Dans ta jeunesse, tu faisais partie du mouvement gabber italien de la fin des années 90. Comment c’était ?
C’était comme faire la fête aujourd’hui, traîner avec ses potes dans des endroits miteux, écouter de la musique dans des parcs, chercher un échappatoire pour le week-end… Une adolescence assez classique en somme ! La musique était centrale pour nous. Je me souviens de ce sentiment très fort d’anxiété et d’excitation que j’avais dans le ventre quand j’allais en rave. La meilleure sensation du monde. C’est commun à d’autres courants d’ailleurs. Faire partie d’une sous-culture, c’est appartenir à un groupe et s’extraire d’un autre. Pour les autres, on devient « bizarre », un « freak ». En Italie, les années 1999/2000 étaient le climax : 1 ado sur 10 était un gabber dans le Nord. À ce moment-là, beaucoup de médias critiquaient le mouvement. C’était chiant d’être systématiquement catalogué comme un junkie, un membre de gang, un fasciste… Ce genre de conneries. Tout ça était très frustrant.
Est-ce cette frustration qui a nourri ta fascination pour l’esthétique et la culture populaire de cette période ?
Absolument. Quand tu grandis dans un environnement qui n’a rien de créatif, mais que tu sens que tu es quelqu’un de créatif, la frustration qui naît de ce décalage te pousse à faire quelque chose. Le hardcore, gamin, je n’avais que ça. En 99/2000, je suis sincèrement tombé amoureux de ce mouvement. J’ai découvert des vieux sons hardcore fantastiques, notamment grâce à Clouds qui jouait à l’époque au Number One, un club très connu à Brescia. Mais le reste des jeunes autour de moi ne s’y intéressaient pas plus que ça, ils avaient un peu sauté sur l’effet de mode sans chercher à le comprendre. Donc c’était compliqué pour moi de vivre à 100% mon intérêt pour le hardcore . Ça a effectivement créé une frustration qui pour moi s’est transformée en force créative et qui me pousse à faire ce que je fais.
C’est donc de là que vient ton idée de blog dédié au gabber ?
En quelque sorte. J’ai commencé ce blog en 2011 sans but précis. J’ai réalisé que beaucoup de clichés continuaient à circuler sur le mouvement et les gabbers, qu’on continuait à les considérer comme des sales gosses, des drogués… J’ai plongé dans mes archives, et je me suis mis à mettre en ligne des documents qui pouvaient peut-être changer ce type d’idées. Je l’ai fait avec un certain second degré, d’ailleurs le nom du blog est un paradoxe : l’élégance gabber. Mais il y a quand même un peu de ça malgré tout. Je voulais redorer le blason de la scène hardcore, ré-évaluer quelque chose que les gens extérieurs à cette scène avaient jusqu’alors dénigré, et du même coup empêché. C’est à ces gens-là que je m’adressais, plus qu’aux membres du mouvement. Cette idée est en fait le point de départ de beaucoup d’autres choses. C’est via ce blog, que j’ai rencontré Casual Gabberz. Ils m’ont contacté pour me dire qu’ils adoraient mon blog et ils m’ont invité au Point Ephémère à Paris pour leur expo sur le gabber.
Comment est née la facette musicale de Gabber Eleganza ?
Quand j’étais jeune, à 16 ou 17 ans, je mixais un peu de hardcore dans ma chambre, mais c’était juste pour déconner avec les potes. En 2016 j’ai décidé de transformer le projet de base, le blog, et de faire de la production de musique. L’idée était d’emmener le blog hors du blog, de le rendre concret. Et c’est important que ma musique soit orientée vers le futur, vers la progression du hardcore. On peut voir une certaine nostalgie dans mon esthétique, mais je pousse ma musique vers l’avenir. Il y a deux nostalgies différentes dans mon travail : la nostalgie de quelque chose que l’on a perdu, et celle de quelque chose à laquelle on a jamais assisté. En allemand, il y a un terme parfait pour ça : “Fernweh“. C’est intraduisible, mais ça désigne le sentiment de nostalgie éprouvé face à un lieu, une époque ou un événement que l’on a pourtant jamais vécu. Et ce sentiment permet de se réapproprier le passé pour en faire quelque chose de personnel, de créatif. C’est ce que j’essaie de faire avec Gabber Eleganza.
Qu’est-ce que le Hakke Show ?
Le Hakke Show et une performance durant laquelle je passe de vieux sons hardcore avec des danseurs gabber sur scène. L’idée est la même que pour le blog : transposer l’énergie et l’intensité primitive du hardcore dans des lieux situés en dehors de sa zone de confort : pas juste les raves, mais aussi les galeries, les théâtres… Les danseurs sont pour la plupart de vieux potes à moi, des ex-gabbers. Les autres sont des jeunes gabbers d’aujourd’hui. Aucun d’entre eux n’est professionnel. Le seul qui n’est pas vraiment un gabber, c’est Mino Luchena. C’est une sorte de MC sans micro, qui crée une symbiose entre les danseurs et le public. D’ailleurs, mon idée de base était de ne jouer que pour les danseurs, et de laisser leur énergie se diffuser dans le public. Je n’ai pas envie d’avoir la vedette, je pourrais jouer derrière un rideau. Ce sont les danseurs, les mouvements de hakke et l’énergie des corps qui sont centraux dans le show.
Comment a démarré la ligne de vêtements de Gabber Eleganza ?
C’est une simple ligne de merch du projet Gabber Eleganza, qui s’est structurée au fil du temps. C’est moi qui m’occupe du design, parfois en collaboration avec des graphistes ou avec Mino, qui danse dans le Hakke Show et fait du tatouage. On a d’ailleurs conçu ensemble une pièce unique : une veste vintage avec des patchs qu’il a dessinés. Pour le coup, elle n’a rien à voir avec le merch, elle coûte assez cher et c’est une édition unique. C’est plutôt une oeuvre d’art que l’on peut porter.
La fusion entre le monde de la techno et celui de la mode est de plus en plus intense. Gabber Eleganza mêle aussi ces deux univers. De quel œil vois-tu ce phénomène ?
Avec ce projet de merch, je sais bien que j’attire pas mal de cool kids, mais je sais aussi que beaucoup de véritables gabbers soutiennent le projet. Ça fait un moment que la mode et le clubbing marchent côte à côte, c’était déjà le cas dans les années 90. La scène rave est très candide, très sincère. Et je pense que beaucoup de créateurs aujourd’hui ont fait partie de ces mouvements et viennent de là. Certains d’entre eux ont gardé cette sincérité dans leur production. Mais bien sûr, de grandes marques s’approprient ces effets de mode, et font une collection automne/hiver gabber ou je ne sais quoi, avant de passer à un autre style. Du coup ça plonge ces esthétiques dans une dynamique de consommation, et non de création. C’est le côté négatif de la mode. Je trouve ça assez irrespectueux de voler une simple image à des gens qui se battent réellement pour leur créativité. Mais j’ai confiance en ceux-là. Être sincèrement original est surtout une question d’attitude, d’état d’esprit.
Qu’est-ce que tu prépares pour ta venue à La Java ?
Malheureusement on ne fera pas le Hakke Show, je serai tout seul. Je prévois un mix assez hybride, avec de la techno, du hardcore, de l’industriel, des trucs un peu breakés, un peu rave.
Et pour la suite ?
Je travaille sur un label, nommé d’après mon premier EP Never Sleep [sorti sur Presto!?, le label de Lorenzo Senni]. Il ouvrira cette année, et produira des livres et des publications. Le premier sera un livre co-réalisé par le photographe anglais Ewen Spencer et sortira fin avril. On va aussi publier un catalogue de fanzines sur la techno et le hardcore en édition limitée, des publications un peu plus artistiques, un recueil de poèmes… Je suis très fier de ces projets.
Gabber Eleganza sera à La Java le vendredi 25 janvier aux côtés de Rahim, Amor Satyr et DJ ouai pour la soirée Temporisation. Plus d’informations sur la page Facebook de l’événement.