Que sont devenus les stars de la génération tecktonik ?

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R.
Le 22.08.2019, à 17h46
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Cet article a été initialement publié dans le trax numéro 191, à retrouver ici.

Par Florian Bardou

Samedi 15 septembre 2007. En ce début d’après-midi ensoleillé, une foule remontée à bloc s’amasse joyeusement autour des chars de la Techno Parade, qui partent de la place de la Bastille comme chaque fin d’été depuis 1998.

En tête de cortège, la star de l’« électro dance », Joachim Garraud, parrain de cette neuvième édition, accompagné de son ami David Guetta, balance du son devant 400 000 clubbeurs transpirants. Plus loin, au sommet du char de Radio FG, la chanteuse pop Yelle, tout en fluo, fait une apparition pour interpréter son deuxième tube À cause des garçons. Le clip de sa chanson, remixé par Tepr, alias Tanguy Destable, DJ breton en devenir, fait un carton sur le Web depuis quelques semaines. La raison ? On y voit des danseurs, dont un dénommé Treaxy, en slim-baskets exécuter des moulinets avec les bras tout en se désarticulant en cadence sur le souffle des basses. Des mouvements très populaires chez les jeunes de la blogosphère.

Quelques mois plus tôt, au début de l’été, les médias ont fait découvrir au grand public une danse nommée Tecktonik. « Je vais vous parler d’un nouveau truc, c’est une nouvelle danse qui est incroyable, […] c’est carrément un mouvement, ça s’appelle la Tecktonik », lâche Mouloud Achour dans sa chronique du lundi 4 juin 2007 dans La Matinale de Canal+. Le 4 septembre, sur le plateau du Grand Journal, neuf danseurs électro présentés par Michel Denisot comme les leaders du « mouvement Tecktonik » font une démonstration en direct devant un million de téléspectateurs.

C’est en toute logique que la danse électro déferle cette année-là sur la plus grande manifestation électronique de France. Dans les contre-allées du boulevard Beaumarchais jusque sur les toits des Abribus, des filles et des garçons, les vêtements striés de noir et de fluo, chaussés de Vans à damiers et les cheveux coiffés en crête, répètent inlassablement les mêmes chorégraphies chancelantes. « Comme la Techno Parade est une vitrine, c’était normal que la Tecktonik soit mise en avant », soutient Tommy Vaudecrane, actuel président de Technopol, l’association qui organise le défilé. Il poursuit : « C’était un phénomène de société qui permettait de donner un peu d’identité au défilé. Jusque-là, on n’avait pas de danse française : je trouve ça plus cool de voir des jeunes danser que de se lancer un lampadaire ! (sic) »

Des rave parties au Métropolis
 

L’effet de mode est cependant l’arbre qui cache la forêt. Car le « mouvement Tecktonick » français est né dans des clubs de la région parisienne au début des années 2000. Cyril Blanc et Alexandre Barouzdin, désormais quadragénaires, viennent de prendre la direction artistique du Métropolis, un club gigantesque installé sur une aire de l’A6 à Rungis, qui peut accueillir 6 000 à 8 000 fêtards.

Ils cherchent un nouveau concept qui fera recette. Les soirées Tecktonik Killers naissent courant 2002 après un voyage aux Pays-Bas et en Belgique, où les deux clubbeurs découvrent des courants électroniques très implantés : le hardstyle, le jumpstyle et le hardcore. « On s’est dit que ce serait marrant de mélanger ces trois types de musique en une seule soirée, de créer un melting-pot musical », assure Alexandre Barouzdin que l’on rencontre dans un café près du métro Arts et Métiers. Né à Paris, ce grand chauve, piercing à l’oreille gauche, est déjà bien ancré dans le milieu de la nuit : « J’ai toujours baigné dans la house, l’acid house, la techno, etc. : le mouvement Tecktonik était une suite logique ». Il ajoute : « On commençait par de la minimale et du jumpstyle. Vers 3 heures, on enchaînait sur du hardstyle et une petite session de hardcore/gabber vers 5 heures, avant de redescendre gentiment sur du hardstyle pour que les jeunes reprennent tranquillement la route ».

Dans les cinq salles thématiques du Métropolis, les soirées hebdomadaires Tecktonik Killers et Black Out attirent très vite les jeunes de toute la région parisienne. Les premiers pas de danse et les premières teams apparaissent entre 2004 et 2005. « La première fois que je suis venu, j’ai très vite pris du plaisir. Pendant plusieurs mois, j’y suis retourné tous les week-ends avec mes potes », se souvient Clément, 26 ans, ancien danseur jumpstyle de la team Piratek, aujourd’hui branché hip-hop. « Les gens venaient pour cette soirée et pour voir les danseurs officiels de Tecktonik comme William Falla (alias Treaxy, ndlr), les pionniers : ils avaient construit leurs propres mouvements », complète Kevin, 24 ans, danseur multigenre (voguing, locking, électro, etc.). Dans sa cité sarcelloise, alors qu’il n’est qu’un ado, c’est sa mère, danseuse, qui lui montre les premières vidéos de danse électro sur YouTube. Elle aussi qui l’amène pour la première fois au Métropolis, où Kevin se passionne pour cette culture en devenir : « Il y avait vraiment une super ambiance, comme au début de la house et de la techno dans les années 1990. »

Il n’y a pas qu’à Rungis que la danse électro – qui n’a pas encore de nom défini – fait irruption sur le dancefloor. Lorsqu’elle s’immisce sur la piste du Redlight et du Mix Club à Montparnasse, ou du 287 à Aubervilliers, – et peut-être ailleurs – à la même époque, on l’appelle tour à tour “vertigo” ou “milkyway”. Son origine exacte reste pourtant mystérieuse. « On voyait déjà les prémices des mouvements de bras dans les raves », ose Steady, 39 ans, ancien danseur hip-hop pour Laurent Garnier, et co-organisateur des championnats Vertifight. « Mais je ne saurais pas dire comment ces mouvements cubiques sont entrés dans les clubs. »

Reste que la sauce prend très facilement chez les jeunes clubbeurs de l’époque. « À l’époque, si tu voulais choper, il fallait danser », balance Jimmy Milliard, 26 ans, un des pionniers du mouvement et fondateur de la team RK. Arrivé à majorité, ce grand bonhomme à lunettes fraye au Mix Club ou au 287 vers 2007, car il ne se reconnaît pas dans la culture hardstyle et vestimentaire Tecktonik. « C’était très différent, il y avait des codes mais on ne dansait pas forcément en fluo au Métro », précise-t-il.

Dans les clubs parisiens, les danseurs sont plus aérodynamiques et plus “funky”. « C’était proche du voguing avec beaucoup de pauses mais sur une rythmique beaucoup plus électro », se rappelle Tristan, alias Fozzie Bx, DJ EDM, qui, à 27 ans, garde toujours des airs d’adolescent. Originaire de Nanterre, le jeune homme est à ce moment-là dans l’âge des premières sorties en boîte. « J’étais un habitué du Mix Club. Quand j’ai vu tous ces danseurs, je me suis dit qu’il était en train de se passer un truc », poursuit Fozzie Bx. En novembre 2006, il décide alors de lancer son blog Dance Generation pour accompagner le mouvement et « mettre en avant » les vidéos des danseurs amateurs (ou pas) qui fleurissent sur le proto-Web 2.0. Quelques semaines auparavant, la vidéo artisanale de Jey Jey, un danseur de la team Wantek (associée à la marque Tecktonik), créait le buzz en dépassant le million de vues.

Tuée par le marketing ?

Comme David Guetta avec la Scream aux Bains Douches, Alexandre Barouzdin et Cyril Blanc ont déposé le nom de leur soirée à l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) dès 2002 pour « éviter de se faire piquer l’idée ». « Ce n’était pas une démarche mercantile. Au départ, on n’aurait jamais imaginé ce qui allait se passer par la suite. C’est l’impact médiatique qui a changé la donne », précise Alexandre Barouzdin. Face au succès de leurs soirées au Métro, les entrepreneurs de la nuit créent ensuite la société Tecktonik Event – qui deviendra Tecktonik (Tck) – ce qui leur permet d’écouler de nombreux produits dérivés avec le soutien des majors comme Sony et EMI, partenaires de la marque. À titre d’exemple, les volumes III et IV des compilations Tecktonic s’écoulent en France à 500 000 exemplaires. Sans compter les t-shirts estampillés de l’aigle stylisé et d’une étoile, les DVD, les goodies, etc.

D’autres entreprises emboîtent d’ailleurs le pas de Tck (aussi déclinée en marque de fringues). Surfant sur le succès grandissant du mouvement électro dance, le label Mercury (Universal) produit le projet Mondotek la même année. La renommée des danseurs de Tecktonik Lili Azian, Jey Jey et Karmapa, présents sur le CD-DVD permet de vendre plus de 100 000 exemplaires. En novembre 2007, l’entrée en piste de TF1 pour promouvoir Tck auprès des pré-ados est un tournant de plus dans la commercialisation, du jamais vu pour une culture électronique. Mais l’omniprésence médiatique du concept est vivement critiquée par ses détracteurs, qui n’y voient plus qu’une stratégie marketing. « La marque a apporté une esthétique très travaillée, un style propre, avec tous ses produits dérivés, ce qui a conduit un débat entre ce qui relevait de l’underground et ce qui n’en relevait pas », observe Anne Petiau, sociologue et auteur de Technomedia (éditions Seteun, 2011), une enquête de terrain sur les jeunes, la blogosphère et les danses électro qu’elle a effectuée entre 2007 et 2010. Elle ajoute : « Tecktonik a joué sur le marketing. La célébrité est devenue un objectif en soi, ce qui était en rupture avec le positionnement précédent des musiques électroniques qui se sont toujours vues comme alternatives. C’est ce qui a provoqué ce rejet massif au sein de la scène électronique ».

Du côté des danseurs électro que l’on a rencontrés, la surmédiatisation de la marque Tecktonik au détriment de la danse est très mal passée. Pour eux, les caméras de télévision, subitement (et presque exclusivement) braquées sur Tecktonik, ont contribué à véhiculer l’image d’une danse très adolescente, commerciale et blanche, ce qu’elle n’était pas forcément a posteriori. « Je n’appartenais pas du tout au mouvement Tecktonik. L’image de la danse électro véhiculée par les médias ne nous a pas aidés à la rendre sérieuse par la suite », déplore ainsi Slate, alias Crazy, 27 ans, natif d’Asnières, et chef de file de l’Alliance crew, huit potes qui n’ont jamais arrêté de danser depuis 2006. « Les danseurs ne se sont jamais revendiqués de la Tecktonick, soutient pour sa part Fozzie Bx, du courant Dance Generation. Entre nous, on parlait de danse électro. On faisait partie de la France black blanc beur (BBB), c’est ce mélange qui a fait le succès de la culture électro. » Les “aprems” électro qu’il organise en 2007 à Châtelet, rue de Rivoli, au Trocadéro, ou devant le Palais de Tokyo – quand il n’y avait pas les skateurs – réunissent d’ailleurs « Renois, Asiats, Rebeus, etc. » qui venaient parfois de très loin en banlieue pour s’amuser.

Les boîtes de nuit ont carrément interdit aux danseurs de rentrer parce que les jeunes ne consommaient pas. Dès que tu balançais un bras, ils te sortaient. Les gens n’osaient plus danser.

Steady, des championnats Vertifight

Mais le succès de la marque Tecktonik est cependant de courte durée. Parce que la clientèle, de plus en plus jeune, prend de la place et « n’est plus attractive », le Métropolis met fin aux soirées Tecktonik Killers en décembre 2008.

Progressivement, les autres clubs où l’on danse l’électro suivent. « Les boîtes de nuit ont carrément interdit aux danseurs de rentrer parce que les petits jeunes ne consommaient pas. Dès que tu balançais un bras, ils te sortaient : les gens n’osaient plus danser parce que les danseurs bouffaient l’énergie des soirées », confie Steady, des championnats Vertifight. Ringardisés, les danseurs sont raillés, insultés – on parle de « danse de Pokémons » ou du « pot de gel » sur Skyblog, MySpace ou YouTube – et parfois provoqués par des « brigades anti-Tecktonik », ancêtre des brigades anti-pistolets d’aujourd’hui. « Dans ma cité, c’était mal vu de porter une crête et tu pouvais te faire frapper si tu dansais. C’était la peur de quelque chose de nouveau, qui était étranger à la cité, mais aussi de la jalousie », affirme Kevin, de Sarcelles. L’animosité vient aussi du milieu hip-hop qui, depuis trente ans, n’a jamais été sous le feu des projecteurs comme la culture électro. Steady, à qui l’on ne peut pas reprocher d’être partial, confirme : « Au départ, les danseurs hip-hop s’amusaient à humilier les danseurs électro en soirée. Le milieu hip-hop a jalousé le mouvement électro parce qu’il n’a jamais eu cette couverture médiatique. »

Conséquence : beaucoup de danseurs électro lâchent la danse, la crête et le look émo, pour retourner… au hip-hop, en regain d’intérêt auprès des jeunes !

Retour à l’underground

Dans l’indifférence générale, alors que le grand public se lasse du mouvement, la danse électro commence paradoxalement à se structurer, et même à s’exporter en Amérique latine, en Espagne, en Russie ou au Maghreb grâce au championnat de danse électro Vertifight. Née à la rentrée 2007, cette compétition, d’abord nationale, et inspirée des battles de la culture hip-hop (1000%, Juste Debout…), est le produit de la rencontre entre trois noms de la scène hip-hop parisienne : Steady, Youval et Hagson. « Au début, on l’a fait comme un kiff, on n’avait pas vocation à encadrer la culture électro », reconnaît Steady, qui reçoit au Palais des sports de la ville de Nanterre, où sont organisés les championnats Vertifight depuis 2010. « On s’attendait à voir des mecs avec des crêtes, mais pas du tout : c’était une danse de racailles de quartier et pas de Blancs en boîte », coupe Youval, l’autre tête des battles électro, représentant de la culture voguing.

Tecktonik a joué sur le marketing et la célébrité est devenue un objectif en soi. C’est ce qui a provoqué ce rejet massif au sein de la scène électronique
 

Anne Petiau, sociologue

À « l’école Vertifight », malgré une pause d’un ou deux ans, la danse s’enrichit des mouvements hip-hop, pop & lock ou vogue : « On leur disait d’être fiers et de s’obliger à structurer leur danse chorégraphiquement parlant par le biais des battles, sans dénaturer la danse électro. Dix ans après, ils sont devenus des monstres », poursuit Youval.

Désormais loin des regards, la danse électro, portée par une cinquantaine de passionnés – pour certains pros – poursuit sa route. « J’ai vu passer quelques vidéos, ils ont l’air d’être sérieux. La danse n’a pas eu la même influence que le hip-hop, mais il n’y a pas de raison qu’elle ne grandisse pas », observe Clément, qui a « tourné la page » des années Tecktonik. « La danse électro est une danse jeune qui se cherche encore. La fluidité des bras est désormais acquise », explique Soniaah, petite brune en Stan Smith de 23 ans, aujourd’hui étudiante en master d’anglais. On croise la jeune femme originaire de Stains (93) dans un battle électro, organisé un dimanche de la fin février 2016 dans une salle d’entraînement du 17e arrondissement. Cette championne du monde électro, formée au classique et au contemporain, précise : « Il y a quand même un héritage Tecktonik. La marque a servi à codifier la danse électro. Il fallait passer par cette base Tecktonick pour comprendre les mouvements de bras. Quand on se perd un peu, ça nous arrive à tous de regarder les vidéos de 2007 pour améliorer les mouvements ».

Coiffé d’un bonnet et d’un pull ample et bariolé, Slate est lui aussi venu soutenir ses potes à coups de « Kika ! », un cri d’encouragement que son crew a pris l’habitude de scander pendant les battles. Le niveau des danseurs – la plus jeune doit avoir 13 ou 14 ans – est assez impressionnant, les mouvements sont riches des apports de chacun et bien meilleurs que ce que l’on pouvait voir sur YouTube en 2007. « Avec la danse électro, on a eu la chance de se professionnaliser », admet le jeune homme qui danse pour plusieurs compagnies contemporaines, dont celle de Blanca Li. Dans Elektro Kif, un spectacle de 2010 qui a tourné un peu partout en Europe, la chorégraphe espagnole célèbre d’ailleurs cette nouvelle danse urbaine. « Il faut être fier de cette danse, qui est française, et la promouvoir dans le monde : la culture électro, c’est la culture du XXIe siècle ! », clame Slate. À l’autre bout du monde, après avoir essayé de relancer leurs soirées au Maroc, Alexandre Barouzdin et Cyril Blanc tentent désormais de convertir le Viêt Nam à la Tecktonik…

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