Le live donné à Coachella, l’an dernier – le premier depuis 1997 – avait donné le ton : le retour de Daft Punk sur les planches serait massif et percutant. Une grand-messe surréaliste située à mi-chemin entre la scène de dévotion d’un roman d’anticipation et une communion psychédélique des 70’s. Deux robots perchés sur une pyramide, quasi immobiles face à une armée de disciples hystériques, assénant une électro-pop festive, ludique, émouvante et tranchante. Et depuis ce jour, les centaines de vidéos balancées sur le net par le public des différents concerts l’avaient démontré : Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo n’étaient pas revenus sur scène par hasard, et encore moins par opportunisme, mais parce que ce live dont ils rêvaient tant depuis 2001 et l’album Discovery, pouvait techniquement prendre vie. Daft Punk live en 2007, c’était se surprendre à adorer, mieux, à trembler d’émotion, sur les morceaux d’un Human After All que nous pensions ne pas aimer. Daft Punk live en 2007, c’était voir les hymnes générationnels « Around The World » et « Harder, Better, Faster, Stronger » s’embrasser dans un même bootleg hédoniste. Daft Punk live en 2007, c’était se laisser happer par les lumières et le son et ressortir du concert en se disant que les dix ans d’attente étaient justifiés. Daft Punk live en 2007, c’était réaliser que la techno et le futur dansaient à nouveau ensembles.
Pourquoi le duo le plus populaire de la génération techno n’a-t-il donné aucun concert pendant dix ans ?
Thomas Bangalter : Entre 1995 et 1997, nous avons énormément tourné. Il était très important pour nous de donner des concerts, cela nous tenait à cœur. Faire un live techno revêtait un caractère expérimental fort. Artistiquement, c’était très excitant. Notre dernière tournée a eu lieu en 1997, elle accompagnait la sortie de notre premier album Homework. Puis on a arrêté quand on a eu l’impression d’avoir fait le tour de la question. On a souhaité passer à autre chose, travailler sur d’autres modes d’expression. Mais l’an dernier, en se reposant la question, on a réalisé que les choses qui étaient irréalisables il y a dix ans pouvaient être faites aujourd’hui : on pouvait à nouveau aller de l’avant en termes de live électronique.
Grâce à l’évolution des technologies ?
Thomas : Oui, on pouvait complètement repenser la représentation live de l’électro et tenter de créer quelque chose d’inédit. Il ne s’agissait pas juste de jouer nos trois albums en live – sinon nous ne serions pas remontés sur scène – mais de combiner les éléments musicaux et visuels qui caractérisent notre univers. Les progrès techniques nous permettaient de les mélanger, les faire se répondre et interagir.
“On a réalisé que les choses qui étaient irréalisables il y a dix ans pouvaient être faites aujourd’hui.”
Un déclic s’est-il produit en voyant d’autres live ?
Thomas : Non, à 20 ans, j’ai vu un concert de Kraftwerk incroyable, et c’est sans doute le truc auquel on peut se rattacher le plus. Après, on a vu des live très forts pendant toute notre vie. Mais aucune n’a déclenché cette envie de revenir sur scène. On a surtout tenu à développer l’aspect visuel. En fait, il s’agit plus d’un spectacle à la manière d’une comédie musicale de Broadway ou d’un show de Las Vegas revisité électro. C’est plus théâtral qu’un concert finalement.
N’avez-vous jamais craint que le spectacle prenne le pas sur la musique ?
Thomas : Non, car notre approche a toujours été – attention je vais employer un mot extrêmement démodé – multimédia. On a toujours essayé d’inscrire notre musique dans une démarche artistique globale. Une de nos influences premières, c’est Andy Warhol, le Pop Art et tout ce qu’il a pu faire en combinant musique et cinéma. Notre second album Discovery était très visuel, dès ce disque, on s’est mis à développer un imaginaire fort. Pour quelqu’un qui nous aime, Daft Punk, ce n’est pas juste « ah ouais, le morceau il est bien », c’est aussi un univers visuel avec nos clips, nos dessins animés…
Pour un musicien, le live est un mode d’expression naturel, l’exercice ne vous a pas manqué ?
Guy-Manuel de Homem-Christo : On n’a pas eu le temps de se poser la question, on était toujours en train de travailler sur d’autres projets. Le live, c’est génial, mais nous ne connaissons pas ce manque qu’ont les performeurs complètement accros à la scène.
Thomas : Il était de toute façon impossible, à l’époque de Discovery, d’amener correctement ce disque en concert. On n’aurait jamais pu faire le live tel qu’on l’imaginait, ça n’aurait pas été à la hauteur de nos attentes.
Les Chemical Brothers, par exemple, ne se posent pas autant de questions et font d’excellents live depuis dix ans.
Guy-Manuel : Nos aspirations sont différentes. Je ne sais pas si on aurait pu partir sur la route comme eux pendant dix ans. Ils ont certainement dû avoir beaucoup de plaisir à le faire, mais je ne suis pas sûr qu’on en aurait eu autant.
Thomas : Involontairement, ce retrait de la scène a créé une relation abstraite et virtuelle avec notre public. Notre absence a engendré à la fois attente et excitation. À chaque concert, l’hystérie qui accueille notre arrivée est magique. Honnêtement, on ne s’y attendait pas. Lors de notre première date, l’an dernier à Coachella, on a vraiment été surpris. Mais notre plus grand plaisir est de réaliser que le public est toujours plus dingue à la fin du show qu’au début, ce qui prouve qu’on a réussi notre coup.
Quelle est la part d’improvisation dans vos live ?
Thomas : On peut interagir en direct. La musique et les images sont très structurées. Il y a un ordre, une narration, mais après, à l’intérieur d’un morceau, ça change d’un soir à l’autre.
“Le live, c’est génial, mais nous ne connaissons pas ce manque qu’ont les performeurs complètement accros à la scène.”
Vos live se présentent comme un mix quasi continu…
Thomas : On souhaitait qu’il y ait un mélange permanent pour créer une tonalité nouvelle : il était hors de question de reproduire le disque.
Guy-Manuel : On a combiné, décombiné, emboîté, désemboîté, testé pour arriver à un résultat qui sonnerait presque à chaque fois comme un nouveau titre.
Thomas : Finalement on ne joue aucun morceau qui existe déjà. C’est comme si on avait tout reconstruit pour arriver à une musique originale qui utilise des centaines de samples de nos propres titres, eux-mêmes parfois bâtis autour de boucles de morceaux composés par d’autres artistes. On en est à la deuxième génération du re-sampling général, du remix.
Daft Punk – Alive 1997 (full album)
Cette idée de mix permanent se rapproche de ce que pourrait faire un DJ…
Thomas : Oui, sauf que c’est totalement démultiplié. Nous combinons dix à quinze éléments à la fois quand la plupart des DJ’s passent deux ou trois disques. Mais avec l’utilisation croissante de l’ordinateur dans les mix de DJ’s, la frontière entre live et mix devient floue.
“À chaque concert, l’hystérie qui accueille notre arrivée est magique. Honnêtement, on ne s’y attendait pas.”
Pourquoi avoir choisi l’enregistrement de Bercy pour Alive ?
Thomas : Ce fut un hasard. On a enregistré tous les spectacles et en les réécoutant, c’est Bercy qui nous a plu. Symboliquement, ce concert était aussi très important. On jouait dans notre ville natale. Et le POPB est une salle très impressionnante.
Vous avez laissé sur ce disque les bruits de la foule : c’est pour rendre compte de l’excitation ?
Thomas : On n’imagine pas un album live sans bruits de foule, spécialement pour nos spectacles où j’ai l’impression que le public participe intégralement au concert. Nos live se situent entre réalité et fiction avec tous ces gens hystériques, présents devant des robots au sommet d’une pyramide. On se croirait dans un film de SF. On a joué dans le désert américain où cela devenait encore plus flagrant, c’était Rencontre du 3e type.
Pourquoi Alive n’existe-t-il pas en version DVD ?
Thomas : On a songé à sortir un DVD, on a commencé à faire des tests de capture filmique du spectacle mais le résultat ne nous a pas emballés. C’était comme prendre un film en Imax et le regarder sur un timbre-poste ! Finalement, fermer les yeux et écouter permet un meilleur rendu. On a ajouté un livret de cinquante pages de photos prises par DJ Falcon pendant notre tournée américaine (ndlr : uniquement disponible sur la version double album en édition limitée). De toute façon, la version DVD existe déjà à travers les milliers de petits films tournés par les gens sur leur téléphone portable et mis sur YouTube. C’est d’ailleurs de cette idée d’interaction avec le public qu’est né le clip d’« Harder, Better, Faster, Stronger (Alive 2007) ». On s’est inspiré du DVD des Beastie Boys (ndlr : « Awesome : I Fuckin’ Shot That ! »). On a prêté 250 caméras à des fans pendant notre live à Brooklyn en août, puis le clip a été monté à partir de toutes ces images.
“Nous combinons dix à quinze éléments à la fois quand la plupart des DJ’s passent deux ou trois disques.”
Bercy a été sold-out en quelques jours. Vous doutiez de votre capacité à rassembler tant de monde en 2007 ?
Thomas : On doute en permanence, on n’a pas conscience de notre célébrité, on vit ça dans une espèce d’abstraction. Donc c’est une surprise permanente. Ce qui n’empêche pas d’avoir une très grande conviction dans notre musique.
Comment expliquez-vous le fait que vous apparteniez désormais à la culture populaire ?
Thomas : On n’a jamais souhaité être élitistes. Par contre, on a toujours essayé d’être avant-gardiste. On a tenté de changer les règles du business du disque de l’intérieur. Et aujourd’hui, j’ai le sentiment que le fait que cette industrie soit en train de s’autodétruire prouve aux gens que notre approche n’a jamais été du marketing, que le fait de se transformer en robots, de rester anonymes, c’est une véritable démarche artistique.
Avez-vous souffert de cette période où vous étiez considérés comme des calculateurs qui marketaient tout ?
Thomas : Non, parce qu’on n’attendait rien de personne. Nous étions juste en désaccord avec ceux qui émettaient cette idée. Aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’il y a un retournement massif. Le public valide plus que jamais notre démarche. C’est en ça que nous sommes avant-gardistes, dans l’idée de ne pas être compris, au moment où nous faisons les choses. À leur sortie, chacun de nos disques a relativement été mal perçu. Le premier album, c’était la signature avec une major, le pacte avec le diable, la fin de la techno underground, ce qui est peut-être vrai. Quoi qu’il en soit, Homework s’est imposé comme un classique. Idem avec Discovery, de mauvais goût, niais avec des dessins animés, qui est devenu un modèle de pop électronique. Enfin il y a eu Human After All, ni agréable, ni joyeux, répétitif et brutal, un peu comme du Alan Vega. Un disque dark, anti-consumériste, sans promotion, sans interviews, sans obscénité marketing, sans tout ce système un peu destructeur. Et puis, avec le live, on a regagné en pertinence et trouvé une résonance avec le public.
Vous avez toujours refusé de collaborer avec des popstars, à l’instar de Madonna ou de Britney Spears qui vous ont approchés. S’agit-il d’un refus de principe ?
Thomas : Notre désir d’anonymat n’est pas un jugement sur le star-system, mais une volonté de manifester notre liberté. On a été en contact plusieurs fois avec des stars dont les projets étaient en cours, mais ça n’a jamais abouti au final. C’est aussi simple que ça. Il n’y a pas de refus de principe.
Votre anonymat justement, vous a-t-il entraînés dans des situations cocasses ?
Thomas : Le plus marrant, c’était à Londres, il y a dix ans. Après la balance du concert, je suis sorti m’acheter à manger et en revenant un gars m’a proposé des places pour le concert de Daft Punk ! J’ai presque été tenté de les acheter, d’entrer dans la salle, m’asseoir, manger mon sandwich et attendre mon propre concert, comme un voyage dans l’absurde.
Guy-Manuel : Il y en a eu d’autres…
Thomas : Il y a un mec qui se faisait passer pour moi à Ibiza à la fin des années 90. Il a fini en prison. Durant tout un été, il est entré gratuitement dans les boîtes de l’île en se faisant passer pour moi. Il laissait des ardoises incroyables. C’est Guetta qui m’a raconté cette histoire. David voulait nous faire mixer à Ibiza et il a galéré pour trouver un lieu qui nous accepte tant on était grillés avec les boîtes.
“Après la balance du concert, je suis sorti m’acheter à manger et en revenant un gars m’a proposé des places pour le concert de Daft Punk !”
En quinze ans de carrière, vous êtes déjà entrés en conflit ?
Thomas : Deux, c’est simple à gérer.
Guy-Manuel : On est amis depuis qu’on a douze ans, on se connaît depuis qu’on est au bahut. Les embrouilles, on les a déjà eues.
Vous pensez à un nouvel album studio ?
Thomas : Pour l’instant, on pense à finir la tournée, à continuer de faire de la musique, à tourner des images et développer des projets. Il y a une telle explosion des formats, des supports et des moyens de distribution. C’est passionnant !
La manière dont Radiohead a mis en vente son dernier album sur Internet, sans label, ça vous interpelle ?
Thomas : C’est surtout la démarche d’indépendance et d’expérimentation qui est fascinante.
Souvent, on a l’impression que ceux qui ont atteint une certaine notoriété n’ont plus la volonté de prendre des risques. Dire aux gens « Mettez l’argent que vous voulez pour avoir notre disque », c’est révolutionnaire ?
Thomas : Complètement. Ce que j’aime avec les expériences, c’est l’incertitude du résultat. Radiohead ne savait pas ce que ça allait donner. Ils ont surtout posé une question avant d’y apporter une réponse. Ils interrogent pour aller de l’avant.
“Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je ne pense pas vraiment que je ferais de la techno.”
Votre influence est énorme et on peut parler d’enfants des Daft avec Justice, Digitalism, Boyz Noise, une génération qui répète vos gimmicks.
Guy-Manuel : On a fait un peu pareil à nos débuts. On a flashé sur la house de Chicago et on a essayé de faire aussi bien.
Thomas : C’est très flatteur mais c’était différent à notre époque. Il restait beaucoup d’oreilles à ouvrir. Il y avait beaucoup d’intolérance vis-à-vis de la musique électronique. Les rockeurs n’écoutaient pas d’électro et inversement. La techno elle-même, nos compositions aussi, étaient à la frange de l’expérimentation. On voulait casser les barrières entre les genres ce qui nous enfermait dans une certaine névrose. Ce discours est obsolète aujourd’hui, il a été accepté et a fusionné dans une nouvelle génération. Aujourd’hui, l’électro est un style musical comme les autres, il n’y a plus aucun risque à en faire. Après, il y a toujours des groupes talentueux, mais c’est désormais un genre établi, la bande originale de l’époque. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je ne pense pas vraiment que je ferais de la techno.