Qui était Philippe Krootchey, DJ dandy mystérieux des nuits parisiennes des 80’s ?

Écrit par Trax Magazine
Le 15.02.2021, à 13h44
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DJ, chanteur, animateur radio et directeur artistique, Philippe Krootchey a traversé les nuits parisiennes des années 80 et 90 sans jamais se départir de son élégance branchée. Au point de devenir une figure du bouillonnement créatif de l’époque. Métis, gay et noctambule, son nom était connu des Bains Douches au Texas, de Philippe Starck à Jean-François Bizot. Mais sa vie, loin des dancefloors, est restée un mystère jusqu’au bout.

Par Grégoire Belhoste et Simon Clair

Ils étaient tous là, ce jour d’automne  2004. Presque trois cents personnes réunies au milieu des fleurs, dans la grande salle du crématorium du Père-Lachaise. Certains ne s’étaient pas vus depuis des années, le temps et la vie ayant propulsé les uns et les autres dans des directions parfois opposées. Mais pour l’occasion, les oiseaux de nuit des Bains Douches, les journalistes de Nova, les artistes new wave et tous ces héros d’un Paris qu’on aimait dire « branché » avaient dû se résoudre à ces retrouvailles forcées. Philippe Starck, Jean-Baptiste Mondino, Catherine Ringer, Arielle Dombasle, Eva Ionesco et tant d’autres. Tous debout en train d’applaudir à s’en rompre les phalanges sous les colonnes immenses d’une salle qui avait rarement vu ça. Une longue standing ovation de presque vingt minutes, pour un départ en grâce, à la manière d’un grand closing de DJ. « C’était notre manière de le remercier. On l’applaudissait comme un artiste qui sort de scène. On ne pouvait plus s’arrêter », se rappelle Ara Starck, la fille du célèbre designer. L’absent s’appelait Philippe Krootchey, métis filiforme au visage rieur, musicien magnétique, DJ de goût, homme de radio toujours en avance, explorateur musical et surtout porte-étendard d’une certaine liberté d’esprit, lui qui avait connu tout le monde et « vécu chez chacun d’entre nous », comme le rappellera quelqu’un ce jour-là.

Mais de cette cérémonie aussi belle que tragique, c’est sans doute Jean-François Bizot qui tirera la plus belle des oraisons funèbres, dans les pages de Nova Magazine  : « Cela nous arrachait à nous-mêmes, aux souvenirs de futiles disputes de l’un envers l’autre des branchés, aux limites des goûts, aux frontières des parfums, aux délices des transes et sexualités. Revenus de toutes les poudres et de toutes les substances, tous à communier dans un homme qui avait su tout être  : noir comme blanc, emporté comme poétique, snob comme chaleureux, bref trois cents amis reliés par son envol fulgurant vers le trou noir qu’il était parti explorer avant nous. Et c’était beau comme un enterrement balinais. Comme lui. » C’est peu dire que Krootchey aura laissé dans les esprits et les imaginaires de certains une trace indélébile. Mais pour tous les autres, ce personnage pourtant essentiel reste un nom inconnu ou au mieux une énigme difficile à déchiffrer. La faute peut être à une question restée sans réponse. Même de la part de l’intéressé. Qui est Philippe Krootchey  ?

En France, il était un des premiers DJ que je voyais faire tout au tempo. Comme les grands noms du Studio  54.

Philippe Chany, ami et compositeur

Sans toujours le savoir, beaucoup ont un jour ou l’autre croisé la route de ce drôle de dandy qu’on croirait sorti d’un album de Prince. Pour ça, il suffit d’avoir un jour passé la porte d’entrée des Bains Douches à Paris, au début des années 1980. À l’époque, le lieu sort tout juste d’une refonte intégrale. Après avoir longtemps été des thermes privés attirant les artistes bohèmes de la fin du XIXe siècle, l’établissement est transformé à la fin des années 70 en une boite de nuit tout-en-un faisant à la fois office de salle de concert, de discothèque, de restaurant et de bar. Sur scène, on y voit jouer Joy Division, Suicide, Depeche Mode ou les Rita Mitsouko tandis que dans la foule, des figures comme Mick Jagger, Jean-Michel Basquiat, Robert de Niro ou Andy Warhol viennent y passer leurs nuits autour d’un cocktail. Chef d’orchestre de cette avant-garde mondaine, Philippe Krootchey est aux platines, en charge de rythmer ces soirées devenues légendaires. « C’était de loin le DJ le plus moderne de son époque », se rappelle son ami chanteur et musicien Philippe Chany. « En France, il était un des premiers que je voyais faire tout au tempo. Comme les grands noms du Studio  54. Il y avait des nuits à 128 BPM et d’autres à 132 BPM. Et il n’y avait jamais un doublon de grosse caisse sur un changement de morceau. Il avait le génie de réussir à enchaîner des choses très hétéroclites en passant de James Brown à Oum Kalthoum puis à Led Zeppelin et les Talking Heads. »

Flamboyant et toujours élégant, le mélomane fait alors forte impression dans la nuit parisienne. Au point d’agréger autour de lui les admirateurs, les amants ou plus simplement les amis. Parmi ces derniers, beaucoup sont ceux qui encore aujourd’hui semblent incapables de dire précisément d’où venait Philippe Krootchey. Au fil des souvenirs des uns et des autres, les histoires ne cessent de se perdre dans le flou, l’approximatif et même le mensonge. « Son enfance était une vraie mythologie, une stratification de vies et de légendes. Dans son discours, les personnages de la mère et du père passaient parfois d’un continent à l’autre, d’une race à l’autre, d’un milieu social à l’autre. Dans la version officielle, celle qu’il racontait le plus souvent, son père était un diplomate béninois et sa mère était tantôt allemande tantôt anglaise. Il disait qu’elle était partie très loin en Asie. Mais la plupart du temps, il évitait les questions liées à tout ça. C’était très secret », se rappelle son amie photographe Dominique Issermann. De toute façon, au sein du groupe de noctambules que fréquente alors le DJ des Bains Douches, on ne pose que rarement des questions sur le passé des uns et des autres. « C’était l’idée de ce genre de groupe », rappelle Philippe Chany. « Tout le monde arrivait d’un peu n’importe où, sans pedigree, avec l’envie de repartir à zéro. Le but était d’échapper à son background, de se réinventer une vie dans le monde de la nuit. » C’est décidé, en plus d’être DJ, le mystérieux Krootchey sera donc aussi chanteur et musicien.

Son enfance était une vraie mythologie, une stratification de vies et de légendes.

Dominique Issermann, amie et photographe
Fred Versailles, Philippe Krootchey et Philippe Chany

En 1981, avec ses amis Philippe Chany et Fred Versailles, Philippe Krootchey monte le groupe Love International avec lequel il signe deux morceaux notables, le planant “Airport Of Love” et surtout “Dance On The Groove (And Do The Funk)”, hit en puissance qui connaîtra un vrai succès aux États-Unis en sortant sur Moby Dick Records, label disco culte de la scène gay de San Francisco. Philippe Chany se rappelle de l’expérience éphémère que fût Love International  : « Krootchey n’était pas extrêmement bon chanteur, mais il avait énormément de charisme. Sur le morceau “Dance On The Groove”, c’est d’ailleurs mon pote de lycée Alain Chabat qui lui donne la réplique. Le morceau a eu du succès à l’étranger, mais nous n’étions pas vraiment soutenus par notre maison de disque en France, donc nous n’avons pas insisté. » L’aventure musicale de Krootchey ne s’arrête pourtant pas là. Trois en plus tard, c’est sur une iconique pochette de disque le montrant en tirailleur sénégalais façon Banania que réapparaît le DJ des Bains Douches. L’image est signée Pierre et Gilles et le titre du single ressemble à la blague pinçante d’un Henri Salvador funk  : « Qu’est-ce qu’il a (d’plus que moi ce négro-là  ?) ».

Composé aux côté de Fred Versailles – qui s’illustrera ensuite avec NTM – le morceau est porté par une boîte à rythme nerveuse digne des premières années du rap new-yorkais. « À l’époque où l’on a enregistré ce morceau, on écoutait beaucoup Afrika Bambaataa, on voulait mélanger Kraftwerk et des guitares funky. Mais à Paris, l’ambiance était au rock. Il fallait prendre de l’héroïne, écouter Taxi Girl et jouer de la guitare en regardant ses chaussures, se souvient Fred Versailles. Philippe n’était pas du tout dans ce délire là. On préférait faire des vannes idiotes entre nous, comme celle sur la taille de sa bite. Qu’est-ce qu’il a de plus que moi  ? La barre de chocolat  ! Ce n’était pas très fin, mais ça nous faisait marrer. » Assorti d’un clip hilarant réalisé par Jean-Baptiste Mondino dans lequel Krootchey se fait poursuivre par des membres du Ku Klux Klan aux quatre coins du monde, le morceau se paye même le luxe de sortir aux États-Unis sur le label Casablanca, maison mère de Donna Summer, Parliament et Giorgio Moroder.

En France, sans doute parce qu’il est un peu trop en avance sur son temps, le titre ne parvient pas à atteindre le monde des clubs. À chaque fois, la réponse est la même  : « Ce genre de musique n’attire pas la clientèle que nous souhaitons dans notre établissement. » Deuxième essai en 1986 avec le single “J’entends à mes oreilles” qui affiche cette fois des influences proches de Prince et une pochette de disque psychédélique où Krootchey est cette fois transformée en Krishna. Fred Versailles rigole  : « Ça a été un flop encore pire. Après ça, nous sommes partis aux États-Unis ».

Dallas, ton univers impitoyable

Au milieu des années 80, le Texas n’a rien d’un eldorado. C’est pourtant là-bas que se retrouvent Krootchey et ses potes, un peu par hasard. À l’époque, un milliardaire américain vient de commander à Philippe Starck la création d’une boite de nuit à Dallas. Pour apporter au « Starck Club » le chic parisien qu’on lui réclame, le célèbre designer fait donc venir aux platines Krootchey, avec qui il entretient une amitié de longue date. Il y restera presque un an, dans une atmosphère parfois surréaliste. Car à l’époque, une loi du Texas interdit la vente d’alcool dans le club après 22  heures. Fred Versailles n’est pas près d’oublier le mois qu’il a passé sur place  : « C’était un délire total. Les gens arrivaient en boite à 20 heures et buvaient à toute vitesse pour être bourrés le plus vite possible. Après 22 heures, ils se mettaient à prendre des médicaments et toutes les drogues qui traînaient puisqu’ils ne pouvaient plus boire. C’est la première fois que j’ai vu de la crystal meth par exemple. En plus, le Texas était super raciste. Tous les noirs du coin partaient dès que possible tellement c’était insupportable pour eux… »

Un soir, après avoir fait la fête toute la nuit, Philippe Krootchey et Fred Versailles rentrent en short et lunettes de soleil au Melrose, leur hôtel chic situé sur la rue principale de Dallas. Manque de chance, deux cent cinquante personnes sont dans le hall en train de célébrer un mariage texan. « C’était comme dans la série Dallas. Ils faisaient tous deux mètres de haut, avec des boots, des costumes à empiècement et d’énormes chapeaux de cowboy. En nous voyant entrer, le mec de l’accueil est devenu blême. Le brouhaha de fête s’est arrêté, tout le monde s’est tu. Ils venaient de se rendre compte qu’il y avait un noir dans la salle, l’ambiance est devenue glaciale », se rappelle Fred Versailles. Krootchey se met alors à hurler en français au milieu du hall, pour faire comprendre qu’il est étranger et attendre l’ascenseur sans encombre. L’honneur est sauf, mais le DJ finira tout de même par se lasser de cette atmosphère délétère. À croire que quel que soit l’endroit où il passe, Krootchey dénote systématiquement. La décision est prise de rentrer en France.  

De retour à Paris, Philippe Krootchey se réinvente. Il faut dire que le clubbing change de forme et que le Palace ou les Bains Douches perdent peu à peu de leur aura à la fin des années 80. Dans les petits papiers de Jean-François Bizot, Krootchey s’essaie d’abord à la radio, sur l’antenne de Nova, la petite chaîne qui promeut la « sono mondiale » sur la bande FM. Baptisée L’Agence des voyages sonores, son émission propose des balades musicales à travers le monde, un mélange d’anecdotes, d’extraits de livres et surtout de bonne musique, qui trimbale l’auditeur de New Delhi au Caire en passant par Calcutta. Krootchey trouve là un terrain de jeu idéal pour sa curiosité sans bornes. « Il m’a notamment fait découvrir Pérez Prado (musicien cubain surnommé le Roi du Mambo, ndlr.) », raconte Loïk Dury, alors jeune programmateur musical au sein de la radio. « Il avait des disques de mambo avec de gros breaks de batterie, des trucs percussifs super rapides et complètement dingues. »

Cet espace de liberté radiophonique lui permet aussi d’exprimer ses talents de conteur. Car si Krootchey aime tant la musique, c’est avant tout parce que les disques permettent de raconter des histoires. Ses proches aiment se rappeler son « côté Pierre Bellemare » derrière le micro. « Il avait une voix qui vous berce, mais ne vous endort pas… Et toujours le mot approprié », assure l’ancien couturier et désormais personnage travesti Laurent Mercier. Les années suivantes, Krootchey n’apparaîtra d’ailleurs que très peu dans les boîtes de nuit, préférant concevoir des DJ sets sur mesure pour des défilés de mode ou des événements privés.

Mais s’il raffole du glamour, Krootchey aime aussi laisser traîner ses oreilles du côté de l’underground le plus sauvage. Depuis le milieu des années 80, le hip-hop arrive peu à peu en France. Venue des quartiers new-yorkais, cette musique plaît aux adolescents banlieusards comme à la fine fleur des branchés de l’époque. Parmi eux, Krootchey, qui n’a ni le look, ni le vocabulaire, regarde avec une curiosité bienveillante ces nouveaux venus qui intéressent alors bien peu les médias musicaux traditionnels. Avec l’émission Blah Blah Groove, qu’il anime sur MCM, Krootchey défend le genre à la télévision. Le programme se penche sur les musiques noires actuelles, des deux côtés de l’Atlantique. Les reportages diffusés racontent aussi bien le succès fulgurant du label américain Loud Records que l’éclosion de jeunes rappeurs français comme Ménélik ou Melaaz du collectif Posse 501.

L’ancien DJ navigue sans mal entre ces différents milieux, de l’intelligentsia créative des années 80 à ces nouvelles fréquentations moins mondaines. « C’était un caméléon », image Ara Starck, qui a grandi aux côtés de Krootchey et le considère comme un « grand frère ». « Qu’il aille voir NTM, qu’il aille au château de Versailles ou qu’il m’amène à l’école le matin, c’était le même », se souvient-elle. « Il avait son petit costume trois-pièces en velours, bleu électrique ou violet, avec des chaussures toujours impeccables. Toujours à la pointe. Et il était accueilli à chaque fois à bras ouverts. Et pourtant, tous ces mondes-là étaient possessifs. On disait  : “Krootchey adore le rap”. Et quelqu’un d’autre répondait  : “Oui, mais bon, Krootchey adore aussi déjeuner à Versailles… »

Alors, qui est vraiment Philippe Krootchey durant les années 90 ? Un « branché » qui a su s’adapter ? Un caméléon mondain aux multiples peaux ? Ou bien, tout simplement, l’un de ceux qui a su le mieux capter l’époque et ses soubresauts culturels ? Derrière son charme, son goût infaillible et sa compagnie plaisante se cache aussi un homme concerné par son statut pas si évident de métis homosexuel dans la France des années Mitterrand, puis Chirac. Lorsqu’il s’agit de raccrocher après plusieurs années de Blah Blah Groove, Krootchey choisit China Moses pour lui succéder. La fille de la chanteuse jazz Dee Dee Bridgewater n’a qu’une vingtaine d’années, mais qu’importe : l’ancien DJ lui confie les rênes de son émission et lui dévoile les coulisses de MCM dans les moindres détails pour assurer la transition. Au moment de passer le flambeau, l’esthète d’ordinaire si détaché s’assombrit le temps d’une conversation que China n’a jamais oublié. « Il m’a prise à part et m’a mise en garde par rapport au fait que je sois une femme noire », rejoue l’ancienne animatrice. « Il m’a conseillé de ne pas m’offusquer des expériences qui pourraient me désenchanter du monde de la télé française et de la manière dont ils pouvaient parler des Noirs ou des gens de couleur, mais de continuer à avancer coûte que coûte. Ce n’étaient pas les mots d’un activiste, mais plutôt un conseil très réaliste, ce qui avait encore plus de poids. Je suis sûr qu’il avait vécu ce genre de choses. »

Il mêlait tous les sangs sans jamais nous emmerder avec aucun d’entre eux. Ni noir, ni blanc, ni homo ou autres, toujours gai, fin, cultivé, pétillant comme les eaux du printemps.

Jean-François Bizot

Sur toutes les questions liées à son identité, Krootchey préfère se taire. Ceux qui l’ont connu répètent ainsi qu’il n’a jamais fait grand cas de son homosexualité. « Il mêlait tous les sangs sans jamais nous emmerder avec aucun d’entre eux. Ni noir, ni blanc, ni homo ou autres, toujours gai, fin, cultivé, pétillant comme les eaux du printemps », écrit Jean-François Bizot dans son épitaphe, comme pour souligner la discrétion chic de l’ancien DJ. Mais alors que la communauté gay est frappée de plein fouet par l’épidémie de sida et qu’Act Up monte au front dans un pays qui ne prend pas la pleine mesure du problème, Krootchey rejoint Têtu, le magazine LGBT+ créé à l’initiative de membres de l’association et qui porte les combats des homosexuels. Durant quatre ans, il sera le directeur artistique du mensuel.

Mauvais foie

Puis, tout se complique. Philippe Krootchey entre dans le XXIe siècle dans un état critique, traînant un foie atteint d’un mal mortel. Seule une greffe peut le guérir, mais une telle opération n’est autorisée sur le sol français que si les membres de la famille se portent donneurs. Or, Krootchey ne voit plus les siens depuis longtemps. Rien n’a vraiment changé depuis le temps des soirées au Palace où il s’inventait des existences imaginaires au gré de ses interlocuteurs. La plupart de ses proches ne connaissent que des bribes d’informations confuses à propos de ses origines. Un jour, son compagnon Pascal Humbert obtient tout de même un témoignage rare de la part de Krootchey. Le couple se promène alors dans Versailles. L’ancien DJ explique qu’il a grandi dans les rues calmes de la ville royale. C’est ici, loin du bourdonnement du centre de Paris, que demeurent les traces lointaines de sa vie d’avant la fête, la nuit et la musique. Le temps de quelques heures, Krootchey se livre à son compagnon et montre même le vieux bar que tenait son père, fermé depuis longtemps. Puis il confie dans un souffle que sa mère travaillait dans un hôtel, qu’elle est décédée il y a peu et qu’il ne l’avait plus revue depuis de longues années. Remonte à la surface un passé qu’il tenait à distance. Peut-être parce que les premières années de sa vie ont été marquées par la douleur et le ressentiment.

©Simon Bocanegra

En 2009, dans son roman autobiographique L’Art d’être pauvre, l’écrivain François Baudot, habitué des nuits parisiennes, donne quelques clés pour mieux comprendre Krootchey, qu’il a fréquenté pendant un temps. Dans les pages de ce livre où se croisent Iggy Pop, le Velvet Underground, la cocaïne et les fêtes disco, le romancier déroule le récit d’une soirée où le DJ aurait levé le voile sur une partie de son passé  : « L’adolescent avait été violé à 13 ans par le meilleur ami de son père, de façon si brutale qu’on avait dû le conduire à l’hôpital. Interrogé, il avait gardé un silence obstiné. Le notable africain, déshonoré selon sa loi, avait fait retomber toute la faute sur son fils et l’avait banni. À 15 ans il s’était enfui de chez sa mère. Parce que son beau-père le battait. »

Au début des années 2000, ce rapport complexe à sa famille bloque toute possibilité d’une greffe de foie pour le malade. Et pourtant, il y a urgence. Aux côtés de Pascal Humbert, Krootchey se lance alors dans un bras de fer avec les institutions afin de modifier la loi en vigueur et permettre à son compagnon de lui céder son organe. Après une batterie de tests médicaux, plus d’une centaine de signatures pour prouver leur situation conjugale et un passage devant le tribunal, le couple finit par obtenir l’accord du ministre de la Santé en personne, grâce au coup de pouce d’une figure de la mode parisienne. « Dominique Issermann connaissait bien Sonia Rykiel, qui était amie avec Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Santé. Elle a réussi à évoquer le sujet avec lui et à influencer tout ça », détaille Pascal Humbert.

Après l’opération, Krootchey retrouve goût à la vie et à la fête qu’il aimait tant. Pour célébrer ce nouveau départ et son entrée dans la cinquantaine, il tient à organiser une grande bringue, à la maison, comme au bon vieux temps. Mais le sort s’acharne sur lui. Début septembre 2004, Krootchey est frappé par une rupture d’anévrisme. Elle lui sera fatale. Les jours suivants, il y a des pleurs, des cris, de la stupeur, quelques manchettes dans les journaux et des applaudissements à tout rompre au Père-Lachaise. Mais rien pour dissiper le mystère qui entourait la vie de ce DJ touche-à-tout, rien pour répondre à la question que ses connaissances se sont tous posée au moins une fois  : « Au fond, qui était Philippe Krootchey ? » Plus de quinze ans après sa mort, la fidèle Dominique Issermann a pris le temps d’y réfléchir  : « Dans un livre de Francis Scott Fitzgerald, un personnage dit “Finalement, vous êtes quelqu’un de compliqué ?” et le protagoniste lui répond : “Pas du tout, je ne suis pas une personne compliquée, mais il y a en moi plusieurs choses très simples qui s’additionnent”. Philippe avait quelque chose comme ça, d’insaisissable et de complexe. »

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