Non contents de prendre à contre-pied l’austérité traditionnelle de “l’underground”, les deux frères revendiquent au contraire des spectacles mêlant musique électronique, théâtre, danse, et effets spéciaux. Aujourd’hui, entre Ushuaïa Ibiza, Ushuaïa Tower (leur chaîne d’hôtel) et bientôt le club Hï Ibiza, ce sont entre “400 et 450 shows par an”, selon Romain, qui témoigne de la pertinence – au moins économique – de leurs choix. Avec une vision et un professionnalisme qui ont su convaincre les clans les plus implantés de l’île blanche et les tourneurs du monde entier.
Le 28 mai, les deux frères inaugureront le Hï Ibiza, nouveau nom de l’ancien club mythique Space, revisité par les Nancéens, avec de belles têtes d’affiche au programme. Et ce soir, à l’AccorHotels Arena à Paris, ils impulsent le Fun Radio Ibiza Experience. L’occasion de revenir avec Romain Pissenem sur les coulisses de ces immenses spectacles, et de poser les questions qui fâchent.
Comment se sont passées la reprise du club Space et sa transformation en Hï Ibiza ?
C’est un gros challenge, c’est un club mythique, l’un des plus connus au monde. Mais ça a beaucoup de sens, et c’est à un autre horaire qu’Ushuaïa, juste après. Les premiers noms annoncés sont Black Coffee, Apollonia, Luciano, Joris Voorn, Kölsch, Nic Fanciulli… J’ai discuté pendant deux heures avec le manager de Black Coffee, j’ai chopé les mots-clés, et on est partis sur une idée de design, puis une création en 3D, les lumières, les vidéos. À nouveau, comme dans un plat, chaque étape est super importante, de la cuisson au service. L’équipe vient d’horizons très différents, et est la meilleure dans leur truc. Ils ont bossé avec Gorillaz, sur les shows de Coldplay. Ils ne viennent pas seulement de la musique électronique, mais aussi du monde du spectacle et du concert, c’est important.
Et pour le Hï comment l’avez-vous conçu ?
Haha, ça, c’est le 28 mai ! Comme la cloche qui se lève au restaurant pour révéler le plat. Comme disait Camus, l’important dans un spectacle c’est le début et la fin, et donc le côté “tadaa”.
C’est une petite revanche ? Parce que vous étiez en concurrence avec le Space.
Avec Ushuaïa, on est vraiment arrivé à un concept différent, pas en se disant qu’on allait éliminer les autres. Mon frère a toujours cru dans ce projet, de l’importance de pousser toutes ces idées nouvelles, ces grands spectacles.
Des free parties à Ibiza
Dans vos soirées, il y a une mise en scène qui rappelle le théâtre.
C’est ça ! Quand j’ai commencé, j’avais une image du théâtre et de l’opéra des débuts, où la noblesse était assise en haut, et le peuple était en bas debout dans la fosse à boire des verres. Aller au théâtre, c’était un truc festif. Donc je n’imaginais pas le théâtre sans un bar, et s’il n’y avait pas une fête après le spectacle. Et je me suis très vite rendu compte que j’étais un peu un alien, que les gens se demandaient ce que c’était que ce truc-là, plutôt que de jouer dans des théâtres, j’ai pris une cave à Nancy, qu’on a appelée Prohibition. C’était un mélange de cabaret, de boîte de nuit et de salle de spectacle. Mais c’était un format qui ne correspondait à personne, ça ne pouvait pas marcher. Après, on a monté le spectacle “Je hais les samedis soirs” : l’histoire d’un mec qui part en boîte de nuit, qui finit à 5h du mat avec son kebab et sa mobylette 103 jaune. Mais il manquait le côté festif. Et là, on chope une péniche, qu’on appelle le Triphasé electro-théâtre, il y avait une scène, le public, un bar, les acteurs étaient au bar. On arrive en 2003 à l’emmener de Nancy au bassin de la Villette, en mode à l’arrache totale. DJ Pone, Leonard de Leonard ou Rubin Steiner jouaient après le spectacle.
Donc au départ, tu es un passionné de musique électronique ?
J’étais fou de l’esprit Magic Garden, de Jérôme Pacman, de cette house-là, et je voulais mélanger le théâtre et la musique électronique. Il y a un même esprit de communion. Mon frère, de son côté, a ouvert 30 clubs, il a été mon premier producteur. Il me faisait venir dans ses clubs et me disait “vas-y on essaie”. Et quand tu arrives à 4h du matin avec des concepts de comédie musicale électronique, même si tu sens qu’il se passe toujours un petit truc, tu te dis que ce n’est ni pour les théâtres ni pour les boîtes de nuit. Notre péniche marchait bien, mais il n’y avait pas de business model. Et à ce moment-là, tu as Ushuaïa, et la musique électronique qui devient une “vraie industrie”, où mixer devient un show, remplit des stades. Willy William, l’un des trois plus grands set designers au monde, m’expliquait qu’au début du rock’n’roll, il n’y avait pas de spectacles. Aujourd’hui, je ne pense pas que tu puisses vraiment faire de tournée de musique électronique si tu n’as pas ta propre identité sur scène. Et nous, avec High Scream, on est les premiers, en France, à vraiment produire un spectacle.
On est tout de même loin du gyrophare sur une enceinte en free party.
Oui et non ! Le mec qui nous fait la déco aujourd’hui, c’est Roquette des Heretik ! On a fait la première Heretik au Zénith.
C’est vrai qu’il y avait du spectacle à l’époque, quand on se souvient de Molitor, ou des bateaux pirates des Nawak…
Oui, ou des Mas I Mas ! C’était Ivan de Mas I Mas qui faisait beaucoup ça. J’ai bossé avec eux, ce sont tous des potes. Le décor du spectacle pour enfants dont je te parlais, quand j’ai refait la décoration, c’est Ivan de Mas I Mas, le père d’Alexis, qui m’a refait la déco.
Romain d’Ushuaïa a donc grandi dans les free parties ?
(Rires.) Tu fais ce que tu veux, mais dire ça ce serait faux. Mais je suis content de pouvoir bosser avec des artistes comme Joris Voorn, Nic ou Kölsch, mais aussi David Guetta et Martin Garrix, parce que j’ai grandi en écoutant à la fois Magic Garden et en bossant sur des free parties. J’ai toujours tout mélangé : des pièces sur le suicide de deux RMIstes, aux spectacles pour enfants, à la péniche électro-théâtre. Et aujourd’hui, le mélange de culture très underground, avec l’EDM et le théâtre donne les shows qu’on fait aujourd’hui. Mon inspiration vient de tout ça, comme de nouvelles technologies appliquées au spectacle. J’ai toujours essayé d’être ouvert à tout.
Il y a quand même une certaine forme de frilosité pour le spectacle dans les musiques dites “underground”, comment tu fais pour passer outre ?
C’est de moins en moins vrai, et j’ai lutté. Il n’y a pas si longtemps, on me disait que les effets spéciaux, la pyrotechnie, les confettis, c’était pour tout ce qui est commercial, pour l’EDM. Mais pourquoi ? Quand tu vas voir une pièce dramatique, tu ne dois avoir qu’une seule lumière et ça doit être chiant ? Non ! Parce que tu aimes Éric Rohmer, tu ne peux pas aimer Star Wars ? C’est de l’hypocrisie. Et puis j’ai vu le dernier design de Vitalic, ça envoie.
La techno de stade
Ce soir avec la soirée Fun Radio Ibiza Experience, l’idée est de ramener le concept des fêtes Ushuaïa Ibiza à Paris, sous l’égide de Fun Radio ?
Romain Pissenem : Oui. Nous avons une relation de longue date avec Fun Radio. Quand j’avais 17 ans, je faisais ma première mise en scène d’un spectacle pour enfants à Nancy, on avait zéro budget. La radio qui m’a fait faire mon premier direct pour pousser ce spectacle, c’était Fun Radio. Ensuite, quand j’ai rencontré l’équipe de Fun il y a trois ans, ils cherchaient un endroit pour délocaliser l’antenne à Ibiza. On s’est tout de suite bien entendus, et on a posé l’antenne sur le toit de Ushuaïa Tower. On a eu beaucoup d’offres pour faire une tournée Ushuaïa, mais on a voulu faire ça avec eux.
En ce moment vous faites aussi une tournée avec Ants.
Oui, c’est notre autre marque. C’est rigolo parce que ce soir, on fait Bercy, à l’AccorHotels Arena. Hier, on a fait Electric Brixton à Londres avec Ants. Le demain et le dimanche on est à Manchester et Bristol toujours avec Ants, et demain on fait aussi un show à Coachella. Je ne suis pas sur toutes les dates hein, mais on a une boîte de prod qui coordonne tout ça. Elle s’appelle High Scream parce qu’on veut que les gens fassent “wow !” en regardant, un grand cri.
Comment se construisent ces shows ?
Comme je viens de la mise en scène, du théâtre, et je me suis rendu compte que si tu voulais contrôler la production exécutive, c’était bien de pouvoir gérer en interne ta décoration, tes stage designers, tes propres vidéos, ta propre direction technique, car c’est beaucoup plus facile de faire des spectacles comme tu en as envie. Là pour Bercy, on voulait faire quelque chose de très impressionnant. On a 400 lumières, c’est donc un gros show. D’habitude quand tu en as 100 ou 150 c’est bien. À un moment, on a 60 lumières qui descendent du plafond que tu n’as pas vu avant. Et là “wow”… Mais avant ça, il y a un gros travail de réflexion avec les équipes, le designer, le directeur technique, qui nous présente de nouveaux outils. Parfois ces nouveautés nous sont prêtées par nos partenaires, et c’est nécessaire parce qu’avec un show si gros pour une seule date, ça ne rentrerait jamais dans un budget. Mais ce sont eux aussi des passionnés, donc on y arrive. Je te parlais de mon premier spectacle, il a coûté 300 francs de décoration. On travaille exactement de la même façon, mais avec des budgets beaucoup plus gros.
Comment scénarisez-vous vos spectacles ?
Par exemple pour Ants (fourmis en anglais, ndlr.), cette année on s’est demandé comment faire une fourmilière électronique. On s’est documenté, comment c’est l’intérieur d’une vraie fourmilière lorsque tu la coupes en deux, tu vois tous les petits tunnels etc. C’est quel genre de musique ? C’est beaucoup plus underground. À Ants, il y a Maya Janes Cole, Kölsch, Nic Fanciulli, DJ Tennis, DJ Sneak, Pete Tong. Et on a découvert en Chine ces nouveaux écrans qu’on peut tordre de tous les côtés, on va les mélanger à la déco… Vous mélangez tous ces univers différents différents en un spectacle ? Mon taf, c’est un peu comme faire la cuisine. En réalité, quand je cuisine chez moi, ce n’est pas bon. Mais quand tu cuisines, tu dois avoir le bon maraîcher, qui te ramène les bons produits, mais aussi le bon mec qui fait les sauces parfaitement. Et toi, tu mélanges tout ça, tu coordonnes, tu écris les recettes. Une autre contrainte, c’est qu’Ushuaïa ferme à minuit, à 1h30 tout est nettoyé et vidé, et à 7h du matin un tout un autre design doit être monté.
Les scènes changent tous les jours ?
Tous les jours. C’est comme un festival de 120 dates où chaque design et chaque scène changent tous les jours.
Mais chaque semaine ce sont les mêmes.
Oui, le lundi, c’est David Guetta. Ça s’appelle Big, et l’an dernier, on avait un robinet de 6 mètres qui flottait dans l’air. L’entrée était géante avec un pot de peinture de 6 mètres, et tu passais sous la coulée de peinture pour entrer. Tu avais 160 costumes créés uniquement pour ce spectacle. Le lendemain, Hardwell, avec le thème DNA, soit ADN. On avait créé une structure géante d’ADN sur scène avec des lumières, des écrans, tous les costumes qui vont avec. On avait créé une chorégraphie où les danseuses sont en interaction avec les vidéos, quand elles bougent, t’as un truc qui bouge sur l’écran. Donc il faut faire tout le design lumière, toutes les vidéos. Quand t’as deux heures de show, imagine le contenu. Et ça c’est 7 jours par semaine.
Notre numéro Ibiza de l’été dernier parlait du business de l’île, des réseaux familiaux. Comment avez-vous fait pour gagner la confiance du clan Matutes, qui fait la pluie et le beau temps sur l’île blanche ?
En travaillant. Évidemment il y a de la concurrence, mais c’est pas notre moteur. Si tu veux ouvrir une boutique de chaussures, le meilleur endroit c’est à côté d’une autre boutique de chaussures, et je souhaite que les autres marchent aussi. On est venu avec une idée et on a travaillé pour la faire le mieux qu’on a pu. On travaille 20 heures par jour, je vois mon frère l’été sur le parking, quand tout est fermé, et qu’on a un quart d’heure avant de remonter dans nos voitures. Le reste du temps, on le passe à travailler. Et ce qui m’intéresse, c’est cette vision, cette façon de faire, une philosophie de la fête, du spectacle, que ça marche bien, que ça tire vers le haut, que ça inspire, plutôt qu’on soit les seuls. Il y a largement de la place pour tout le monde. On a prouvé qu’on faisait ce qu’on disait, qu’on le faisait bien et qu’on se battait pour mettre tout ça en place. Ça a été un succès très rapide, et une belle association qui nous a permis d’être Ushuaïa, Ushuaïa Tower, maintenant le Hi. C’est une belle aventure.