Cet article est tiré du TRAX #201 « Vinyle ! Le nouvel or noir ? », disponible ici.
Par Julien Moschetti
Le rituel est bien huilé. Scroll down sur un groupe Facebook pour passer au crible les dernières nouveautés, zoom sur les posts « accompagnés d’un historique ou d’une anecdote qui attirent l’œil », clic instinctif pour visionner en mode plein écran les premières images de l’odyssée sonore, et voilà Baptiste qui « se laisse guider par l’algorithme YouTube » avec l’espoir secret de tomber sur la perle rare grâce aux miracles de la sérendipité. Ce DJ en herbe exilé à Berlin passe trois à quatre heures par jour à fouiller la toile à la recherche de « pépites à mixer ». Le week-end, il met son casque sur les oreilles pour « naviguer dans l’infinité de l’océan de données », quelque part entre les planètes YouTube, SoundCloud et Facebook, si bien que l’idée même du temps qui passe finit parfois par devenir un concept vide de sens.
« Quand je ne chine pas, je ressens un vide qui ne peut être comblé que par l’écoute d’un nouveau son.»
Baptiste, digger
Le voyage intersidéral démarre en général par ses groupes favoris : Pas-Weather Festival Music pour obtenir sa ration quotidienne de track-ID mais aussi Chineurs de house ou Chineurs de techno, qui offrent une « sélection de titres de qualité triés sur le volet ». Mais il en faut plus pour rassasier la boulimie de Baptiste qui fréquente assidûment les groupes de niche suivants : Melodic Diggers pour « la technique mélodique », Deepspace Dreams and Celestial Kicks pour la « techno atmosphérique/ambient » ou « dub techno gems ». Sans oublier les groupes non-officiels dédiés à des artistes, labels, clubs pour « avoir accès à des informations avant leur diffusion sur les canaux de communication classiques ». Accro au chinage, Baptiste ? L’intéressé préfère parler d’addiction « à la techno et ses dérivés ». D’autres, comme Constant, avouent sans complexe leur dépendance au social digging. Membre d’une pléthore de groupes, cet étudiant parisien de 22 ans passe entre « cinq et sept heures par semaine » à chercher des sons sur la toile pour « redécouvrir le sentiment d’extase lié à la découverte d’une pépite. Quand je ne chine pas, je ressens un vide qui ne peut être comblé que par l’écoute d’un nouveau son. Je me souviens de la première fois où j’ai entendu Astral de Tale Of Us & Mind Against. Je suis tombé sur le cul ! Ça m’a donné envie de revivre indéfiniment cette sensation ! Depuis ce jour, je chine avec la même idée en tête : ressentir des émotions nouvelles à travers la recherche de nouvelles sonorités. » Une quête de sensations fortes que l’on retrouve aussi chez les clubbeurs qui écument les groupes de track-ID pour faire ressurgir les souvenirs, et revivre ainsi les moments de transe et de communion partagés sur le dancefloor.
Social game
Mais ce n’est pas parce que certains chineurs se disent accros que tous les membres de ces groupes de partage sont prêts à foutre en l’air leur job ou larguer leur moitié pour s’injecter leur dose quotidienne de musique à l’abri des regards indiscrets. Si la recherche de plaisir personnel est primordiale, l’aspect social est tout aussi important puisque le social digging consiste à rechercher et partager des tracks en communauté sur les réseaux sociaux. « Ces groupes connectent entre eux des passionnés d’un même genre musical qui échangent et diggent ensemble des artistes ou des labels, atteste Baptiste. Cela rend la tâche plus ludique, plus sociale et cela permet parfois de rencontrer des futurs partenaires de soirées ». Jusqu’à parfois devenir une zone franche où s’exprime une forme de militantisme autour d’une certaine vision de la techno. Pour Nimä Skill, le fondateur du label Aesthetic Circle Records qui chine aussi à ses heures perdues, il s’agit « avant tout de partager sa joie. Tu es content quand tu tombes sur un missile, tu le partages et les autres kiffent ! » Mais le DJ/producteur rouennais pointe également l’aspect identitaire de ces communautés. « Ces groupes permettent aux membres de se rapprocher par affinités musicales. Cela donne l’impression d’être à contre-courant des réseaux établis et convenus. » Une analyse partagée par Deikean, le boss du label Forsaken Cell et chineur sur les groupes Facebook : « Le partage – et par extension les groupes de partages – permet d’éviter la rétention d’information et la monopolisation de la connaissance par les médias musicaux, ce qui mène souvent une scène à sa propre perte. Ces communautés essaient de défendre la liberté de créer et de partager du son novateur sans les contraintes et barrières imposées par le business musical. » Deikean ne se contente pas de partager, il pousse aussi des coups de gueule sur Facebook. Quitte à passer pour un troll : « Ce genre de posts, c’est la dernière chose que je puisse faire pour me faire entendre… Je ne suis pas doué pour marketer avec les bourreaux de la com, les DA de clubs et tous ces gens qui ne connaissent rien et n’ont aucune passion mais ne veulent que du “gros nom” qui fait briller le papier… Je trouve ce système absurde. Il me reste donc les posts FB pour traiter de ce sujet. Ça fait du bien aussi quelque part, ça soulage… Mais je me suis calmé quand même ! »
Une logique antimercantile
G’Boï, le cofondateur du label La Chinerie (Chineurs de techno, Chineurs de house…) observe aussi ce désir de trouver du son en dehors des circuits médiatiques traditionnels. « Beaucoup sont rentrés dedans par hasard, las de ce qu’on leur sert au quotidien dans les radios et à la TV, confirme-t-il. Nos groupes sont devenus une sorte de parcours initiatique. » C’est la raison pour laquelle ils ont mis en place le « Producer Day » pour mettre en avant ce qu’ils surnomment les bedroom producers. Pour éviter les dérives mercantiles, la publicité est bannie des groupes du label. Quant à la techno commerciale, elle est purement et simplement interdite. Une exigence musicale imprégnée d’anti-mercantilisme qui a séduit Electric Rescue, signataire d’un morceau sur la compilation Nation Techno de La Chinerie, où l’on retrouve les étoiles montantes de la scène française (Voiski, DNGLS, Von Grall, AWB, PVNV…).
« On ne peut pas transmettre des valeurs si l’on rejette ceux qui ne les ont pas encore acquises. »
G’Boï, le cofondateur du label La Chinerie
Ce militantisme fait dire au patron du label Skryptöm que ces communautés perpétuent à leur manière l’esprit des premières raves, dont le creuset idéologique était le refus des valeurs mercantiles et la recherche de la transcendance. « À l’origine des raves, on se rassemblait tous autour de cette musique au-delà de nos différences. On cultivait nos différences pour enrichir nos connaissances, portés par l’espoir de fonder un « monde techno » meilleur et améliorer notre quotidien. C’est la même chose avec les groupes de chineurs : chacun apporte sa pierre à l’édifice, chacun est porteur d’un message. Mais il ne faudrait pas non plus que cela débouche sur de multiples sous-divisions type « Chineur de deep techno » ou « Chineur d’abstract techno » car cela diviserait les gens au lieu de les rassembler. Les musiques hybrides doivent continuer à se mélanger entre elles pour que la grande maison techno continue à accueillir des nouveaux venus. C’est en mélangeant les différents courants qu’on ouvre des brèches musicales. »
De multiples sous-divisions ? C’est pourtant déjà le cas puisque La Chinerie a lancé Chineurs de rap, Chineurs des origines, Beau Mot Plage (micro-house), Ramen break (jungle) et Melodies from Mars. On ne compte plus le nombre de groupes de social digging sur la toile. À l’instar de Deepspace Dreams and Celestial Kicks, spécialisé « atmosphère spatiale et onirique » (oui oui, c’est du premier degré) ou, dans une veine plus parodique, Chineur de prout musical et son slogan « la musique de merde, c’est important dans la vie. » Autre critique qui revient souvent : le filtrage drastique des posts, considéré par certains comme une dérive élitiste. « Nous incitons les membres à rechercher plus loin que le top Beatport, se défend G’Boï de La Chinerie. Cette démarche peut paraître élitiste. Or, nous rejetons l’élitisme car ce n’est pas une méthode pédagogique viable. On ne peut pas transmettre des valeurs si l’on rejette ceux qui ne les ont pas encore acquises. C’est pourquoi on interdit et sanctionne tout commentaire condescendant et on appelle nos membres à partager leurs découvertes. »
Trolls et gardiens du temple
Un beau discours sur le papier qui n’empêche pas les membres de certains groupes de troller à tout-va, quand ils ne tirent pas à boulets rouges sur les DJ’s connus pour renforcer leur statut de gardiens du temple. À l’image de ce commentaire qui réagissait à un post sur Maceo Plex : « Les drops sont devenus des habitudes de DJing éprouvantes et chiantes, des gimmicks sans saveur qui démontrent généralement la vacuité d’un savoir-faire qui ne saurait pas nous faire voyager. Ça ne fait que couper le côté hypnotique et offre de l’émotion plate à peu de frais. » Le genre d’attitude hautaine qui mènerait tout droit vers la porte de sortie sur les groupes de G’Boï : « Nous prenons rarement des mesures d’exclusion car nos membres comprennent l’état d’esprit que nous défendons, mais ceux qui en abuseraient sont avertis puis bannis. » Des propos confirmés par Joris, un chineur qui fréquente les groupes en question : « Les posts qui dégénèrent disparaissent rapidement car les modérateurs corrigent vite le tir. Les membres qui se montent la tête à faire les petits chefs se font assez vite dégager. » Les délires mégalos ne feraient donc en général pas le poids face aux valeurs de tolérance et d’ouverture d’esprit prônées par les groupes. « On assiste parfois à un concours de celui qui a la plus grosse, certains peuvent aussi se prendre pour plus qu’ils ne sont », approuve Nimä Skill, avec qui la rédaction s’est déjà engouffrée dans des débats sans fin en ligne. « Mais ça retombe vite car il ne s’agit pas de garder le son pour soi, mais de le partager. La seule chose qui me dérange réellement sur ces groupes, c’est la séparation des styles qui cloisonne un peu tout ce monde qui devrait plus se côtoyer. »
« Aujourd’hui, les gens veulent faire entrer la musique dans des cases. »
Electric Rescue, fondateur du label Skryptöm
Ce phénomène de cloisonnement ne se cantonne pas à la sphère des groupes de partage sur les réseaux sociaux, qui sont le reflet de tendances de fond. La scène techno française serait ainsi gangrenée par la montée de l’intolérance et le fanatisme, selon Electric Rescue : « Les années 80 et 90 furent des décennies d’ouverture vers l’autre, les années 2000 et 2010 des décennies de repli sur soi et de méfiance. Les raves mélangeaient les styles musicaux. Aujourd’hui, les gens veulent faire entrer la musique dans des cases. Les différentes scènes musicales sont repliées les unes derrière les autres, il y a très peu de ponts en elles. On écarte au lieu d’accueillir la techno qui ne rentre pas dans les codes préétablis. Or, ce n’est pas parce que les goûts de l’autre diffèrent qu’il faut le repousser. C’est comme ça qu’on bascule de l’intégrité à l’intégrisme… C’est un peu comme les mecs qui critiquent Laurent Garnier qui ne serait pas dans le moule, alors que c’est quelqu’un de très intègre qui n’a jamais vendu ses couilles pour du pognon. Ce sont toutes ces remarques et ces petites habitudes qui gangrènent le milieu au lieu de créer des ouvertures, cela divise les gens au lieu de les rassembler. » Un phénomène de rejet de l’autre et de repli identitaire qui ne serait pas propre à la scène techno, mais toucherait l’ensemble de la société, conclut Electric Rescue : « Aujourd’hui, chacun protège son petit carcan et reste dans sa zone de confort avec ses propres codes. Ce qui est triste, c’est que cela s’applique à la scène techno alors que cela devrait être l’inverse. La techno devrait être un point de rassemblement et non un rassemblement identitaire. La musique n’est ni une religion ni une compétition. Ce n’est pas non plus quelque chose qu’il faut défendre, pour lequel il faut se battre. La musique, c’est un moment de fête qui se vit et se partage ! »