Cet article est initialement paru dans le numéro 216 de Trax Magazine, toujours disponible sur le store en ligne.
Quelle est ta définition de l’avant-garde ?
L’avant-garde réside dans la curiosité : les gens qui la caractérisent n’en ont jamais conscience au moment où ils sont en train de le faire. C’est le propre de l’avant-garde, et c’est ce qui devient en général un classique trente ans plus tard. C’est ce qui est intéressant quand on parle de musique électronique : quand j’ai démarré, la musique d’avant-garde, c’était celle de [Pierre] Boulez, de [Iannis] Xenakis, toute la musique dire « contemporaine », « sérieuse », « savante »… Mais qui n’est pas devenue classique, elle est devenue rétro. Quand on les écoute, on pense à l’Atomium de Bruxelles, aux années 60, mais pas du tout au XXIe siècle… Finalement, la véritable avant-garde, c’était la musique électronique, et en ce sens, [Pierre] Schaeffer incarnait l’avant-garde, c’est lui qui a défini ce que serait la musique au XXIe siècle. Moi, quand j’ai commencé, j’avais vraiment l’impression de faire partie d’une avant-garde, au sens militaire du terme, c’est-à-dire, d’être dans les premiers, à pouvoir ouvrir les portes sur des territoires vierges, et être convaincu que cette manière de faire de la musique par des sons et pas seulement par les notes du solfège serait la musique du XXIe siècle. Enfin ça, c’est ma propre expérience de l’avant-garde, mais aujourd’hui, elle se caractérise surtout par la création, c’est-à-dire par le piratage, par le fait de détourner les règles et de créer des accidents. C’est ça être à l’avant-garde : prendre ce qui existe et en fait autre chose en le déformant, pour se l’approprier. Ensuite, ça demeure, c’est une avant-garde qui marquera l’histoire, sinon ça aura été un moment éphémère, qui aura été considéré comme étant avant-gardiste ou underground à un moment donné, mais qui ne laissera pas forcément de traces. Chaque génération, en apportant son regard spécifique, apporte sa propre avant-garde. Je ne pense pas que l’avant-garde, dans son phénomène, évolue. L’avant-garde, par définition, c’est être au départ d’un mouvement, et donc chaque mouvement a son avant-garde, qui se manifeste différemment d’une génération à une autre. Mais le propre de l’avant-garde, je pense, c’est d’être intemporelle.
Le fil rouge, est-ce que c’est la technologie comme point de rupture avec le continuum créatif ?
Bien entendu. Aujourd’hui, la grande avant-garde à explorer, c’est l’intelligence artificielle, ça va totalement changer notre manière de créer, de manière encore plus fondamentale que toutes les avant-gardes et tout ce qui a pu se passer jusqu’à maintenant. L’intelligence artificielle, il faut l’accepter, il faut en avoir conscience. Dans quelques années, sinon quelques mois, elle sera capable de produire de la musique, des films, des histoires, des livres, de manière originale, et pas en copiant laborieusement une chanson. Donc on va rentrer dans un monde où les gens qui seront à l’avant-garde de la création devront régler un problème fondamental du fait de ne plus être le détenteur du processus créatif : comment le cerveau humain et les artistes vont-ils se positionner par rapport à une situation totalement nouvelle ?
Et comment toi, en tant que grand créateur, appréhendes-tu l’idée de te laisser déposséder de ces instants de création ? Comment imagines-tu notre relation à l’intelligence artificielle ?
Ce qui est intéressant dans le processus créatif et dans l’évolution en général, c’est que le présent n’existe pas. Le présent appartient toujours au passé, ce que je viens de dire appartient au passé, etc.. Donc on ne peut se référer qu’au passé, puisque par définition, on ne connaît pas le futur. Et donc génération après génération, le futur fait peur. Mais si l’on regarde en arrière, on s’aperçoit que le futur, pour chaque génération, ça ne s’est pas si mal passé que ça ! Ça a même été positif : entre la vie des gens du XVIIIe siècle et aujourd’hui, même si les médias font leur beurre sur une actualité belliqueuse, ça va quand même beaucoup mieux qu’il y a deux siècles, où les gens avaient un espérance de vie de 30 ans, perdaient leurs dents à 20 ans et travaillaient 18 heures par jours sans être payés. Mais génération après génération, on a cette espèce de fantasme, ou de peur, d’un futur à la Terminator, ou à la Georges Orwell. Jusqu’à maintenant, ce n’est pas arrivé. Quand on a eu la fission de l’atome, ça a créé la bombe atomique, mais ça a aussi fait avancer la biologie et les sciences, et jusqu’à maintenant, on n’a pas fait sauter la planète. Ça peut arriver, mais ce n’est pas le cas. Donc en ce qui concerne l’intelligence artificielle, elle va créer tellement de dynamiques dans notre évolution que celles-ci vont forcément contrebalancer les effets qui pourraient être néfastes. Mais effectivement, il y a des risques et des dangers, comme à chaque bouleversement technologique, qui vont poser des problèmes en matière d’emploi (la plupart des emplois qui existent aujourd’hui n’existeront plus dans vingt ou trente ans). La technologie va beaucoup plus vite que la manière dont la société évolue, ce qui va créer un certain nombre de problèmes. Pour en revenir au secteur de la musique électronique, on va avoir des algorithmes de plus en plus sophistiqués qui feront qu’avant même de penser à une mélodie ou une musique, elle sera déjà faire par l’ordinateur en face de soi. Alors, où va être notre place ? Comment allons-nous réagir par rapport à ça ? Je pense de plus en plus que le cerveau humain ne servira plus à emmagasiner des informations, mais à être plutôt un carrefour pour rediriger des informations, comme dans la scène de Matrix ou la fille se fait télécharger dans le cerveau la connaissance du pilotage d’hélicoptère. Je pense qu’on va dans cette direction, où les enfants n’iront plus à l’école pour apprendre et ingurgiter des informations, mais plutôt savoir les choisir et agencer.
Un des risques qu’on aurait sur l’intelligence artificielle, en terme de création musicale, c’est probablement qu’elle créent des musique que nous aimerions, et qu’on soit de moins en moins dans la confrontation avec des formes d’arts qu’on ne connaît pas. Or, c’est ce qui fait le charme de la découverte musicale.
Bien sûr, c’est pour ça qu’il y a un morceau dans l’album qui s’appelle « Robots Don’t Cry ». J’aurais du l’appeler « Robots Don’t Cry So Far ». Car à partir du moment où les robots auront des émotions et des hésitations, ce qui arrivera forcément, là se poseront vraiment les questions que nous abordons. Il y aura un moment où les machines vont créer des émotions qui vont nous toucher et nous surprendre. C’est même déjà le cas, lorsqu’on utilise des plug-ins dont les résultats sont complètement imprévisibles, même pour leur créateur. C’est un sujet qui recoupe vraiment la direction dans laquelle je suis allé pour cet album, une sorte de bande-son romanesque de ce qui est pour moi la manière dont ces personnages, des sortes de créatures algorithmiques, évoluent. Le titre témoigne de ça : je suis convaincu qu’on ne pourra s’en sortir qu’en faisant preuve de bonne intelligence avec la nature et l’intelligence artificielle. Au départ, je voulais pousser plus loin la composition avec l’intelligence artificielle : j’ai travaillé avec des intelligences artificielles de Microsoft qui proposent des variations à partir de mélodies données. Mais ça reste très primaire. Ce sont soit des compositions qui se calent sur les temps, et restent extrêmement pauvres, soit des réagencements de tes créations, de samples, de musiques avec lesquelles on aura au préalable nourri la bête. On n’est pas encore au stade de la collaboration avec un ordinateur comme avec un vrai musicien, comme j’ai pu le faire avec Massive Attack, Air, Rone ou M83. Je l’espérais, ce sera plutôt pour l’année prochaine ou dans deux ans.
En quoi consiste ton apport dans ces collaborations avec des laboratoires comme ceux de Microsoft ou de Sony CSL ?
Je suis en relation avec Sony CSL pour développer plusieurs projets, notamment celui de travailler avec les développeurs d’algorithmes, pour les diriger vers nos intérêts musicaux. Car souvent, leurs références musicales, c’est Bach, parce que c’est très mathématique. Puisque c’était un génie, il nous a touchés avec des formules mathématiques, mais si l’on ne se base que là-dessus aujourd’hui, ça va donner quelque chose de complètement froid et robotique qui ne sera pas très intéressant. Je veux les aider à sortir de ça, et à comprendre que chacun a sa façon de poser des notes, son propre groove, selon sa physiologie, et qu’il faut cette dose d’aléatoire, d’humain. C’est pour cela que les musiciens doivent travailler avec les développeurs.