Qui sont les “Teetotals”, ces jeunes clubbers qui troquent alcool et drogues pour du thé ?

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Jody Hong
Le 04.01.2022, à 16h25
05 MIN LI-
RE
©Jody Hong
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Jody Hong
0 Partages
Ils restent accrochés aux enceintes toute la nuit et ne cessent de danser que pour une pause rapide aux WC. Leur drogue : le thé, et le son. Et si les dancefloors faisaient face, non à une nouvelle drogue, mais à une sobriété politisée en réaction à l’ère du trop, et du contrôle ?

Par Alice Pfeiffer

Cet article est initialement paru dans le numéro 218 de Trax Magazine, paru en février 2019 et toujours disponible sur le store en ligne.

Nous sommes devant l’un des clubs les plus célèbres de la capitale. En cette soirée grisâtre, il flotte un air propice au n’importe quoi collectif, habituellement alimenté par une variété de substances plus ou moins légales. Un étudiant téléporté tout droit de l’école Saint Martins, à Londres, attend sagement son tour pour pénétrer les lieux. Ses cheveux sont décolorés, ses ongles peints et son thermos plein. Mais bien sûr, ce n’est pas le Thermos, mais son contenu qui est important dans l’histoire. Autour du jeune homme des noms de code mal camouflés sifflent :

– « Tu veux de la C ? de la D ?  Want some G ? » 
– « Only T for me », répond-il sourire en coin.

On le regarde ébahi, pensant que le jeune homme s’apprête à prendre de la testostérone, façon Paul Preciado dans Testo Junky. Presque. Son flacon est rempli de thé, avec, comme seule poudre blanche, une cuillère de sucre. Le videur, qui le force à ouvrir son récipient et renifle la chose, fait les yeux ronds. 

Ce jeune excentrique aurait-il apporté sa dose d’Earl Grey (avec un nuage de lait, pourquoi pas) pour la nuit ? Mais si ! Et ce n’est en fait pas si étrange. Il appartient à une tendance qui se répand à Londres, Berlin, Amsterdam : la mouvance T pour « Teetotal », un jeu de mots autour de « tea » pour signifier une absence radicale de toute défonce. Ce courant de pensée emprunte son nom mais aussi son esprit au mouvement antialcoolisme du XIXe siècle. Autrement dit, la sobriété revendiquée. En effet, le dénommé David (également connu sous le nom de Judas__69) fait de son désintérêt pour toute substance illicite une véritable démarche philosophique et politique.

Un refus politisé

« On a trop de tout, alors dire non merci est l’acte le plus rebelle de tous », m’expliquera-t-il sans ironie. En 2019, à l’heure du tout et du n’importe quoi en matière de drogues à portée de smartphone, n’avoir besoin de rien serait-il le geste le plus punk qu’il soit ? David, lui, ne consomme pas – mais il tient le choc. Il restera le dernier, fera une microsieste près des toilettes, boira du maté au lever du soleil et repartira danser. « La drogue est dégueu, coupée, chère. Qui veut payer 70 euros pour de la lessive mélangée à de la mort-aux-rats ? », dit-il des substances sur le marché. « Je n’ai pas besoin de ça. » Ce qu’il revendique, en revanche ? Une sophistication, une connaissance de la musique, une résistance, une liberté : de ne plus être l’esclave d’une substance plus ou moins artificielle, mais high du croisement entre cerveau théiné, musique et danse. Et il raconte une liberté totale et novatrice. 

Sans alcool, ni drogue, la musique prend finalement une dimension différente.

Pauline

C’est une mouvance qui fait des émules. Pauline, journaliste et commissaire d’exposition, que je rencontrerai également de façon nocturne, peut passer des heures au Berghain à siroter un verre d’eau. Chez elle, la sobriété est arrivée plus ou moins par hasard. Arrivée sur place la première fois, elle avait oublié qu’on n’y accepte pas les cartes de crédit, et se voit sans argent – et donc sans option, licite ou illicite. « Sans alcool, ni drogue, la musique prend finalement une dimension différente », se souvient-elle de son premier voyage dans cet antre mythique. « Ma décision de ne pas prendre de drogue commence donc par une méconnaissance de la chose, qui entraîne souvent une forme de peur de l’inconnu. Ensuite, ce fut surtout une relative objectivité sur ma personne : étant assez émotive et sensible au “sensible”, la drogue me paraissait peu adaptée à mon cas. » Elle ajoute :  « L’absence de jugement de l’autre dans les clubs m’a permis de ne pas prendre de drogue mais de me laisser totalement aller à l’atmosphère. Au final, l’ambiance totalement désinhibée, mais moins glauque et plus lucide qu’avec l’alcool, m’a permis de profiter plus intensément des soirées et de la musique. » Sous ces réactions s’exprime en filigrane le constat d’une société où tout a été capitalisé, même ce qui était initialement vécu comme un geste de rébellion.

Marketing de la défonce

Cette nouvelle tendance commence à prendre des formes différentes. Stefan’s Head, créateur de mode britannique, envoie des faux SMS de dealer à ses clients et ses fans type « salu sa va bonne cam dispo 24/7 ». Sa came ? L’arrivée de nouvelles pièces en boutique. Glaçant ou dans l’ère du temps, en tout cas, il n’est pas seul. L’agence russe Lumpen, spécialisée dans les hommes et femmes avec des looks « de tox’ ou de dealer », fait défiler une mannequin Teetotal, malgré le look de service. La marque Vêtements, largement inspirée par la culture techno, fabriques des grinders de weed hors de prix. « La coke est omniprésente car c’est la drogue du capitalisme, une substance d’hyperconscience de soi et d’autocentrisme et de productivité. Aujourd’hui, c’est devenu cool pour les trentenaires et quarantenaires de hurler haut et fort leur défonce. Peu étonnant que les millennials fassent l’inverse », me confie Samira, critique de mode basée à Dalston, Londres.

Un effet de masse tellement vaste que le magazine Technikart a dédié un numéro – devenu viral – à la coke en France, soulignant une professionnalisation des drogues dans les pays occidentaux. Pour son rédacteur en chef Laurence Rémila, il y aurait une dissonance entre l’économie des très jeunes – peu d’argent mais parfaitement fluent en anglais des Internets – et la culture bobo de la génération Y parisiano-parisienne. « Les bars sont vides, les boissons hors de prix, les drogues sont remplies de produits de coupe «, explique-t-il. « La culture Tinder et l’économie actuelle ont radicalement changé les rituels de fête et de séduction. »

Vers un zen post-Internet ?

Le temps semble donc venu pour un mouvement inverse (on serait tenté de parler d’un éthos de vie), et il se profile à travers l’Europe, comme chez Andréas, étudiant d’art autrichien : « Bien sûr j’ai essayé les drogues, mais je me rendais vite compte qu’un état, aussi agréable soit-il, qui ne vient pas de moi-même n’a pas d’intérêt. Pour moi, le vrai high, c’est la créativité, et la seule drogue que j’utilise pour y arriver est la musique. » À l’époque d’une connectivité sans frontières, d’une vie où même la défonce est pensée pour sa mise en scène « like-friendly » sur les réseaux (voir le hashtag #highlife avec plus de 10 millions de posts), le voyage inverse – dans tous les sens du terme et toutes les directions – pourrait avoir lieu. Loin d’une substance encourageant un laisser-aller aujourd’hui ultracloisonné, on part en quête d’une liberté et d’un retour à soi via la plus intrigante des drogues. J’ai nommé la sérotonine naturelle, durable et gratuite. Bienvenue dans la matrice fascinante qu’est son propre cerveau, dans un voyage auquel on accède seul et sans aide artificielle. Serait-ce la dernière vraie émancipation, la plus essentielle, la plus ancienne ? Si la drogue ne crée plus le lien social qu’était la sous-culture de la défonce, les Teetotals se retrouvent en tout cas dans une clarté parfaitement enivrante.

0 Partages

Newsletter

Les actus à ne pas manquer toutes les semaines dans votre boîte mail

article suivant