Par Jean-Paul Deniaud (avec l’aide de Charles Crost)
« Je me suis encore fait virer d’un club l’autre fois parce que je fumais. T’es souvent serré, tout est cher… » Waldman, boss du label Leif Records parle avec le cœur : il les a poncés ces dancefloors clos parisiens. Le Social Club, le Showcase, Concrete, le Rex et son célèbre fumoir… « C’est le meilleur club de Paris pour danser, mais le fumoir, c’est un enfer. Je suis sûr qu’il a été pensé pour que les gens dansent plus. » Même son de cloche à Lyon, où Judaah a passé plusieurs années au début de l’aventure BFDM, son label. « Je n’ai rien contre les gros DJ’s techno, et je vais en club écouter un artiste que j’apprécie vraiment, mais me retrouver enfermé avec 300 kids défoncés pour une place à 15 balles et un verre à je sais combien, c’est pas mon truc, ni celui des potes. Il fallait rapidement qu’on se trouve un plan B. » « À Marseille, on a toujours été les moutons noirs de la musique, parce qu’on prônait la musique avant la fête, avec des choses pas forcément dansantes, explique Julie Raineri, bookeuse pour l’agence Bi:Pole et femme à tout faire pour Metaphore Collectif, dans la cité phocéenne. Les clubs s’attendaient à remplir et à faire consommer les gens. Nous, ça nous gonflait. Finalement, on a trouvé notre local, on s’est dit go. Et ça fait un an et demi qu’on y organise des événements, chaque fois sold out. »
La fête entre potes
Depuis deux ou trois ans, le rejet des clubs et Smac au cadre trop réglementé, des programmations de têtes d’affiche qui remplissent mais ne surprennent plus, ou de ces hangars géants tambourinant leur techno sombre vers où convergent les plus jeunes le samedi soir, a fait naître partout en France des alternatives. Avec à chaque fois le même cri de ralliement : retrouver une liberté et une diversité sur le dancefloor comme sur scène, et, de fait, sortir du carcan ticket cher, sécurité, vestiaire, bar et musique impersonnelle, pour renouer avec l’ambiance des bonnes vieilles fêtes entre potes. À la Station-Gare des Mines, aux portes de Paris, jusqu’au local associatif Meta en périphérie de Marseille, ces événements font le plein d’un public fidèle et curieux, qui peut enfin ôter son t-shirt et passer la nuit entre amis à danser sans (trop) creuser son découvert. « Le seul club où je vais, c’est la Gare des Mines, confirme Waldman. Parce que c’est free, c’est bonne ambiance, tu as une scène extérieure, les videurs ne sont pas trop casse-couilles. L’équipe, même la sécu, tout le monde est sympa. On se prend pas la tête, on est là pour les gens, la fête. Ce ne sont pas vraiment des raves, mais c’est ce qui peut s’en rapprocher le plus pour nous. »
« De fin 2015 à 2017, j’étais devenu DA d’un bordel qui s’appelait le Box Boys à Lyon, raconte de son côté Judaah. Le patron ne venant pas de la musique, c’était à nous de ramener table de mix, enceintes de retours, platines… Et au final, c’est ça qui était cool : en mode DIY, on organise tout de A à Z, et donc des soirées de malade avec Antinote, tous les locaux. Le mec à la sécu ne contrôlait pas les sacs, je te laisse imaginer à quoi ça ressemblait à l’intérieur. On a des souvenirs de ouf. Je me suis rendu compte que les gens étaient de plus en plus friands de cet état d’esprit et de ce retour à une fête hypersimple, sans prise de tête avec des tarots abordables. » Les soirées parisiennes Fusion mes couilles d’Emilio se sont construites sur le même modèle : des copains dans la salle comme aux platines. Même si le nom de sa soirée fait désormais venir bien plus de monde qu’au départ. « C’est beaucoup de potes et puis des gens qu’on ne connaît pas mais qu’on reverra aux prochaines teufs. Il y a aussi beaucoup de gays, même si ce n’est pas une soirée gay. C’est peut-être le nom… » « On voit surtout des potes et des habitués qui reviennent depuis des années », confirme Julie Raineri. Avant de récupérer les deux étages de leur hangar désaffecté pour y fonder le Meta, les soirées Metaphore Collectif, lancées dès 2010, faisaient déjà l’unanimité dans l’underground phocéen, avec des fêtes mémorables dans les bunkers de la Pointe Rousse. Aujourd’hui, c’est le même public qui vient garnir les rangs lors des concerts, live et soirées organisées au hangar. « Autant de jeunes que de plus âgés, meufs comme mecs ou transgenres, avec tous types de look. C’est un peu le refuge pour tout le monde. »
« Au Box Boys à Lyon, on organisait tout de A à Z, la sécu ne contrôlait pas les sacs, je te laisse imaginer à quoi ça ressemblait à l’intérieur. On a des souvenirs de ouf. Je me suis rendu compte que les gens étaient de plus en plus friands de cet état d’esprit et de ce retour à une fête hypersimple, sans prise de tête avec des tarots abordables. » Judaah de BFDM
Sauter la case techno
Des paroles aux actes. Sur scène, inutile d’espérer les grands noms des plateaux internationaux, ni des nuits de musique monochrome. La clé est la diversité, le local et la prise de risques, d’autant que les lieux ont des capacités plus ou moins réduites, que le petit ticket d’entrée n’autorise pas les bookings onéreux et que le public répond présent à chaque rendez-vous. Waldman s’enflamme : « À la fête Dynamiterie et Mermaid Express, il y avait de tout : l’after était plus afro, house voire minimale, alors que la soirée était plus break, minimale et techno. C’était grave cool ! Les Mermaid ont aussi fait une soirée au Péripate avec De Vedelly, moi, Bamao Yendé de Boukan Records et AZF, c’est large. Clairement l’une des meilleures fêtes dans lesquelles j’ai joué. » Comme un écho aux premières raves parisiennes, quand le speedcore de Liza ‘N’ Eliaz côtoyait la trance de Rackam ou la house de Pacman. « Si l’on se démarque des autres lieux, c’est avant tout une question de programmation », précise Julie Raineri. « Rester bloqués dans la case techno finirait par devenir ennuyeux, on a envie d’expérimenter. Il y a tellement de choses hybrides aujourd’hui, des DJ sets éclectiques, comme AZF qui va jouer rap par exemple, et de projets locaux qui peuvent proposer une expérience différente au public que ce qu’ils entendent en club. Les gens sont souvent assez déconcertés, mais ça fonctionne toujours, et pour nous c’est aussi une victoire. » Ancien du Metaphore Collectif, Luka Isaac est passé par la case Berlin quelques années, avant de revenir à Paris comme mannequin pour une grande agence. Lorsqu’il repose le pied en France, en 2016, les fêtes alternatives et underground de la capitale sont bien loin de ce qu’il vivait outre-Rhin. « D’autant que le Péripate et Champ Libre étaient fermés », précise-t-il.
Il lance alors ses soirées Kaliante pour revenir à ses premiers amours, et ce qu’il faisait avec le Meta à Marseille. Ce qui séduit vite le milieu dans lequel il bosse la journée. Son coup de maître : avoir organisé l’after-show d’Yves Saint Laurent à Paris, depuis la DA jusqu’à la communication, avec des artistes un petit peu plus pointus que ce dont les modeux ont l’habitude. « Dans le milieu de la mode, on voit des 2 Many DJ’s et ce genre de choses depuis des années. Je n’ai rien contre eux, mais la scène a évolué. Pour la deuxième Kaliante, une soirée Fashion Week, on a booké Grün alias Daniele De Santis, qui venait de jouer au Berghain. C’était assez violent, très underground, assez rare à Paris. Il n’y avait que des gens de la mode, et ils avaient halluciné devant ce gros truc de noise ! » Au-delà de la mode, le même constat s’impose pour lui sur la scène proprement underground. « On doit proposer autre chose, un truc un peu pop, tel mec de musique expérimentale. C’est plus intéressant que danser sur la même house pendant des années-lumière, et c’est cool de voir la réaction du public, même s’il y a un petit décalage, tant que c’est pertinent avec le reste de la soirée. » Un appel à privilégier les événements et une programmation qui font preuve de personnalité, qui vaut également pour la scénographie comme pour le style des vêtements : chemise blanche et petit polo, soyez créatifs ! « Il n’y a pas de critère à la porte, tu peux être caissière ou ne pas être jolie, il n’y a pas de critère de beauté. Mais c’est vrai qu’on aime bien les gens qui ont de la personnalité. On a fait une soirée tuning avec 80 pneus devant le booth, une soirée mousse, mais avec de la vraie musique et un set design. Pour une fête sur le thème du transhumanisme, tous les murs étaient plastifiés, avec du polystyrène et des câbles. On n’a pas toujours beaucoup de budget mais on a de la chance d’être bien entourés, avec des potes dans l’événementiel, la scénographie. » Au Meta, c’est pareil, quand on n’a pas d’argent, on appelle les amis. « Depuis septembre, on travaille avec le collectif marseillais Champ Döner, qui s’occupe de la programmation concerts et live. Et on veut continuer les résidences avec d’autres spécialistes : cinéma, vidéo, performance, photo. »
Heureux hasards
Car là est l’astuce. S’enjailler aux quatre coins de la France autour du même ressentiment pour les institutions de la nuit et des musiques électroniques, et la même envie de proposer une alternative, ça rapproche. En quelques années, c’est toute une scène qui a fini par se construire, connectant des points qui, sur le papier, semblaient pourtant éloignés musicalement et géographiquement. D’invitations des uns dans les soirées des autres aux rencontres en backstage de festivals ou de clubs jusqu’aux nuits prolongées jusqu’au petit matin dans une ville étrangère, les bandes de potes de potes s’étendent vite, autour d’une même vision de la fête. Pour Waldman, c’est avant tout une histoire d’heureux hasards. « Il y a deux ou trois ans, on a commencé à pas mal se croiser avec Bamao Yendé et Sottoh, et on a vu qu’on faisait tous du son. Je les ai invités chez moi “pour faire un peu de vinyle”, et de fil en aiguille… C’est aussi AZF qui m’a amené aussi à Rinse la première fois. Au départ, on ne se connaissait pas pour la musique, on s’est croisés au bar le Xe, quelques fois en soirée. À l’époque, on n’habitait pas loin l’un de l’autre, du coup, je suis passé chez elle. Je ne savais même pas qu’elle mixait pour te dire ! » Même histoire à Lyon, où Judaah passait ses soirées dans les locaux/squats de la webradio Lyl avec les artistes CFLT, Macadam Mambo, les disquaires Chez Emile et Groovedge ou Gaëtan, programmateur du Sucre.
« La musique est un petit monde. On faisait tous la teuf ensemble le week-end, on se retrouvait à 50 dans des apparts. C’était vraiment le feu. » Depuis, Judaah a suivi l’aventure Razzle à Marseille. Et devant la déconvenue de ce futur club flottant restant pour l’heure encore fermé, il a rejoint Bi:Pole, dans les mêmes bureaux que Julie, du collectif Metaphore, qui poursuit l’histoire : « On avait invité les Fils de Jacob, du crew Positive Education et ça s’est super bien passé, ce sont vraiment des amis aujourd’hui. Ils ont appris que je faisais la com pour Metaphore Collective, ils appréciaient mon travail, et je m’occupe maintenant de la com de leur festival à Saint-Etienne. » Signe du rassemblement à l’œuvre aujourd’hui, aussi bien du côté de Qui Embrouille Qui à Paris qu’en région, la réunion en février des équipes de BFDM, Positive Education et Meta pour une tournée intitulée BPM, dans toute la France. « On s’est demandé comment faire tourner nos artistes alors qu’ils ne sont pas forcément connus. L’idée est partie d’une blague, de les mettre tous dans un bus et de faire une tournée ensemble. Petit à petit, ce n’était plus une blague », raconte Julie.
Libres mais ambitieux
Des projets qui permettent de prolonger ces affinités naturelles, avec une exigence professionnelle tout en conservant l’état d’esprit de départ. « Être hypercarré, ambitieux, savoir où l’on va, ce qu’on fait, c’est très important, acquiesce Julie. On ne peut pas faire tout ça juste en claquant des doigts. » « Quand j’ai créé BFDM en 2014, j’avais juste rencontré les Pilotwings dans un canapé autour d’une Bavaria, explique Judaah. Je voulais juste sortir un disque, sans perspective d’avenir. C’est parti de là, je ne savais pas ce qu’était un distributeur, une usine de pressage. Zaltan du label Antinote m’a ensuite donné quelques conseils. » Depuis, BFDM exporte un peu partout dans le monde et ses artistes, Pilotwings, J-Zbel ou Simo Cell, franchissent régulièrement les frontières, tournent en Asie ou en Australie. Les bookings, c’est le travail de Micky Faria, de l’agence Voodoo. Dans son écurie, pour la France comme l’international, on trouve des artistes de Marseille, de Nantes, de Lyon ou de Paris, pour la plupart affiliés à ces nouveaux collectifs. « Les promoteurs français sont intéressés par des artistes en développement pour ouvrir leurs soirées, c’est là qu’on a notre carte à jouer. Après l’envoi du dossier de Qui Embrouille Qui, j’ai eu trois ou quatre demandes dans la journée. »
Se rassembler pour peser plus, faire entendre sa voix, et enfin apparaître comme une alternative aux lieux communs des soirées électroniques. Le dessein de l’entreprise underground française semble partir sur de bons rails, sans affecter la philosophie commune à chacun, force motrice du projet. « Tu le ressens dans la musique au final, affirme Judaah. Un artiste que tu rencontres, avec qui tu échanges, manges ou fais la teuf se défoncera plus qu’un autre à qui tu as donné 2 000 balles pour un remix ou un DJ set. On préfère jouer pour moins cher et se retrouver tous ensemble pour faire la fête que tourner en solo comme tous ces grands DJ’s. » Julie ne conclut pas autrement. « Il y a quelque chose de très bienveillant, et aucune concurrence au contraire. AZF ou December, si j’ai un souci, je sais que je peux les contacter et qu’ils vont m’aider. Ce sont des idées communes qui sont portées par des univers et des esthétiques musicales différentes, mais avec cette idée de valeurs et de liberté, et de dire merde à la culture comme elle nous a été présentée. On est tous d’accord là-dessus, et je pense que ça suffit pour être une grande famille. »
Cet article est issu du Trax #209 spécial “L’underground français tue”, disponible sur notre boutique en ligne.