« Tout ce qu’on fait, c’est montrer que tu peux réellement faire et être absolument ce que tu veux », affirme Ezlyh, une influenceuse e-girl de 25 ans originaire du Texas, depuis sa chambre couverte de peluches manga et de rose. Cheveux bleu flash, yeux perçants, eye-liner et air enfantin : bienvenue dans le monde des e-kids. Dans cet univers virtuel, tous les codes des sous-cultures qui ont fait fureur dans les années 2000 se mélangent gaiement : punk, cosplay, emo, gothique, K-pop, skateur, raveur, le tout avec une touche d’ironie et de cynisme propre à la jeune génération. Depuis trois ans, la mode des e-kids inonde les réseaux sociaux et se présente comme l’antithèse de l’influenceur Instagram ultra extraverti, au look tie and dye et à la vie ensoleillée, à l’image de la VSCO girl.
Au moment où la musique d’influence emo regagne en popularité, avec des artistes tels que Lil Peep, Juice WRLD ou Billie Eilish, le mouvement e-kid trouve rapidement sa place parmi les adolescents et explose avec TikTok en 2019 – cette année-là, « e-girl » et « e-boy » sont les termes les plus recherchés sur Google dans la catégorie mode selon le rapport Year in Search. Aujourd’hui, la culture e-kid est l’une des principales sources d’inspiration de la génération Z et ses éléments esthétiques, initialement issus de cultures alternatives, ont largement rejoint le monde mainstream. Mais derrière ce qui peut sembler être une simple mode vestimentaire pourrait se cacher un message porté par les nouvelles générations.
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Expérimenter le genre
Initialement réservé au monde du gaming et utilisé pour désigner de façon péjorative les filles qui jouaient aux jeux vidéo en ligne, le terme e-girl est né il y a une dizaine d’années. Aujourd’hui, il a été réapproprié par des jeunes femmes qui, à l’image du mot « bitch », se sont emparé d’une expression sexiste pour en faire un objet d’empouvoirement. « Ça a pris longtemps pour que l’on normalise le fait que les filles jouent aux jeux vidéo et la communauté e-girl a largement contribué à donner de la visibilité au phénomène », estime Aurelia Baker, une influenceuse britannique. Les e-girls se sont depuis divisées en divers sous-groupes : certaines sont des gamers, d’autres gothiques, artsy ou bien plus portées mode. « Leur point commun est qu’elles sont toutes très présentes sur les réseaux sociaux », explique Samantha, e-girl américaine.
Elles ont également des références communes, telles que Ramona Flowers, Harley Quinn, Alice Glass ou bien Sailor Moon, et se retrouvent autour d’une esthétique très féminine et parfois sexualisée, inspirée de la culture anime – les grimaces de l’ahegao propre au monde du hentai sont souvent repris – et dans certains cas de la culture BDSM. « On est sur une exploration de ce qu’on appelle le “devenir femme” », précise Laurence Allard, sociologue experte en sciences de la communication et en usages numériques. « La réflexivité sur ce qu’est être une femme, une jeune fille, ici est explorée via leur performance en tant que e-girl et via les sous-cultures ». Au travers du personnage de e-girl, les jeunes femmes vont ainsi apprendre à se découvrir elles-mêmes.
Du côté des e-boys, l’identité de genre est également explorée et certains codes masculins virilistes sont remis en question : les garçons se maquillent, mettent du vernis à ongles, s’intéressent de près à la mode, portent beaucoup de bijoux et n’hésitent pas à montrer leur vulnérabilité et leur sensibilité. Si des pratiques similaires existaient déjà chez les cultures punk ou gothique, le e-boy a la particularité de faire entrer ces codes esthétiques dans la culture populaire. « Le fait de casser les standards de beauté masculins a beaucoup contribué à populariser la mode e-boy », affirme Eugene, un jeune influenceur russe. Pour Theodore, artiste berlinois, le e-boy plaît car « c’est la renaissance de l’image du bad boy, mais avec un côté sensible, attentionné, timide ».
Chez une génération Z sensible aux questions de genre et désireuse de casser les stéréotypes, le e-kid est dans l’ère du temps. Pourtant, les mentalités restent fermées et les e-boys et e-girls sont parfois moqués ou insultés, que ce soit par des jeunes de leur âge qui les tournent au ridicule ou par des générations plus avancées qui ne comprennent pas le phénomène. « Même si ça semble juste joli, amusant, sympa, sous ces e-boy et e-girl il y a des jeux sur les identités, des performances du genre, et aujourd’hui c’est encore un geste qui peut être vu comme révolutionnaire », constate Laurence Allard. Pour la sociologue, l’androgynéité des e-boys et l’exploration de genre des e-girls peuvent être analysées à travers la figure du cyborg, théorisée par l’universitaire américaine Donna Haraway en 1984. Celle-ci imaginait alors une entité « qui ne serait ni homme ni femme, mais qui pourrait être aussi mi humain mi technique, une chimère », et au sein de laquelle les individus pourraient performer leur identité par le moyen de la technologie. TikTok, qui permet de s’exprimer sous différents registres en proposant des fonctionnalités complètes telles que le son, l’image et le montage ainsi qu’une dimension communautaire liée aux hashtags, est ainsi un terrain propice à la fabrication de l’identité, dans la mesure où il permet aux utilisateurs de découvrir, expérimenter et construire leur identité de genre à travers la technologie.
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Un petit théâtre de soi
La métaphore du cyborg peut également être retrouvée dans la culture anime, amplement détournée par les e-kids, en particulier chez les filles. « Une partie des anime au Japon se sont inspirés de cette image du cyborg », explique Laurence Allard. « Donc le techno féminisme de Haraway fait partie des sous-cultures qui inspirent aujourd’hui les e-girls ». Parmi les autres sous-cultures qui ont inspiré le phénomène e-kid, on constate un point commun : elles possèdent toutes un caractère spectaculaire, dans le sens où elles sont idéales pour la mise en scène de soi en mettant en avant le costume, le maquillage et les accessoires. « Ce sont des styles qui proposent une panoplie complète, on a vraiment une théâtralisation au sens littéral, c’est la mise en scène de soi au sens propre et pas simplement au sens figuré », détaille Laurence Allard. « Et puis il y a cette idée d’explorations plurielles : gothique un jour, cosplay l’autre… Il y a beaucoup de vidéos sur TikTok où on met plusieurs déguisements, plusieurs travestissements qui coexistent le temps du clip. C’est une exploration de l’identité en général : qui suis-je et qui je veux être ». On retrouve ici le goût de l’enfant pour le déguisement, mais cette fois dans un cadre plus intentionnel. Pour la e-girl Ezlyh, « l’esthétique e-kid, ce sont des adultes qui dévoilent leur enfant intérieur, qui se connectent avec. »
C’est une exploration de l’identité en général : qui suis-je et qui je veux être.
Laurence Allard, sociologue
Bien que les adolescents aient longtemps exprimé et exploré leurs identités à travers des pages personnelles comme Skyblog ou Myspace, TikTok semble être « l’application totale pour une stylisation de soi, un petit théâtre de soi », selon Laurence Allard. Si l’application chinoise joue un rôle important dans le phénomène, c’est aussi parce que la mode des e-kids est essentiellement virtuelle : l’expression n’a pas de réalité en dehors d’internet, le e-kid n’existe qu’au travers de la mise en scène qu’il partage sur les réseaux sociaux et n’est pas désigné ni reconnu comme tel dans la vie réelle. « En personne, on va plutôt me demander si je suis gothique ou emo », explique par exemple Theodore. Car la mode e-kids, produit d’internet, est ce qu’on appelle une culture de chambre. L’adolescent se trouvant dans son lieu d’intimité, entre son miroir et sa garde-robe, se sent à l’aise pour expérimenter et donner vie à sa créativité. Le confinement global décrété au début de l’année 2020 n’a fait qu’exacerber le phénomène. Si on les désignait initialement comme des « anti-influenceurs », les e-kids ont à leur tout acquis la célébrité sur les réseaux sociaux, ayant même pour certains des pages fan dédiés. À la manière du cyborg, l’influenceur e-kid est une figure d’imagination, « un être à la fois qui pourrait être moi mais qui ne l’est pas complètement, auquel j’aspire, qui m’inspire », décrit Laurence Allard. Un personnage virtuel fantaisiste que l’on feuillette en ligne comme un magazine ou un manga.
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Aujourd’hui, les avis divergent dans la communauté e-kid quant au sens même de l’expression. Pour certains, à l’image de l’influenceuse Runa, le terme « e-kid » est déjà désuet et n’est aujourd’hui plus qu’exprimé de façon négative. « Maintenant on l’utilise presque comme une insulte, pour sous-entendre que tu t’habilles exactement comme tout le monde », explique-t-elle. « Personnellement je ne suis pas fan du terme, sauf s’il est utilisé de façon ironique, je le trouve gênant. » Pour d’autres, comme Ezlyh, l’expression est bel et bien vivante et sa définition est large : elle s’applique à tous les jeunes qui sont actifs sur internet, cherchent à créer une communauté et à casser les codes en se détachant de ce que la société dira. « Je pense que les e-boys et les e-girls vont avoir l’air complètement différents dans quelques années mais je pense que ça va rester, tant qu’internet est là, tant qu’on peut tous tisser des liens ensemble », estime-t-elle.
Si la mode des e-kids est à l’image des jeunes générations dans sa réflexion vis-à-vis des stéréotypes de genre, elle reste concentrée aux mains d’influenceurs généralement blancs, minces, photogéniques et issus de la classe moyenne ou haute. « Certaines personnes font du gatekeeping et celui qui est différent sera toujours un peu mis à l’écart », précise Samantha. « Du coup il y a des sous-groupes pour les différentes ethnies avec des hashtags séparés comme #blackegirl ». Si le phénomène perdure dans le temps, peut-être pourra-t-il évoluer de façon plus inclusive et accueillir un plus grand nombre d’adolescents, pour que chacun ait la même possibilité de s’exprimer, de se chercher, de faire parler sa créativité, dans son petit théâtre de soi.