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“Finalement, j’ai compris que l’envie est à l’intérieur de soi. Un logiciel comme Ableton Live peut vous aider à faire “à peu près”, c’est vrai. Mais cela ne suffit pas. Il faut aller plus loin.”
Christian, vous qui avez beaucoup écouté de groupes comme Kraftwerk ou Cabaret Voltaire, comment avez-vous perçu l’émergence de la techno au début des années 90 ?
Christian Zanési : Pour être honnête, je ne l’ai pas perçu comme quelque chose d’important. En tout cas, pas au début. À l’époque, on ressentait une sorte d’enfermement au sein du GRM. C’est peut-être excessif, mais il y avait tout de même un côté sectaire. Je le voyais bien lors des concerts, on était tout le temps entre nous… En fait, c’est par des rencontres que j’ai commencé à écouter ce que l’on appelait alors les musiques électroniques. En tant que mélomane, j’entendais des choses vraiment inventives. Bien sûr, j’identifiais certains processus au niveau rythmique. Je ne vais pas parler de stéréotypes, mais c’était quelque chose de très simple sur le plan de la proposition musicale. Mais autour de cette simplicité, il y avait parfois une invention sonore qui me scotchait pas mal et un réel discours. Parfois, cela me rappelait effectivement Kraftwerk, qui, eux, sont vraiment des novateurs. Ils ont osé s’affranchir du paradigme instrumental pour aller directement dans la machine, avec la précision absolue et une esthétique extraordinaire.
Des producteurs “électroniques” sont-ils venus au GRM ?
CZ : Malgré tout, le GRM était déjà assez connu. Dans les années 70, des expériences avaient été faites avec le rock. Le groupe Soft Machine était venu nous voir. Il y a toujours eu un petit lien avec les musiques plus populaires. Mais ça ne s’est vraiment ouvert que dans les années 2000. D’une part, “les autres” utilisaient, plus ou moins, les mêmes outils que nous. Donc, s’il y avait des barrières, on pouvait facilement les lever. Et d’autre part, quand j’ai commencé à prendre contact avec les uns et les autres, je me suis aussi rendu compte que pour la plupart d’entre eux, c’était un honneur de venir travailler au GRM. Ils connaissaient plus ou moins bien l’histoire de Pierre Schaeffer. C’était le bon moment pour enfin s’ouvrir.
Des artistes comme Aphex Twin faisaient déjà des trucs invraisemblables, bien avant l’arrivée des plug-ins VST. Vous savez s’ils ont utilisé les outils du GRM ?
CZ : Bien sûr. Nos logiciels ont commencé à avoir du succès rapidement. Ils étaient faciles à mettre en œuvre, stables et très puissants. Cela vient du fait qu’ils ont été conçus pour des musiciens et non pour des informaticiens. Il y avait une tradition dans les studios. Par exemple, Stockhausen avait imaginé un truc extraordinaire : vous prenez une résonance de piano, vous la découpez en 50 petits bouts de 1 cm et vous la reconstituez en interpolant les bouts. Il appelait ça de la dentelle. Un véritable mille-feuille sonore. L’informatique a permis de rendre les choses plus faciles. Mais elle ne fait que reprendre les opérations du studio analogique, avec la puissance du numérique dans la versatilité et l’usage.
Vous avez des noms ?
Arnaud Rebotini : Je connais beaucoup de mecs qui les ont utilisés. Aphex Twin à fond. Amon Tobin également, Squarepusher évidemment, Autechre, Venetian Snares… Tous les chercheurs.
Plus des expérimentateurs que des musiciens…
AR : Des instrumentistes, je dirais. Parce que Squarepusher est aussi un génie de la basse. Après, je pense que tu peux pratiquer la musique sans être musicien, sans avoir ni culture, ni démarche. Mais c’est mauvais. Le solfège, les bluesmen n’en avaient un peu rien à faire, c’est vrai. Certains jouaient approximativement de la guitare mais le problème n’est pas là. Pour moi, il est primordial de s’inscrire dans une vraie réflexion, une réelle démarche artistique. C’est ça être musicien. La technologie nous a permis de nous affranchir de l’apprentissage de la musique, en bien et en mal. Cela permet à des gens qui n’ont pas pu, ou pas voulu apprendre, de s’y mettre. D’un autre côté, ça fait perdre aussi un certain sens. C’est devenu tellement simple… Mais ce n’est pas nouveau. Bernard Parmegiani (ancien mime et membre historique du GRM, mort en 2013, ndlr) était ingénieur du son au départ. Et c’est pourtant l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle.
CZ : Ce qui est clair, c’est que Schaeffer a inventé, malgré lui, un nouveau type de compositeurs. De toute façon, pour travailler les sons, le solfège n’était pas d’un grand secours.
“La technologie nous a permis de nous affranchir de l’apprentissage de la musique, en bien et en mal.”
Au début, on disait que la techno n’était pas de la musique. On sentait alors une sorte de frustration, non ?
AR : Il y a eu un complexe énorme dans les années 90. Mais tu avais déjà ça avec Depeche Mode. Les rockeurs disaient qu’ils ne faisaient qu’appuyer sur un bouton.
CZ : Il y a toujours une forme de corporatisme. Ceux qui ont fait le conservatoire, c’était l’élite, les autres étaient considérés comme des amateurs du dimanche. Le GRM était lui-même considéré comme ça par les autres (l’Ircam, etc.). Dans la formation académique, il faut dix ou quinze ans d’études avant de pouvoir diriger un orchestre. Et d’un seul coup, on voyait des mecs arriver avec le sens du son et qui se disaient eux-mêmes compositeurs. Les premiers n’étaient pas très contents. Le combat a même été assez violent. Il a fallu attendre les années 80/90 pour que les choses se calment. Les virtuoses avaient commencé à écouter du rock et des musiques électroniques. Ils y ont trouvé une esthétique formidable et ont commencé à s’en nourrir. Quand les punks sont arrivés, ils revendiquaient le fait de n’utiliser qu’un accord. Il s’est passé la même chose avec les rockeurs.
AR : Le truc avec la musique électronique, c’est que c’est peut-être la dernière querelle entre les nouveaux et les anciens. Tu ne trouveras plus un rockeur pour dire : “Le synthétiseur, c’est nul.” Les modèles analogiques n’ont jamais valu aussi cher que maintenant. Je rencontre des musiciens, de tous âges, et dès qu’ils peuvent me soutirer des infos, ils n’hésitent pas. Avec Blackstrobe, j’ai connu des mecs qui venaient du rock et ne connaissaient rien aux synthétiseurs. Et tout à coup, c’est devenu l’eldorado pour eux.
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Un retournement de veste pour certains…
CZ : On voit bien que l’on ne fait pas la même musique avec un batteur ou avec une boîte à rythme, c’est pourtant évident. Et ces deux musiques ont autant d’authenticité. Mais c’est vrai qu’à un moment donné, c’était la boîte à gifle en permanence. Au début, il faut dire que certains producteurs ont profité des boîtes à rythme pour faire des économies. C’était mal barré, cette histoire. Et puis des champs musicaux nouveaux se sont rapidement développés. Ils ont compris que c’était une autre musique et basta.
Arnaud, raconte-nous ton passage au digital.
AR : J’ai eu le parcours classique des types de mon âge. J’ai commencé avec ce que j’utilise actuellement, d’ailleurs. Il n’y avait pas d’autre solution. La même 909, et à l’époque, un Atari 520 ST. Celui-ci te permettait juste de faire jouer tes synthétiseurs, BAR ou samplers. Après, tu mixais dans une vraie table et tu enregistrais dans un DAT. C’était un investissement conséquent pour se construire un studio. Ensuite, on a pu commencer virtuellement à mixer dans l’ordinateur, puis à faire jouer des instruments, eux aussi virtuels. Mais petit à petit, je me suis rendu compte que je perdais l’essence de mon son. Après, ce qui handicape moins ma génération que les jeunes qui débutent, c’est une culture musicale béton. Je savais comment faire sonner un plug-in comme une vraie machine, même si les copies ne font jamais mieux que l’original. Si tu ne maîtrises pas correctement les machines, tu vas rapidement dépasser les limites du digital sans les voir, et tu risques d’utiliser des trucs moches.
“C’est par des rencontres que j’ai commencé à écouter ce que l’on appelait alors les musiques électroniques.”
C’est la même chose avec Live qui est devenu une usine à gaz pour les novices…
AR : La musique électronique nous a permis de faire baisser les coûts, mais aussi les connaissances musicales. Aujourd’hui, il y a des presets de son, mais aussi des grilles, des rythmiques toutes faites, tu n’as plus qu’à assembler les choses. Du coup, si tu n’as aucune culture, si tu ne t’inscris dans aucune continuité historique, tu fais une musique hors-sol. Ça peut éventuellement marcher un peu, mais la musique est vide. À mon avis, il faut être un passeur…
“Le son des machines d’Arnaud Rebotini a une vérité historique.”
C’est pour cette raison que tu t’es intéressé au GRM ?
AR : J’ai rencontré Christian en 2000. C’était à l’époque de Zend Avesta. L’informatique commençait à peine à arriver dans les home studio. D’ailleurs, quand Live a débarqué, j’utilisais certaines de ses fonctions que je trouvais cool, mais j’ai préféré resté sur Cubase pour la production. D’un autre côté, je m’intéressais à des compositeurs comme Pierre Henry, qui était une superstar. Finalement, tu n’as pas besoin de creuser très loin pour découvrir, Schaeffer, Parmegiani, Luc Ferrari, le GRM. C’était logique que j’y arrive, tôt ou tard. Par la suite, le GRM m’a commandé des pièces. Avec Christian, nous avons commencé à travailler ensemble en 2005/2006.
Jusqu’à cet album.
AR : On avait fait une date dans laquelle on jouait l’un après l’autre. Lors des balances, on a mis nos sons ensemble et on a commencé à jammer. J’avais mon live techno et Christian utilisait Ableton et des sons qu’il gérait avec des contrôleurs. J’ai dû faire une séquence un peu abstraite sur le Step Sequencer d’Arturia et Christian a envoyé ses textures. On s’est amusé et ça fonctionnait bien. Comme un jam de groupe de rock.
Vous pensez quoi des puristes ?
CZ : Ce sont des postures. Ce qui compte, c’est le son. Les machines qu’utilise Arnaud ont un son unique, que l’on ne peut pas reproduire avec un ordinateur. Il a une vérité historique. Le son appartient à une époque, mais Arnaud ne fait pas du son des années 80. Il a sa propre palette. Jouer un son analogique aujourd’hui, ça a vraiment du sens. C’est la même chose chez les photographes qui reviennent à la pellicule. Ils ne font pas ça pour avoir des clichés des années 50. Ils font des photos très modernes.
AR : Par exemple, quand tu écoutes Frontières, tu n’as pas l’impression d’écouter un album des années 80.
En revanche, “Approche Accumulation” m’a fait penser à UR et Drexciya.
AR : C’est une citation volontaire. Les harmonies, les séquences, les accords utilisés. On avait envie d’évoquer la techno de Detroit, comme on évoque le Kkrautrock et le psyché avec “Heaven Hill“. C’est tout à fait le truc culturel dont on parlait. Pareil avec “Acidmonium” qui fait référence aux trucs acid de Cabaret Voltaire. Ce sont des objets sonores.
CZ : Il s’agit de notre histoire. Cela fait un certain temps que l’on écoute des musiques et ce n’est pas un problème de les utiliser à notre manière.
AR : Et puis, l’histoire fait partie de toute musique d’avant-garde. Même les musiques de rupture se placent dans un contexte historique.
“L’histoire fait partie de toute musique d’avant-garde. Même les musiques de rupture se placent dans un contexte historique.”
Comment avez-vous travaillé la fusion entre analogique et numérique ?
CZ : Nous avons décidé que je ne mettrais pas trop de basses. C’était presque un point de vue harmonique. Si j’envoie des infrabasses, celles-ci vont perturber les lignes structurantes des machines d’Arnaud.
AR : Il y a pas mal d’infrabasses, mais on a choisi un mastering peu compressé pour laisser de la dynamique, pour laisser vivre les sons.
CZ : J’utilise également la stéréo pour créer des circulations très simples. C’est presque une tradition des musiques électroacoustiques. Par exemple, il y a une grosse différence entre la stéréo de Pierre Henry et celle de Parmegiani, qui arrive plus tard. Pierre Henry avait commencé en mono. Quand la stéréo est arrivée, il a continué à utiliser des sons mono. Il voyait l’espace sonore comme un théâtre avec 5 points. Gauche, centre-gauche, centre, centre-droit et droite. Et il plaçait ses sons comme ça. Utiliser les mouvements à l’intérieur de la stéréo permet de mettre beaucoup de sons en même temps, sans étouffer le mix. Sinon, il n’y a plus d’espace. On pourrait parler pompeusement d’orchestration.
AR : Tu retrouves ça dans les disques des années 60, certains trucs de rock par exemple. Avec la batterie complètement à droite. C’est d’ailleurs assez chiant à écouter au casque. Mais cette circulation est valable aussi en termes de fréquence. Quand une place est prise par un son, elle ne peut pas être occupée par un autre. Mettre deux lignes de basse, c’est une mauvaise idée.
“Pour caricaturer, tu as trois types de sons, par rapport aux fréquences : une basse, une harmonie au milieu et des instruments plus hauts qui peuvent se répondre. Quand tu utilises cette règle, tu ne feras jamais de mauvais mix.”
Justement, quel conseil donnerais-tu aux jeunes producteurs pour réussir le mix de leurs tracks ?
AR : Il faut leur expliquer le quatuor à cordes, ultra bien conçu. D’ailleurs, le rock reprend cette idée. Pour caricaturer, tu as trois types de sons, par rapport aux fréquences : une basse, une harmonie au milieu et des instruments plus hauts qui peuvent se répondre. Quand tu utilises cette règle, tu ne feras jamais de mauvais mix. Un track difficile à mixer, c’est un track qui a été mal orchestré et mal composé au départ. Après, tu peux mettre le rythme en avant, ou les voix.
Christian, vous avez récemment quitté le GRM. Comment envisagez-vous le futur ?
CZ : En ce qui concerne le GRM, je lui souhaite beaucoup d’avenir. Il fêtera ses 60 bougies dans deux ans. C’est pas mal pour une institution tellement atypique. Le GRM fait désormais partie de la culture commune. Regarder vers le passé, ce n’est pas forcément ériger des statues, c’est aussi piger des principes qui dynamisent notre pratique actuelle. L’enjeu, pour l’avenir, c’est la personnalité des compositeurs et le fait de l’exprimer.
AR : C’est le passage du père au fils. C’est ce qui me plaît en tant qu’artiste. Hériter du bâton et le passer à mon tour. Je trouve cela assez beau.
CZ : Et il y aura toujours des gens pour apporter des choses auxquelles on n’avait pas pensé. En 75/76, au début, j’avais beaucoup d’idées préconçues. Je pensais par exemple que les compositeurs étaient doués à cause de leurs noms, puis j’ai constaté que parfois, ils n’arrivaient pas à composer pendant des journées entières. Le truc, c’est qu’ils étaient capables de faire très vite lorsqu’ils étaient inspirés. Finalement, j’ai compris que l’envie est à l’intérieur de soi. Un logiciel comme Ableton Live peut vous aider à faire “à peu près”, c’est vrai. Mais cela ne suffit pas. Il faut aller plus loin.
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