Wet For Me, c’est 10 ans d’engagement à faire mouiller la scène du clubbing parisien, afin que les lesbiennes, les clubbeuses et toutes personnes cherchant un lieu de fête doublé d’un espace safe soient servies ! Toujours soucieuse de programmer des artistes émergents.es, RAG a partagé avec Trax sa vision du monde de la musique et de la nuit.
Ça fait combien de temps que tu es DJ ?
J’ai commencé à jouer au début des années 2000. À l’époque, j’ai d’abord mixé dans des bars dans le Marais – mais c’était toujours des bars techno et électro. J’ai joué notamment au Mixer Bar, où j’ai rencontré une fille DJ qui s’appelait D-Press. C’est elle m’a initiée au Djing. Je pense que le fait qu’elle soit une femme DJ m’a aidé et donné un repère, surtout à l’époque où il n’y avait que des mecs.
Tu as toujours voulu être DJ ?
J’ai toujours été musicienne, j’ai fait du piano et du saxo pendant longtemps. Très jeune, j’étais assez fascinée par les clubs et le monde de la nuit. Je suis beaucoup sortie, très vite et très jeune, à partir de 16-17 ans, j’étais assez précoce sur ce point !
Tu sortais où ?
Au début, j’allais plutôt dans des endroits branchés comme les Bains Douches, et il y avait encore le Palace à l’époque, sous la direction artistique des Guetta. J’allais aussi aux Folies Pigalle, c’était plus trash.J’étais totalement fascinée et ma culture club s’est construite très vite. Passer du piano aux platines, ça s’est fait naturellement. Puis au-delà de mixer, j’ai toujours voulu organiser des évènements. Pendant mes études supérieures, j’ai été élue présidente du BDE et j’ai toute de suite commencé à organiser des soirées ! J’aimais déjà bien produire des évènements, même à 18 ans.
Est-ce que tu as voulu afficher un engagement en faveur des causes lesbiennes et féministes dès tes débuts – lorsque tu organisais des soirées étudiantes ?
En fait, je n’en avais pas encore vraiment conscience. C’est vrai que j’essayais de mettre en avant les copines, d’apporter quelque chose de nouveau, de valoriser des gens qui étaient un peu en marge, qui n’étaient pas forcément dans la lumière. C’est ce que je fais aujourd’hui finalement – sauf que là j’en ai pleinement conscience, je le revendique et j’en parle.
Tu t’es rendu compte de ces problématiques en devenant réellement DJ ? Est-ce que tu as vécu des choses particulières – comme être la seule DJ femme à une soirée ou un festival – qui t’ont interloqué ?
Être la seule DJ femme dans un festival, ça m’arrive encore aujourd’hui – comme le mois dernier en Afrique du Sud au Cape Town Electronic Festival, où j’étais la seule femme headliner.J’ai pris davantage conscience des inégalités sexistes en voulant organiser des évènements. Au quotidien, on est toujours confronté à un machisme ancré – c’est-à-dire que les djs hommes, surtout au début des années 2000, étaient souvent entre eux et très exclusifs. Ils ne nous prenaient jamais au sérieux – et ça, c’est une chose qui m’a toujours agacée ! Dans les backstages des festivals ou des clubs, c’est toujours pareil, aujourd’hui aussi. Il y a une certaine séparation qui s’installe. Entre garçons, il a des réseaux qui se créent : tu me bookes, je te booke. Du coup entre filles, on fait pareil. Il y a une certaine sororité par la force des choses, alors que ça n’était pas le but initial – à savoir être inclusif.
Dans les soirées Barbi(e)turix et Wet For Me que tu organises avec le collectif, tu mets un point d’honneur à booker des artistes féminines. Pour égaliser la balance donc ?
Oui complètement, c’est un acte de résistance au monopole masculin. Je booke aussi des hommes bien sûr, ceux qui partagent nos valeurs et qui comprennent nos revendications. On a par exemple invité le duo Il Est Vilaine plusieurs fois ou Guido d’Acid Arab, mais aussi Teki Latex. Mais à chaque fois, on renverse la tendance : on va avoir 80% de femmes sur le plateau, pour 20% d’hommes par exemple. Ces mecs-là savent où ils mettent les pieds et sont contents d’être là, donc ça nous fait plaisir.J’espère surtout œuvrer à donner de la visibilité à certaines “DJe” (elle insiste sur le « e », NDLR) – je ne souhaite surtout pas utiliser le mot « DJette », car ce suffixe renvoie à l’idée du « mignon », du « petit » – qui n’auraient autrement pas eu la chance d’être derrière les platines. J’ai invité pas mal de filles que je trouvais talentueuses, que personne ne bookait car elles n’étaient pas dans des réseaux. On a plein d’artistes dans notre famille, comme bien sûr Rebeka Warrior, avec qui on adore travailler, mais aussi Rescue, Myako ou JD Samson de feu Le Tigre. Puis on invite aussi évidemment les copains d’autres collectifs queers comme House of Moda ou Polychrome.
Il y a aussi un focus sur les artistes émergentes.
Exactement. Car aujourd’hui, on observe un phénomène d’échelles – où on entend toujours parler des DJ headliner très connues et internationales, qui ont incontestablement leurs places, comme Nina Kraviz, Charlotte de Witte, The Black Madonna, etc. Mais ensuite, dès qu’on essaye de chercher dans la scène intermédiaire, on trouve beaucoup plus de mecs, le constat que les femmes DJ émergentes sont toujours désavantagées. L’année dernière par exemple, on a accueilli Gnucci, une rappeuse suédoise féministe, elle a su retourner La Machine ! Les artistes que l’on invite prennent souvent la parole sur scène – c’est d’ailleurs ce que l’on recherche – comme le fait Peaches qu’on a eu la chance d’inviter plusieurs fois. Ce sont des artistes engagés.ées, dont on partage les valeurs.
Quel est l’objectif politique et militant de vos soirées ?
Les choses étaient différentes dans le Paris LGBT il y a quelques années. Chacun.e faisait ses soirées dans son coin : les filles avec les filles, les garçons avec les garçons, c’était assez cloisonné. On a voulu bousculer tout ça et voir les choses en grand.
Ensuite, les soirées Barbi(e)turix sont créées par un groupe de lesbiennes donc il y a eu une envie d’organiser et d’offrir un espace safe pour les lesbiennes et les queers. Nous avions comme objectif de proposer une soirée qui en mette plein la vue, avec une programmation de ouf, où tout le monde a envie d’aller et montrer que les priorités et les habitudes vont changer. On observe d’ailleurs qu’il y a de plus en plus de filles qui ne sont pas forcément lesbiennes ou queer mais qui viennent parce qu’elles veulent être peinardes. Ce sont des clubbeuses, et elles sortent pour clubber, pas pour draguer et se faire draguer. Et, à programmation égale, si elles vont au Rex un samedi soir, elles ne passeront pas les mêmes soirées.
Tu penses qu’on peut changer les mentalités en s’organisant ?
Oui complètement. Offrir une soirée comme ça, c’était tout d’abord pour la communauté, mais c’est aussi donner de la visibilité aux lesbiennes et permettre aux artistes femmes d’être mises à l’honneur. Je reçois de plus en plus de mails de bookeurs.euses qui veulent faire participer leurs artistes à la Wet. Au début ça n’était pas vendeur d’être booké à une soirée lesbienne maintenant la tendance s’est inversée !
Comment est l’ambiance dans vos soirées finalement ?
L’ambiance y est toujours très “humide”, le public est particulièrement à l’écoute et généreux, et tout le monde se donne à fond, car tout le monde sait pourquoi il est là. La Wet c’est 50-50 : c’est notre programmation et ce que notre public nous renvoie. Parfois, certaines DJ ne savent pas trop où elles ont mis les pieds, et finalement elles nous disent qu’elles ont réalisé à quel point c’était super.
En quoi le fait de dire que c’est une soirée lesbienne est quelque chose de particulier, et se différencie d’une soirée étiquetée comme soirée gay – sous-entendu pour hommes homosexuels ?
En fait la communauté LGBTQI est à l’image de notre société. C’est-à-dire que dans notre communauté, ce sont les gays qui ont plus de pouvoir, plus de visibilité, plus de tunes, plus de lieux et plus de soirées depuis des décennies. Nous, en tant que femmes dans cette communauté, on est encore en dessous. Puis il y a les derniers.ères de la liste : les étrangers.ères, les migrants.es, les trans… La communauté trans est encore émergente, mais aujourd’hui il commence enfin à y avoir une vraie scène et je trouve ça super. Eux.elles sont aux prémices de ce que nous avons fait il y a dix ans, et ce que les gays ont fait il y a trente ans. Les choses se font par étapes.
Tu insistes sur l’utilisation du mot lesbienne dans tes évènements.
Oui, c’est un mot que nous devons revendiquer encore aujourd’hui, c’est important. Le mot a été connoté négativement et l’est toujours, il n’est pas « vendeur ». C’est un mot qui ne passe pas bien, il n’est pas « joli en bouche ». Or c’est le vrai mot et il doit être utilisé ! Donc à chaque fois que j’écris un article ou une annonce d’évènement, j’insiste pour l’employer – pour que les gens le voient, s’y habituent et ne pensent pas à un terme obscur. Pour le rendre brillant, moderne.
Que penses-tu de l’évolution du paysage du clubbing parisien, notamment du développement de soirées queer et de la mobilisation des collectifs féministes ?
Je trouve ça génial, chacun.e essaye d’apporter sa touche, ce qui donne une certaine valorisation artistique à nos causes. Je m’inspire beaucoup de ce que je vois autour de moi, je suis hyper curieuse. Mais ce n’est pas parce qu’on est de la même communauté qu’on veut tous.tes faire pareil – on a tous.tes nos identités différentes. Puis lorsqu’on voyage un peu, on se rend compte que la communauté LGBTQI est très riche culturellement et qu’elle est très active dans le monde de la nuit à Paris. Tous les weekends, tu as au moins trois ou quatre soirées queer. Même à Londres ou à Berlin, ça n’arrive pas ça !
La Wet For Me, est un beau reflet de l’évolution de la scène parisienne…
Je me suis souvent posé cette question et c’est justement vrai : ce genre de soirée ne pourrait exister qu’à Paris. On pourrait se demander : et pourquoi pas à Berlin ? Mais à Berlin, les choses sont plus faciles, c’est plus permissif. À Paris c’est plus difficile – et ça l’était encore plus il y a dix ans – donc il y a une cette envie de se retrouver, de faire corps qui nait naturellement, comme contrebalancer l’oppression et les discriminations vécues au quotidien.
Pourquoi la Machine du Moulin Rouge est devenue votre QG ?
Tout a commencé par ma rencontre avec Peggy, la programmatrice de la Machine, avec qui ça a tout de suite fonctionné. Sans doute parce qu’elle a des convictions personnelles et féministes aussi. Mais ça me fait limite chier d’en parler comme ça, chez les mecs ce sont des choses qui se font tout le temps et on en parle pas. Alors que moi, si j’explique que j’ai réussi grâce à notre organisation entre femmes, cela doit être relevé.
La Wet fête ses 10 ans avec fierté à la Machine. Tu peux nous présenter cet anniversaire ?
Nous sommes fières d’avoir un beau line-up d’artistes qui nous ont accompagné.es et qu’on suit depuis longtemps. Il y aura donc Louisahhh, Myako, Maud Geffray, et aussi Jeanne Added à qui on a donné carte blanche. Elle invitera Léonie Pernet et Appolo Noir à jouer avec elle dans la Chaufferie. Deux ambiances sont donc prévues, avec une scène techno en haut, et des live en bas. Ils seront progressifs, passant d’une ambiance slow à une ambiance plus dark pour rejoindre la salle du haut. Il y aura aussi des performances, ça nous tient très à cœur – notamment avec le show assez burlesque de Louise de Ville, une artiste queer américaine, et qui sera entourée de 15 drag kings. Pour finir, notre graphiste Rie Hirai a fait un travail mémorable, en mettant notre public en avant. Elle a repris des photos de portrait des personnes ayant participé aux soirées et les a assemblés en patchwork, pour les lier en un cercle, créant une réelle famille et nouant les communautés. D’ailleurs, on a voulu mettre ces visages en avant, plutôt que les artistes, car on est avant tout fières de notre public, qui s’ouvre et évolue encore aujourd’hui, c’est grâce à lui et pour lui que la Wet existe.