvage : « Jean-Claude joue un vrai rôle intergénérationnel. Plusieurs fois, il a fait venir les potes de son âge, et c’était super d’avoir ce public ! On verse encore trop dans le jeunisme concernant la fête. Lui permet de créer un véritable relais ! »   

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Le relais justement, c’est son pote Alain vieux compère de la Petite Taverne qui le prend parfois, quand ce n’est pas le patron, Cédric, qui assure lui-même l’intérim. « Comme tout salarié, j’ai le droit à mes jours off. Je songe d’ailleurs à repartir au Maroc dans les prochaines semaines, maintenant que je suis vacciné contre la Covid », prévient déjà Jean-Claude, avant de se raviser : « Mais bon, si le Sucre rouvre, je préférerais encore annuler mes billets ! » On sent que le moment lui pèse. Le moral est bon ces jours-ci d’après lui, il fait des promenades, voit régulièrement ses amis Charlotte, Michel, Bernard, Sergio ou Gilles, et vient tout juste de terminer la déco forcément marocaine de son appartement. Mais si on gratte un peu, on sent qu’il n’a qu’une seule vraie envie : retrouver ses toilettes. « Peut-être plus trois soirs d’affilée, parce que, physiquement, ça devient dur, mais au moins le dimanche. C’est mon jour préféré, ça, tu peux le noter, Cédric le lira certainement », glisse-t-il avec malice, avant de saluer l’autre directeur au moment de partir. « Ça m’a fait tout drôle de revenir, tu sais. J’ai vraiment eu l’impression qu’on reprenait du service cet après-midi », se trouble-t-il. Peut-être pas aujourd’hui, mais demain assurément.   

*Prénom d’emprunt

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