Par Mélody Thomas
1994. Sur les dancefloors d’Europe, un son parvient à se faire une place qu’un morceau de techno n’avait encore jamais eu. Ce titre, c’est « Over the Rainbow », issu de la bande originale du film Le Magicien d’Oz, produit façon techno par la DJ allemande Marusha. Enregistrée comme une blague, cette interprétation deviendra pourtant l’hymne d’une génération qui cherche à laisser derrière elle l’ambiance que la guerre froide a longtemps fait peser sur l’Europe. Si Marusha était un membre pionnier de la scène rave allemande, beaucoup considèrent que ce morceau a été l’un des clous sur le cercueil du mouvement techno allemand, le traînant de sa contre-culture aux sommets auréolés des charts. « La techno a dit dès le départ : “Nous n’aurons pas de stars.” C’est pourquoi la lumière était sur le dancefloor, pas sur le DJ qui restait dans le noir. Le fait que le public soit la star était une partie très importante du concept. Plus tard, c’est aussi devenu pertinent sur le plan sociétal. Aucun culte de la personnalité, pas d’Adolf Hitler, et même tout l’inverse. Nous sommes un peuple. L’idée de communauté était décisive », se souvient l’artiste allemand Alexander Branczyk dans Der Klang der Familie, l’ouvrage de référence sur la naissance de la techno à Berlin.

En 1995, soit un an après le titre de Marusha, la compilation Schtroumpf Party reprend à sa sauce le hit « No Limit » du groupe 2 Unlimited et entérine l’idée que la techno a quitté son giron underground. Le principe de récupération – qui voit l’utilisation des contre-cultures à des fins commerciales – n’est pas nouveau dans les musiques électroniques : on se souvient de Madonna et son utilisation du voguing ou encore du jacking (danse née à Chicago avec l’émergence de la house) utilisée par Janet Jackson dans « Rhythm Nation » en 1989. Malgré tout, la recette de Marusha sur son « Over the Rainbow » sera ensuite appliquée par de nombreux labels de musique européens de l’époque : un titre produit rapidement, qui couvre une chanson déjà ultrapopulaire mais qui l’inscrit dans un nouveau contexte. On n’ira pas jusqu’à dire que la productrice a lancé le mouvement eurodance, mais toujours est-il qu’elle y a fortement participé.
Rave party et semelles compensées
Mélange de techno, de house, de pop et de rap, l’eurodance s’affirme alors sur les dancefloors d’Europe et fait naître dans son sillage de nouveaux looks vestimentaires. Parce qu’il est un genre musical qui mixe les styles, on retrouve sur le dos des fans d’eurodance autant de l’attirail des amoureux de la techno de la première heure – à savoir une allure cyberpunk, entre les films Matrix et Hackers saupoudrés de touches néons – que les baggy des tenants du hip-hop ou l’allure sexy et régressive qui, plus tard, deviendront la marque de fabrique de chanteuses pop comme Britney Spears ou Christina Aguilera. Parmi les pièces fétiches du vestiaire eurodance ? La Buffalo. Créée en Allemagne en 1979, cette chaussure a franchi les frontières du pays cinq ans plus tard à la conquête de la France, du Royaume-Uni ou encore des États-Unis. Parmi les paires qui font le succès de la marque auprès de la jeunesse branchée de l’époque, on retrouve des sneakers plateformes dont la hauteur varie de 5 cm pour une paire de Buffalo Classic à 20 cm pour ses Rising Tower.

« La Buffalo, c’est un peu la Creeper de rave », explique Alice Pfeiffer, autrice du livre Le Goût du moche, rappelant les origines de la compensée qui dès le Moyen-Âge avait pour fonction d’empêcher les vêtements de toucher le sol jonché de détritus. Elle ajoute : « Les motifs de la Buffalo avaient quelque chose un peu psyché avec l’arrivée de l’ecstasy et des drogues en général. Elle était plus légère et permettait de danser toute la nuit. » Sortie en 1995 pour conquérir le marché de la chaussure de sport, la sneaker a fait résonner l’optimisme et la rébellion soft d’une génération en quête de distractions. Avec sa plateforme épaisse, sa tige en cuir et sa semelle en caoutchouc résistante, cette paire pratique et durable est devenue l’accessoire privilégiée des adeptes d’une génération se déchaînant jusqu’au petit matin sur Blümchen en Allemagne, The Prodigy en Angleterre ou encore Eiffel 65 en Italie et en France.
La Buffalo, c’est un peu la creeper de rave
Alice Pfeiffer

Mais ce sont les Spice Girls qui vont faire définitivement rentrer les Buffalo dans la pop culture. Que ce soit dans leurs clips ou dans les shootings de magazines pour lesquels elles posent, les popstars anglaises font de cette chaussure à plateforme l’emblème de l’empowerment féminin de l’époque, tout comme les titres qu’elles balancent sur les ondes. « À cette époque, vous ne pouviez plus vraiment obtenir de Buffalo. Peu importait la taille ou la couleur, le modèle était épuisé », rappelait au magazine I-D Alexandra Preusche, attachée de presse et responsable marketing de la marque désormais renommée Buffalo London depuis 2018. À partir du milieu des années 2000, la chaussure à plateforme perd sa place dans la culture mainstream mais s’impose dans la culture goth et dans les nombreuses contre-cultures japonaises – les Harajuku Girls en tête de fil – documentées sur les premiers blogs. Buffalo présente alors un modèle plat avec des flammes qui parvient à séduire de nombreuses adolescentes pendant encore quelques années. Pourtant, en 2016, la griffe allemande cesse de produire ses chaussures qui ne se trouvent alors plus que sur des sites de revente en ligne. Mais la mode est un cycle et la Buffalo fait son retour seulement deux ans plus tard.

Talon queer
« Quand j’étais petite, ma mère ne nous achetait pas du tout les trucs à la mode », commence à expliquer Antoinette, assistante du directeur artistique de la maison Lanvin. « Quand la marque est réapparue en 2017, j’en ai aussitôt acheté et depuis, je ne porte plus que ça ». Sur son compte Instagram, @AntoinetteLove, l’artiste digitale fait revivre l’esthétique des skyblogs des années 2000. Sur chacun de ses montages, entre les textes et GIF en 3D inspirés des grandes heures de Myspace, on l’aperçoit une paire de Buffalo aux pieds. « Quand j’ai commencé à en porter, il y avait un retour des chaussures compensées depuis 2 ou 3 ans, notamment celles de la marque No Name. À la base, on s’est bien moqué de moi mais c’est un bon compromis entre la chaussure de ville et la basket », ajoute celle qui compte dans ses placards huit paires de Buffalo.
Et elle n’est pas la seule à être séduite par le modèle comme le prouvent sur leurs comptes Instagram respectifs le mannequin Slick Woods, ambassadrice de la marque, mais aussi des artistes bien françaises comme Regina Demina, Mélodie Lauret ou Habibitch. Alice Pfeiffer : « C’est le talon féministe et j’irai presque jusqu’à dire que c’est le talon queer. C’est un talon compensé et non pas un escarpin. Par conséquent, le dos n’est pas cambré, les fesses ne sortent pas et la démarche n’est pas ralentie. La Buffalo donne une prestance quand le talon, lui, a pour vocation d’amincir la silhouette ». Ce qui explique aussi pourquoi les Spice Girls – hors Victoria Beckham – en ont fait leur signature : des chaussures qui en imposent et donc imposent dans l’espace les femmes qui les portent.
Depuis quelques années, sous le nom de Buffalo London, la marque fait son retour dans les collections de maisons réputées. On a par exemple pu la voir avec des collaborations pour Opening Ceremony ou Junya Watanabe, la faute peut-être à l’engouement du public pour des chaussures impressionnantes, comme la Triple S de Balenciaga ou la Archlight de Louis Vuitton. Un fait qui s’explique autant par le retour des années 2000 qui sévit depuis maintenant quelque temps au sein des marques de luxe comme des plus abordables, autant que par la mainstreamisation de la culture sneakers. Si la mode a toujours eu tendance à regarder en arrière pour emprunter ici et là quelques codes vestimentaires, le mélange des différentes décennies – des années 1940 aux années 2000 – à une même période est un phénomène récent. Une fixette nostalgique qui prouve notre tendance à nous tourner vers le passé lorsque nous sommes pessimistes concernant le présent et l’avenir. Et les sirènes des différentes crises climatiques, sociales, sanitaires et économiques ne sont pas des plus rassurantes. Reprendre physiquement de la hauteur à l’aide d’une paire de chaussures montre à quel point nous sommes nombreux à avoir besoin de sortir un peu la tête de la morosité ambiante.
« C’est la madeleine de Proust des Millenials. La Buffalo est leur premier souvenir mode. En plus, elle s’inscrit dans une culture teuf qui revient un peu partout, notamment en France. Il faut donc des chaussures pour pouvoir danser de façon pratique tout en jouant avec des codes de féminité qui s’opposent au puritanisme bourgeois des petites chaussures à talons pour entrer en boîte qui sévissait depuis dix ans », analyse Alice Pfeiffer. Antoinette Love : « Toute la culture eurodance est de retour. À Paris, il y a par exemple la soirée La Darude tous les mois. Les gens y viennent habillés en Buffalo avec des lunettes techniques et des baggy à poches. Mais ce qui est dommage, c’est qu’on voit que c’est leur déguisement du dimanche et qu’en vrai, ils ne s’habillent pas comme ça ».
Si les contre-cultures n’ont désormais de « contre » que le nom, difficile de ne pas remarquer que la Buffalo tend à faire son apparition dans les moments où nous sommes en quête d’un futur, d’une alternative à la morosité ambiante. « Les années 2000 nous ont saucissonnés entre le tournant futuriste du millénaire et le krach de 2008 qui est venu clore une période de débâcle et de débauche, de démocratisation de luxe et de tendances », renchérit Alice Pfeiffer. Une explosion du monde capitaliste et de ses promesses qu’on entend noyer dans les musiques, les deux pieds fermement ancrés au sol.