Qui est Teresa Suárez, cette photographe qui sublime l’activisme féministe et LGBT de par le monde

Écrit par Gil Colinmaire
Photo de couverture : ©Teresa Suárez
Le 05.02.2019, à 13h01
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©Teresa Suárez
Écrit par Gil Colinmaire
Photo de couverture : ©Teresa Suárez
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Installée depuis 2014 à Paris, la photographe espagnole Teresa Suárez travaille depuis plusieurs années dans la photographie documentaire, publiant pour des médias importants tels que El País ou El Mundo. Sensible à la condition des femmes et de la communauté LGBT, elle s’est notamment illustrée à travers ses clichés de soirées voguing à Paris, dont elle avait partagé une sélection en novembre dernier pour son takeover sur l’Instagram de Trax. Pour en savoir un peu plus sur son travail, Trax est allé à sa rencontre.


Peux-tu nous présenter ton parcours ?

J’ai 25 ans, je suis photographe documentaire. Je suis espagnole mais j’habite à Paris depuis 2014. J’y suis venue pour finir mes études en communication visuelle, c’était le seul endroit qui m’attirait et le sujet de mon mémoire, c’était sur la sociologie de Paris à travers la photo de rue et les photographes humanistes. Historiquement, c’est un peu la capitale de la photo en Europe, notamment par rapport aux expos. Et puisque la ville est au centre du continent, c’est pratique pour voyager. C’est à partir de cette année-là que j’ai commencé à pas mal publier pour la presse espagnole et que j’ai fait, petit à petit, des publications en France et à l’étranger. Je travaille beaucoup pour l’Espagne ou pour le Danemark… Mais comme je suis représentée par une agence de photographes, mes photos peuvent être publiées dans d’autres pays. J’ai fait aussi des reportages en Ukraine, Syrie, Jordanie, Albanie, au Liban…

Sur quels types de projets travailles-tu ?

Ce qui m’intéresse, c’est de documenter notre société actuelle. Les sujets sur lesquels je travaille peuvent être assez larges. Je travaille autant sur le voguing que sur la situation des femmes en Ukraine. J’ai publié chez 6Mois, pour Le Parisien, TêtuEl País, El Mundo et pas mal d’autres médias espagnols, ou encore Journalisten, un média danois. Je travaille aussi avec l’agence RÉA depuis un an environ. Ils diffusent mon travail, en faisant l’intermédiaire entre des médias et moi. Quand je pars en reportage, je garde quelques images pour moi, pour publier dans les journaux qui m’intéressent parce que RÉA ne travaille par exemple pas beaucoup avec les médias espagnols.

Que représente pour toi l’association Femmes Photographes, dont tu fais partie ?

L’association, créée en 2016, a pour vocation de donner de la visibilité aux femmes photographes de façon militante, parce qu’on trouve que les femmes ne sont pas assez représentées dans le milieu. Déjà dans les arts en général, mais dans la photographie, c’est une catastrophe. Même dans le domaine du journalisme documentaire… Dans n’importe quel journal, tu vas trouver au maximum 1 ou 2 femmes. On fait des expos, on donne des conférences, et surtout, on édite une revue tous les 6 mois plus ou moins, sur une thématique. J’ai par exemple fait une publication sur les femmes sportives dans laquelle j’ai présenté l’équipe de foot militante Les Dégommeuses, composée de femmes lesbiennes, trans ou réfugiées qui utilisent le foot comme outil de lutte contre le racisme, l’homophobie et le sexisme dans le sport, mais aussi dans la société en général. Je suis sensible à ce type de sujets, dont on ne parle pas ou pas beaucoup. Par exemple en Jordanie, j’ai réalisé un projet sur la première école d’autodéfense féministe au Moyen-Orient.

Depuis quand fais-tu des photos de soirées ?

J’ai surtout commencé en 2016, lorsque j’étais à l’école de photojournalisme. J’ai participé à La Shemale, la Wet For Me… Des soirées plutôt queer. Et puis j’ai continué à La Station. Au Liban, j’ai pas mal travaillé sur le monde du clubbing parce que Beyrouth, c’est vraiment la capitale de l’electro, de la techno au Moyen-Orient. Il y a des clubs incroyables.

Peux-tu en dire plus sur ton projet sur le voguing ?

Quand j’étais en Espagne, j’avais des copains qui me parlaient de cette danse mais je connaissais pas du tout. À Paris, il y avait une bonne scène mais je me suis dit que j’allais me documenter avant. Il y a une hiérarchie très forte, des codes. Tu ne viens pas comme ça avec ton appareil pour prendre des photos. J’ai commencé en 2017 à aller à des balls pour connaître un peu les houses, les participants, les catégories… Ensuite, j’ai commencé à photographier des Playgrounds, les petits balls qu’organise la House of LaDurée, l’unique house française. Les photos qu’on peut voir sur mon takeover pour Trax venaient de deux ou trois de ces balls et le cliché ci-dessous était l’inspiration centrale du projet. Puis, je suis partie de Paris pour travailler à l’étranger, en Espagne et au Moyen Orient, j’ai fait une petite pause, puis j’ai repris avec un “Kiki Ball” au Hasard Ludique. Ce n’est pas comme les Major Balls où il y a plus de moyens et où il y a toutes les catégories, tu te déguises… Les Kiki Balls, c’est plutôt pour les jeunes qui s’initient au voguing. C’est plus convivial, et j’ai une préférence pour les gens qui débutent : comprendre pourquoi ils veulent commencer le voguing, etc.

La différence se ressent-elle dans tes photos ?

Pas vraiment. En soirée, les danseurs prennent tous une autre personnalité. Ils vont là-bas pour se battre et gagner le jeu. L’idée maintenant serait de faire un projet documentaire avec des interviews et pourquoi pas faire un objet éditorial, un petit livre. Pour comprendre ce que la scène voguing devient à Paris et parce que c’est un phénomène très à la mode, dans le monde en général. Mes copains qui font du voguing en Espagne me disent que beaucoup de gens commencent par effet de mode mais qu’ils oublient tout le background militant. C’est un mouvement ancien, je pense que c’est important de garder tout ça en tête. C’est un peu comme les gens qui font la Marche des Fiertés… Pourquoi la faire maintenant ? Parce qu’avant il a fallu se battre, avoir des droits. Le voguing n’est pas une simple danse, c’est un outil de militantisme par le corps.

Pourquoi n’as-tu travaillé qu’en noir et blanc pour ces soirées ?

C’est ce que je préfère. En soirée, les lumières changent tout le temps. Les couleurs pourraient distraire celui qui regarde les images. Avec le noir et blanc, j’arrive à avoir quelque chose d’homogène. Les lumières très rouges, très bleues, ça enlève des détails de la peau, ça lisse tout et personnellement, je ne trouve pas ça beau. En presse, en revanche, on fait pratiquement que des photos en couleurs. Si j’en avais l’opportunité, je ferais plus de noir et blanc mais c’est rarement autorisé.

Comment as-tu fait ta sélection pour le takeover sur l’Instagram de Trax ?

J’ai fait une sélection assez large pour montrer chaque élément du ball, avec une catégorie dans chaque publication. On voit soit des mouvements, soit des personnes déguisées, ou des détails avec des pieds, des mains. Dans le voguing, il y a quatre pas pour résumer grossièrement : les “Hands performances” (gestes des mains), le “Catwalk” (une démarche féline), le “Duckwalk”, quand tu sautes accroupi, et le “Spin and dip” (chute au sol). J’ai essayé de mettre dans chaque publication, deux ou trois photos de chaque élément. Le public est aussi un élément important car il est très proche des danseurs. Des fois, ça peut être très encombrant pour eux. Tu peux être en première ligne et recevoir un coup de pied… Ça m’est déjà arrivé. Sinon, il n’était pas uniquement question de mon travail sur le voguing. J’ai publié 4 stories sur 4 jours d’affilée, avec des photos de l’Ukraine, des manifs contre la Loi Travail en 2016 et un travail que j’ai fait en Syrie sur les gens qui sont désormais en train de retourner chez eux.

Parmi tes clichés, quels sont ceux qui t’ont le plus marquée ?

J’ai quelques images en tête qui ont changé ma manière de photographier ou qui sont des moments importants pour ma carrière, notamment la marche du 8 Mars pour les droits des femmes à Paris. Avant, il y avait deux marches : une un peu institutionnelle et une autre avec des travailleurs du sexe et des personnes queer, qui était plus militante. J’y ai pris en photo Monica Leon, une activiste trans et prostituée, qui est déguisée comme une Marianne avec un drapeau LGBT. Certaines photos des manifestations contre la loi travail sont aussi importantes pour moi. En Espagne, les manifs ne sont pas aussi violentes. Je n’étais pas habituée aux gaz lacrymo. Et encore, en 2016 tu portais une écharpe, tu prenais un peu de sérum et ça allait. Pour les gilets jaunes, tu ne peux plus : il faut un vrai masque et des lunettes. Parmi les autres photos qui m’ont marquée, il y a aussi une femme soldat en Ukraine, pour un projet fait en 2016. J’ai traversé tout le pays jusqu’à la ligne de guerre pour voir comment le conflit avait changé le pays, mais aussi les femmes qui ont été en relation avec la guerre, en tant que soldat ou victime. 

Les sujets que tu traites sont très différents les uns des autres. Y a-t-il cependant une patte “Teresa Suárez” ?

Je suis très symétrique, très centrale dans ma façon de photographier. Pour le voguing, j’essaie d’avoir des photos – je ne peux pas dire trash mais – avec un contraste très fort, qui montre les lignes du corps, faire quelque chose qui n’est pas trop « mode », mais très élégant. Ne pas montrer de la violence mais plutôt la dignité de la personne… On peut percevoir leur identité à leur façon de danser.

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