Raves en France : comment tout a commencé

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Teknival de Tarnos, 1995
Le 27.11.2015, à 17h51
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©Teknival de Tarnos, 1995
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Teknival de Tarnos, 1995
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Qu’est-ce qui rendait les premières fêtes si uniques ? À quoi ressemblait cette fameuse utopie de la « house nation » ? Pour le savoir, nous avons interrogé les acteurs de la période dorée des années 1989-1994. Bienvenue dans la matrice…

Cet article est initialement paru en mai 205 dans le numéro 182 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Par Antoine Calvino

Raves, le jardin d’Eden

Le fort de Champigny, Mozinor, Invaders… Des années qu’on nous rabâche les oreilles avec ces raves mythiques sorties d’un temps que les moins de 45 ans ne peuvent pas connaître. Si nous avons tous en tête le raver avec son t-shirt orné d’un smiley, son sifflet et ses gants blancs qui s’agite comme un épileptique sur de l’acid house dans un hangar strié de lasers, qu’y a-t-il derrière le cliché ? Que pouvait-il bien se passer à l’époque qui vaille à Manu le Malin de se balader encore, vingt-cinq ans plus tard, avec sa casquette « Slave to the rave » ? Pour le savoir, nous avons retrouvé et interrogé les acteurs de l’époque à Paris, où le mouvement a pris son envol : organisateurs, DJ’s, journalistes, mais avant tout éternels ravers trop heureux de ressortir leurs vieux souvenirs.

Des débuts en club

Pour commencer, il faut avoir en tête que les raves mettent du temps à s’implanter en France, deux ans après le raz-de-marée qui submerge l’Angleterre au printemps 1988 et à une échelle bien plus confidentielle. Pendant ce temps, le pays reste bloqué sur le rock qui tourne sérieusement en rond et sur le clubbing à papa avec ses tenues correctes exigées, ses entrées à 100 francs (environ 30 euros en valeur constante) et ses tubes radio en version maxi 45 tours. « On savait que les raves explosaient via la presse anglaise », se souvient le journaliste Didier Lestrade, qui signait les premières chroniques de house dans Libération. « Mais la France était un pays de seconde zone. Si la musique commençait à arriver via une poignée de disquaires, il y avait pénurie de soirées. Juste quelques trucs au Rex et dans quelques autres clubs essentiellement gays. L’ecsta était aussi très difficile à trouver. Avec mes amis, on se retrouvait souvent à manger des champignons pour rentrer dans le son. Franchement, entre 1987 et 1990 on a ramé. »

Ce sont les Anglais qui lancent le mouvement. Un petit groupe de Londoniens allumés a la curieuse idée de monter, en mai 1988, une soirée mensuelle le mardi au Rex à Paris, Jungle. « Je les ai accueillis par curiosité, raconte Christian Paulet, alors patron du club. Ils sont arrivés avec des cars de danseurs, des aventuriers venus défricher un nouveau territoire. C’était des gens du milieu gay, de la mode, des médias. On les regardait faire la fête, ils nous initiaient à l’acid house et nous donnaient des cours de danse… Laurent Garnier, qui s’était fait connaître à Manchester, a très vite joué dans ces soirées puis aux Wake Up du jeudi et aux Space du vendredi. Il s’occupait de la programmation et faisait venir des artistes comme Derrick May, Jeff Mills, Lil Louis, Carl Cox, Sven Väth… De quoi monter des affiches de festivals aujourd’hui ! » Dans la foulée, la techno, ou plutôt la house, gagne le Palace, la Loco, le Gibus, le Boy, la Luna, le Power Station…

L’arrivée des raves

La toute première rave est difficile à dater et, bien sûr, il y a du monde pour en revendiquer la paternité. Mais on peut difficilement qualifier ainsi les quelques soirées house qui se tiennent dans des maisons ou sur des péniches. Il y a bien cette fête organisée en janvier 1990 dans un entrepôt d’Aubervilliers par les Mutoid Waste, un soundsystem de travelers/constructeurs anglais tout droit sortis de Mad Max, qui se partage entre un concert de Nina Hagen et un dancefloor acid house flanqué d’un magnifique camion-citerne customisé…

Mais les témoignages parlent d’une centaine de danseurs à tout casser. Il semble en fait que la première rave digne de ce nom soit l’oeuvre de Manu Casana et Luc Bertagnol, réunis au sein de l’association Rave Age, dans un théâtre au fond du parc du Collège arménien à l’ouest de Paris. « La salle était magnifique », se souvient Luc Bertagnol. « Il y avait des rideaux rouges, une scène en bois, un peu de déco et beaucoup de son… On devait être 600 personnes, des amis et des gens cools que j’avais recrutés moi-même dans la rue en les convainquant un à un. A l’époque, Christophe Dechavanne avait dit dans son émission que la techno était une musique de nazis et ça compliquait les choses. Ceux qui avaient déjà participé à ce genre de fêtes à Ibiza ou à Goa étaient les plus intéressés. On avait booké DJ Kees et DJ Freddy B, un Belge et un Anglais, mais ils nous avaient cassé les oreilles avec des sons trop acides et personne ne dansait. C’était Manu et moi qui avions dû reprendre les platines ! »

Maintenant associés au sein de Rave Age, qui deviendra plus tard le premier label techno français, l’équipe enchaîne en septembre 1990 avec une rave au fort de Champigny, qui réunit pour la première fois plus de 2 000 personnes. « Ça a décollé parce que nous avions conclu un partenariat avec la radio Maxximum, la première à diffuser de la musique électronique avec FG, reprend Manu Casana. Ils nous ont fait de la pub à l’antenne et ont affrété deux navettes depuis place de la Nation. Le lieu était déjà génial entre le fort, les petits passages secrets et la forêt autour. Mais en plus, on avait mis le paquet avec les premières lumières robotisées, les premiers VJ’s, deux fausses gogo-danseuses de 120 kilos… Toutes les tribus de la nuit étaient mélangées : pédés, rockers, gothiques… Les gens étaient hyper lookés mais c’était très varié, les stéréotypes des raves à l’anglaise (gants blancs, sifflets, colliers fluo, bonnets et cornes de brume, Ndr) sont arrivés plus tard. » Le folklore des flyers se met en place à partir de cette fête : lieu tenu secret pour échapper à la police, accès par des navettes, mention PAF (participation aux frais) pour éviter d’éventuelles taxes, usage du franglais puis bientôt infoline…

L’avènement de la « house nation»

C’est à cette époque que se forge ce qu’on appelle alors la « house nation » et ses fameuses valeurs, dont on perçoit aujourd’hui encore la trace de façon plus diffuse. Jérôme Pacman – probablement le plus régulier à mixer dans ce circuit alors que Laurent Garnier est à ce moment-là davantage considéré à Paris comme un DJ du circuit club et gay – s’en souvient avec émotion : « Tout le monde découvrait la chose en même temps. Ce n’était pas comme aujourd’hui, où tu arrives dans un truc établi. Il y avait peu de gens au courant, c’était secret, ce qui créait une complicité entre nous. Il fallait passer par un véritable jeu de piste pour trouver, on arrivait presque à chaque fois dans un endroit différent, ça te mettait déjà dans un état d’esprit particulier. La musique était révolutionnaire, on avait l’impression de réinventer quelque chose, d’écrire le futur. Et il y avait l’ecsta, même si ce n’était pas l’essentiel, qui ajoutait au côté amour universel. C’était un vrai carnaval cosmique ! » Cette chaleur et cette cohésion se manifestent parfois de façon inattendue, comme sur cette péniche où, continue Jérôme Pacman, la soirée était censée s’arrêter à 6 heures du matin… « L’heure de location supplémentaire coûtait 400 francs (environ 120 euros en valeur constante). Les gens dans la salle se sont cotisés tour à tour pour que ça continue et on a fini au milieu de l’après-midi ! » Lorsqu’on l’interroge sur ce fameux « esprit de la teuf », Luc Bertagnol est tout aussi dithyrambique : « C’était une thérapie de groupe, une histoire d’énergie spirituelle. La fin des années 80 était un marécage, cette transe par la danse a été libératrice pour nous tous. »

L’ovni de Mozinor

Mais tout cet amour flottant dans l’air ambiant n’y fait rien, les deux partenaires finissent par se fâcher et Luc ouvre seul un lieu mythique où il organise ses fêtes Cosmos Fact : Mozinor. « C’était le plus beau dancefloor que j’aie vu de ma vie. Il était niché dans une sorte de soucoupe volante au sommet d’un bâtiment industriel de Montreuil. À l’intérieur, une rampe montait en colimaçon le long des parois, on avait l’impression d’être dans un œuf avec des gens du sol au plafond. La capacité était d’environ 1 800 personnes, c’était impressionnant. On avait installé 20 kilos de son, des lumières indirectes qui jouaient sur de grands tissus découpés. Les premiers DJ’s étaient Francesco Farfa, Mikki el Delphino et Roby J, trois princes italiens du mix. Ce sont eux qui ont influencé la jeune génération qui a commencé là-bas : Jérôme Pacman, Olivier le Castor, Guillaume la Tortue, Bertrand, Armand, Arnaud L’Aquarium, Liza N’Eliaz… »

Mais rapidement, là encore, des dissensions apparaissent. « J’ai organisé des fêtes d’avril à décembre 1991, pas plus d’une par mois pour garder la fraîcheur. Et puis je me suis brouillé avec les gérants, du coup je suis parti et ils ont récupéré le projet qu’ils ont fait vivre quelques années à un rythme plus soutenu. Je me suis alors installé aux Antilles, où j’ai organisé des raves sur des plages pendant six ans. » A cette époque encore très précoce, on ne compte qu’une poignée d’organisateurs, généralement tout aussi idéalistes. Il y a également Pat Cash – plus difficile à interroger car il est parti en Israël, où il est devenu rabbin –, auteur de quelques fêtes mémorables dont une dans le chantier du métro de la Défense et une sous la gare de Bercy. En mai 1991, c’est au tour d’un autre beatnick, Jean-François Bizot, patron d’Actuel, magazine dédié aux cultures alternatives dont est issu Radio Nova, d’organiser sa propre fête au fort de Champigny sous le thème de Woodstock mais avec une rave cachée dans une des salles.

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©Emmanuel Bonnet

L’explosion de la scène

 Petit à petit, la scène commence à se structurer. Patrick Rognant, grand manitou de l’époque qui annonce religieusement les soirées dans son émission Rave Up sur Radio FG, bénéficie d’un point de vue privilégié : « Avant 1992, tout le monde était ensemble. On n’était pas très nombreux, donc on avait intérêt à rester groupés. Mais si les premières raves se voulaient le rassemblement de toutes les tribus musicales, en réalité, très vite ça n’a pas fonctionné. » C’est la période pendant laquelle une frange de la techno accélère brutalement, jusqu’à atteindre 150/160 BPM, le hardcore apparaît et se taille un franc succès, tout comme la trance qui rassemble curieusement anciens hippies, gothiques et indus, bientôt accompagnée d’un genre hybride qui prend le nom de trancecore. Les soirées se spécialisent donc, tandis que la house reprend peu à peu le chemin des clubs, emmenant les gays avec elle.

Simultanément, Patrick Rognant voit le nombre de fêtes exploser. « Entre 1992 et 1995, il y avait parfois quatre ou cinq raves de plusieurs milliers de personnes le même jour, sans compter les boîtes de nuit. La scène rassemblait nettement plus de monde qu’aujourd’hui. Les gens ne connaissaient pas forcément les DJ’s, ils faisaient confiance aux organisateurs qui avaient bonne réputation. Ça se passait dans des salles ou des hangars loués, mais aussi dans des squats, en pleine nature, sans demander d’autorisation ni payer de location et encore moins de taxes… Tout ça au nez et à la barbe des autorités, qui ont mis un moment à se rendre compte qu’on s’y mettait dans des états apocalyptiques plusieurs jours d’affilée. Et lorsqu’ils ont réalisé la situation, on a joué encore plus au chat et à la souris avec eux… On pouvait tourner des heures dans la campagne pour trouver des teufs trop bien cachées.

L’apparition de la trance

Yayo, habitué de Goa depuis le milieu des années 80 et issu d’un courant plus EBM et new beat que house, est le premier organisateur à basculer dans la trance. À partir de 1990-1991, il booke des artistes comme Raja Ram, Juno Reactor et X-Dream, et investit tous les trois mois avec ses TBE (Trance Body Express) des péniches, des châteaux, la salle de garde de l’hôpital Sainte-Anne, une champignonnière de Meudon, une maison sur pilotis à Gif-sur-Yvette… « Sur la péniche Délo à Puteaux, on passait huit jours à décorer. On l’entourait de bâches noires, on peignait des fougères, on construisait des masques africains ou indonésiens, on accrochait des toiles psychédéliques et des lianes fluo qu’on éclairait avec de la lumière noire… Il nous arrivait de mixer deux à trois jours non-stop avec nos cassettes chrome métal reliées par une table de mixage. »

Fabrice Rakham, un ancien gothique en bottes blindées et dreadlocks bleues, le rejoint sur la scène trance début 1992 avec ses soirées Gaïa, et une guerre à fleurets mouchetés s’instaure rapidement sous les oripeaux peace and love. « Au début, on n’était pas copains du tout, se souvient Yayo. On ne se parlait pas trop, on organisait des soirées le même jour… A TBE, nous étions un peu les snobs de la trance, les voyageurs, alors que son public était plus popu. On était un peu cons. » Avec Gaïa, Rakham organise des fêtes plus importantes, avec des plateaux plus ambitieux, et marque sa différence avec « la compagnie d’échassiers des Nuits Blanches et l’ouverture à la trance acoustique avec des artistes comme Highlight Tribe ». Les hostilités s’interrompront finalement quelques années plus tard et les deux concurrents finiront même par se tomber dans les bras en 1999 en coorganisant la rave Osmose…

Des fêtes de plus en plus sophistiquées

Certains personnages plus arrangeants collaborent avec tout le monde, comme Bernard Poussaint des Invaders qui s’associe indistinctement avec Yayo, Rakham et Cypriano des soirées Space du Rex, avant de poser plus tard du son en teknival avec les Spiral Tribe. Insatiable, il organise des fêtes presque tous les week-ends, dont une vingtaine de raves Invaders à partir de février 1992. Et y programme aussi bien de la house que de la techno, de la trance et du hardcore. « On enchaînait le Power Station le jeudi, la Space du Rex le vendredi, une rave le samedi, l’after Kit Kat du Palace le dimanche, la soirée Tricky sur la péniche Boer 2 le lundi et, le mardi, on débriefait tout ça dans l’émission de Patrick Rognant sur FG ! » Fin 1993, ce marathonien du dancefloor monte un club à after. « J’avais envie que la techno ne s’arrête jamais, comme un cœur. Mais je me suis brûlé les ailes. Des voyous m’ont rançonné. En deux mois, j’ai tout perdu et je me suis retrouvé endetté. La descente a été dure. » Il finit par rebondir dans des squats artistiques, où il a organisé près de 200 fêtes ces vingt dernières années.

D’autres passionnés se lancent, à l’image de Cyril Compain avec les Fantom qu’il monte avec son frère Juan Trip, l’un des premiers compositeurs français, et une bande d’amis d’enfance venus du rock psychédélique. Leur première rave, Timescape en mai 1992, voit jouer Stephanovitch, Frank de Wulf et donc Juan Trip en live sur vingt kilos de son sous un chapiteau de cirque dans la vallée de Chevreuse. C’est un succès mais ils sont largement déficitaires, ce qui ne les empêche pas d’organiser une autre fête en Bretagne. Où ils laissent à nouveau leur chemise. « Mais le gars qui assurait la sécurité, un type un peu bandit, a adoré la soirée et nous a proposé de financer la suivante contre 70 % de la recette. Ce qui nous a permis d’organiser un gros événement et de nous relancer. »

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Ils enchaînent alors les succès, d’abord avec Spasmes dans un entrepôt entre les studios du Big Deal et de Sacrée Soirée, avec Ralphie Dee et Njoi en live, puis Reverse en mode intime pendant trois jours sur une péniche et finalement l’énorme Nostromo dans une ancienne usine le long de la Seine avec 6 000 personnes, qui marque toute une génération de ravers. « Nostromo, c’est le vaisseau d’Alien, le thème était le cosmos. La décoration nous avait pris un mois, il y avait un laser à 360 degrés, le dessinateur Moebius projetait ses images de science-fiction et on avait booké Juan Atkins, Per, Lunatic Asylum, Blake Baxter et D’Julz qui jouaient sur 100 kg de son. On n’a rien gagné mais on a pu se rembourser. Dans les Fantom, tout le monde bossait gratos, les gens voulaient faire partie de cette énergie, de ce mouvement. Ces soirées ont changé les vies de beaucoup d’entre nous. »

Dans un genre tout aussi foisonnant et underground, mais plus intimiste, il faut aussi évoquer les Lunacy.« On essayait de faire un truc cosy dans un endroit froid comme un studio de tournage ou une friche industrielle, explique Pierre Herrmann, qui les organisa de fin 1992 à février 1994. On avait des cabinets de curiosités, des stands de restauration, beaucoup d’éclairages, des VJ’s, des artistes de rue, de la sculpture sur glace… La musique était plus house et deep house, avec des DJ’s comme Erik Rug, Jérôme Pacman et Jef K, et on prévoyait toujours un chill-out avec un canapé, des coussins, un bar intime et un petit son indépendant… Les gens étaient très sensibles à ces attentions et ils restaient souvent nous aider à faire le ménage après la fête ! »

Les rassemblements géants

Si ces premiers organisateurs sont généralement de doux illuminés qui travaillent sans se soucier de faire des bénéfices, quelques promoteurs, anglais en particulier, tentent de profiter de l’engouement en montant des événements plus importants, comme à l’Aquaboulevard et à Eurodisney. Paulo Fernandes, un entrepreneur ambitieux, se situe dans cette optique. Après quelques soirées Happyland, entre autres dans un supermarché désaffecté et dans le pavillon des Buttes Chaumont aujourd’hui devenu le Rosa Bonheur, il est contacté fin 1991 par l’équipe de Libération qui souhaite organiser sa propre rave. Ce sera la fameuse fête sous l’Arche de la Défense en janvier 1992 avec LFO en live et Laurent Garnier. « Ils cherchaient à toucher les jeunes et à développer leur 3615 Rave, rigole-t-il. Mais grâce à eux, nous avons pu faire connaître notre scène du grand public pour la première fois. » L’année suivante, il passe la vitesse supérieure : « C’était l’époque des fêtes géantes Mayday en Allemagne et Universe en Angleterre, on voulait faire pareil. » Il s’associe donc avec Laurent Garnier et les magasins de disques TSF et USA Import pour monter Oz le 10 juillet 1993, à Amiens.

« Il y avait Jeff Mills, Carl Cox, Cosmic Baby, Liza N’Eliaz et les Spiral Tribe, on espérait 18 000 personnes. On était allé faire de la publicité jusqu’en Angleterre avec notre petite voiture… » Las, alertées par un article de L’Humanité tirant à vue sur les raves, les autorités prétextent que tous les gendarmes sont mobilisés par le passage du Tour de France et refusent d’encadrer l’événement qui se retrouve donc annulé. « On a perdu 1,2 million de francs. Ça a planté TSF et USA Import, et temporairement bloqué la parution de Coda (le premier magazine techno français, lancé par Paulo Fernandes et Eric Napora, ndlr). Le premier numéro, sorti en mai, n’a été suivi du deuxième qu’à l’automne.

Mais les gens nous ont soutenus, certains venaient même acheter des billets pour la soirée après son annulation ! » Une manifestation de protestation s’improvise au Trocadéro, les Spiral Tribe posent leur sound-system dans un parc de la banlieue parisienne avec Liza N’Eliaz puis lancent un appel qui débouchera quinze jours plus tard sur le premier teknival, dans la campagne à côté de Beauvais.

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La mise en marche de la répression

Le reste de la France est progressivement gagné par la fièvre entre 1990 et 1993. Laurent Garnier, Shazz et Ludovic Navarre s’attachent à susciter des vocations à Rennes, Strasbourg, Toulouse, Dijon, Lille et Montpellier avec la tournée Respect for France, qui les voit trimballer en camion sound-system, lumières et machines. Manu Casana organise une rave dantesque aux Trans Musicales avec Underground Resistance et The Orb, qui provoque la création du collectif Praxis à Rennes et du festival Astropolis à Brest. L’équipe de Lunacy tente une percée à Nîmes avec Aqualand et à Marseille avec Rave Atomix, en association avec Jack de Marseille, avant de laisser la main à Euphoria dans la cité phocéenne. Indépendance Records et Zoo lancent le mouvement à Lyon, Creative Action à Toulouse, Limelight à Cannes et à Nice, Pyramid à Lille, DDD et Mixture à Strasbourg, Oscilloscope à Nancy et les Pingouins à Montpellier, tandis que les Spiral Tribe sillonnent le pays pour prêcher la bonne parole free. Mais l’annulation de la soirée Oz marque un tournant.

Au cours de l’année 1993, l’article de L’Humanité qui l’avait condamnée est suivi d’une véritable campagne de presse qui pousse les autorités à mettre la pression sur les loueurs de salles, bloquer les points de rendez-vous des navettes et monter une brigade anti-rave pour surveiller les organisateurs… En 1994, Serge July de Libération, Henri Maurel de Radio FG et Jean-François Bizot d’Actuel et Radio Nova sont convoqués au Quai des Orfèvres, où ils sont menacés d’être inculpés pour « complicité passive de trafic de drogue ».L’année suivante, le ministère de l’Intérieur envoie à tous ses services une circulaire qualifiant les raves de« soirées à risques », qui incite les forces de l’ordre à tout mettre en œuvre pour les interdire.

Mais avant même la crispation policière, la scène a déjà changé. Des promoteurs uniquement motivés par le profit organisent d’immenses événements sans âme, les racailles vendent leurs produits dans les fêtes sans se mélanger aux ravers, des contrefaçons d’ecstasy apparaissent, l’esprit communautaire s’étiole et on observe une scission de plus en plus nette entre ravers, clubbers puis teufeurs de free party… Le temps de l’innocence a déjà vécu. En raison de la pression des autorités, non seulement les raves disparaîtront très vite, dès 1997-98, mais la scène n’aura pas la possibilité de se doter de clubs et de festivals structurés comme en Angleterre ou en Allemagne.

Les anciens et le renouveau actuel

Vingt ans plus tard, alors que la techno revient en force, les anciens ne se retrouvent pas vraiment dans le renouveau de ces dernières années, estimant que les valeurs du mouvement se sont diluées. « Mais de quel renouveau parle-t-on ? », s’interroge Manu Casana. « Il y a quelques jeunes collectifs qui vont dans le bon sens, mais les grosses fêtes qui sont apparues ces dernières années ne se situent pas dans la continuité des raves. Il n’y a pas d’amour. On te fouille, on te surveille, ça n’a rien à voir avec la sensation de liberté que j’ai connue à l’époque. Et puis les gens ne font pas attention les uns aux autres, chacun est dans son monde. »

Pour retrouver l’esprit originel, Patrick Rognant suggère plutôt de prendre l’avion. « Les véritables héritiers du mouvement, ce sont les festivals comme le Boom au Portugal, Universo Paralello au Brésil, Samothraki en Grèce ou Burning Man aux Etats-Unis, estime-t-il. Là-bas, les autorités sont plus conciliantes et la fête est organisée par les ravers eux-mêmes. » Quant à Jérôme Pacman, il trouve encore son bonheur de temps en temps, au hasard de ses week-ends : « Le côté amour universel des raves de l’époque n’est pas complètement perdu, à condition de tomber sur la bonne fête ». Et si celle-ci tarde à se montrer, la meilleure solution est encore de l’organiser soi-même…

En savoir plus

Luc Bertagnol a regroupé flyers, photos et vidéos d’époque sur son blog et sur un film Youtube, tous deux intitulés « L’art de raver ».

Xanaé Bové vient de terminer« Ex-Taz », un documentaire sur les premières raves françaises, qu’elle cherche à montrer dans les festivals.

Le troisième épisode de la série documentaire Techno Story, « L’âge d’or », disponible sur Youtube, évoque aussi cette période avec brio.

Electrochoc le livre de Laurent Garnier et David Brun-Lambert édité chez Flammarion, raconte magistralement l’épopée des raves.

Trax 182, mai 2015
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