Par Bruce Levy
« Quand les jeunes de ma génération passent leur temps à prendre de la drogue, à être narcissiques sur Internet et se complaisent dans la superficialité, j’ai un pied profondément ancré dans mes convictions et ma culture. » Avec 1992, la nouvelle mixtape de Princess Nokia, la rappeuse devenue un petit phénomène d’Internet en 2012 avec son morceau « Bitch I’m Posh », remonte, à seulement 24 ans, le fil de son histoire, ancrée dans la vie multiculturelle de New York.

La Nuyorican (mot-valise pour « New York » et « Puerto Rican ») s’est fait connaître sous plusieurs noms jusqu’à présent : Wavy Spice, Destiny puis Princess Nokia, tout en s’emparant, à chaque transformation d’identité, d’un nouveau spectre musical de sa ville natale. Pour Metallic Butterfly, son premier album produit par Owwwls (un collaborateur d’Azealia Banks qui avait déjà travaillé avec Nokia sur son single « Versace Hottie ») qui fait état des stigmates de sa vie digitale de millennial en brassant un mélange futuriste de dancehall, d’ambient et de drum’n’bass, elle crée le personnage de Princess Nokia, une hacker surdouée qui prend des airs de vocaloïde.
Sur Honeysuckle, Destiny a le « Brown Girl Blues » : l’album surgit en pleine recrudescence du débat sur les violences raciales aux États-Unis. La New-Yorkaise s’y essaie à la soul, au blues, à la chanson folk, même au disco et revendique un discours d’empowerment toujours plus déterminé et féministe. 1992, dont le titre fait référence à son année de naissance, vient enrichir le bouquet déjà bien armé que Nokia brandit fermement à chaque nouvelle apparition.
Destiny Frasqueri habite entre le Lower East Side, le Harlem hispanique et le Bronx pendant son adolescence. À seulement 16 ans, elle court déjà les cyber-rave parties, traîne avec les membres du collectif Letter Racer, organise ses premières soirées et se fait payer comme gogo-danseuse. Plus tard, elle créée le Smart Girls Club, un collectif féministe avec lequel elle enregistre des émissions de radio hebdomadaires et tourne plusieurs de ses clips. L’initiative, menée de concorde avec sa meilleure amie Minah Libin, attire même la curiosité de la prestigieuse université d’Harvard et Nokia s’y invite pour présenter son univers « afro-futuriste » et « urban witch » le temps d’une rencontre et d’un concert.
“Je suis la femelle du chien, le chien est le chef de meute. Si elle vous mord, vous mourrez.”
Accoudée sur un canapé du Badaboum, où elle s’apprête à jouer sur invitation du collectif LGBTQ Fils de Venus, l’artiste polymorphe présente cette nouvelle mixtape sans détour : « 1992 nous plonge au cœur de l’histoire de New York et de la culture hip-hop à laquelle je m’identifie. » Une déclaration qui, malgré un rap omniprésent dans la musique de Frasqueri depuis ses débuts, n’a jamais paru aussi évidente qu’aujourd’hui. En retrouvant son blaze de Princess Nokia (qu’elle avait délaissé pour Destiny le temps d’un album), Frasqueri semble avoir gagné une sincérité déconcertante de sublime et de naturel.
Si le personnage de hacker girl qu’elle s’était créé pour son premier album ne lui a pas collé à la peau, il lui a néanmoins permis de s’émanciper du nom pour parler son propre langage. C’est sur des thèmes simples (sa vie scolaire désastreuse, son style, la vie quotidienne, ses origines) que la pertinence et le flow de Nokia sont les plus redoutables. Comme si trois noms et deux albums ne lui avaient pas suffi pour commencer à exploiter artistiquement les sujets avec lesquelles elle se montre la plus habile. On lui trouvera comme excuse la jeunesse ou peut-être une trop grande ambition, mais la sublimation de son identité métissée, – thème pourtant récurrent dans sa musique – méritait peut-être d’arriver à maturation.
Baignée dans l’âge d’or du hip-hop US
« Je vois dans ce genre [le hip-hop des années 90, ndlr] qui a été si glamour, pertinent et intéressant le reflet de mon amour pour New York, et de tous les différents styles de musique qui y ont émergé. » Dans le clip de « Tomboy », la princesse traîne dans un skate-park avec ses acolytes, ou déclame ses rimes perchée sur le toit d’une voiture en survêtements, chaînes autour du cou, une paire de lunettes à monture dorée et verres transparents. Frasqueri adopte un style décomplexé, véritable pied de nez aux attitudes hypersexuelles adoptées par les rappeuses mainstream américaines. Si l’allure fait mouche dans le paysage du hip-hop contemporain, le style est bien entendu hérité des rappeuses des années 90. Ravene-Symoné l’adoptait en 1993 alors qu’elle n’était pas plus haute que trois pommes et chantait « That’s What Little Girls Are Made Of » et Missy Elliott encore un peu plus tard. Promesse que Nokia est déterminée à s’émanciper de tous les préjugés ?
En tout cas, Princess Nokia n’a peur de rien : « Je suis une bitch pour me protéger. Je suis la femelle du chien, le chien est le chef de meute. Ce n’est pas une mauvaise chose en vérité, la femelle du chien est un être extrêmement puissant. Si elle vous mord, vous mourrez. » Même ses combats intérieurs ne sont pas laissés pour compte : « Je pense qu’une personne passionnée et créative est probablement bloquée par des forces extérieures, se retrouve souvent avec un sentiment d’insécurité. J’ai beaucoup souffert de la peur et de la haine de moi-même dans ma vie. » Derrière l’air candide qui point sur le visage de la jeune fille lorsqu’elle sourit à pleines dents se cache un système de valeurs et engagement qui imposent le respect. « J’ai refusé au moins cinq contrats de maisons de disques, je suis une artiste DIY complètement indépendante » annonçait Nokia dans une interview vidéo pour le magazine de lifestyle américain Snobette. Tous les albums de Princess Nokia sont autoproduits et en écoute gratuite sur SoundCloud. Mais son engagement à rester indépendante et en dehors des circuits de l’industrie musicale ne l’ont pas empêchée d’apparaître dans le magazine Vogue, sur un des immenses panneaux publicitaires de Midtown puis de devenir égérie pour Calvin Klein aux côtés de stars comme Kendrick Lamar. Un statut social dont elle n’hésite pas à s’enorgueillir : « Je suis modèle pour Calvin Klein, viens et prends-moi. »

Destiny Frasqueri a pleinement conscience de son originalité et de son talent, mais derrière l’assurance parfois exagérée et les démonstrations d’ego, la musicienne cultive des idées résolument politisées : « Je suis très conservatrice de ma culture. Pendant des centaines d’années, les Portoricains qui pratiquaient des rites chamaniques ont dû se cacher par peur d’être assassinés, chassés ou emprisonnés. Les coutumes de mon peuple ont été souillées au point de quasiment disparaître, c’est mon devoir de m’exprimer sur notre histoire et de me placer comme une figure tutélaire de cette identité indigène. » Dans « Brujas », morceau quintessentiel de la mixtape où Nokia parle de son héritage africano-indigène (du Nigéria et du peuple Taïno précisément), la rappeuse tente une dédiabolisation des pratiques populaires de ses cultures d’origine : « Les bonnes sorcières je baise avec / La magie blanche, c’est rien ».
“Être une sorcière n’est pas quelque chose que j’ai repris sans signification : c’est mon droit de naissance.”
La sorcellerie servirait des arguments racistes quand elle concerne les minorités, selon l’artiste : « C’est hilarant de voir des gens s’accrocher à des archétypes comme quoi nous viendrions d’un monde révolu, qu’aujourd’hui, nos croyances n’ont aucune valeur, que nous sommes des sorcières. Nous avons été enlevées à nos traditions. Ces traditions correspondent à une part très importante de notre identité génétique. Nous, femmes métissées, souffrons de ces idées reçues et de cet arrachement. Lorsque les femmes ne sont pas en lien avec leurs traditions, elles sont dépossédées de la culture de leurs ancêtres, de leur pays natal et de leur droit de naissance. J’aime mettre un accent sur le « droit de naissance », parce qu’être une sorcière n’est pas quelque chose que j’ai repris sans signification : c’est mon droit de naissance. C’est un don exceptionnel dont j’ai hérité. »
Nokia avait déjà exploré cette thématique de réappropriation culturelle dans « Young Girls », morceau principal de Metallic Butterfly. Mais quand le morceau était écrit contre « la pression de la société sur les jeunes mères », « Brujas » s’inscrit dans une démarche plus individuelle et évoque la culture « ghetto goth » qui émane d’Uptown depuis plusieurs années. Brassant des genres musicaux géographiquement discordants, du dancehall à la techno allemande, cette culture du New York underground rassemble une foule hétérogène dans un esprit communautaire. Nokia en est imprégnée de par ses racines mais aussi, dans 1992, pour les producteurs avec lesquels elle a choisi de s’entourer. Pour « Tomboy », c’est SAINT., un Angelin qui a gagné en popularité sur SoundCloud en dévoilant une esthétique orientale et des morceaux mélangeant le Jersey club, le rap de la baie de San Francisco et la trap qui accompagne les textes de Nokia. Sur « Brujas », elle a choisi pour la production El Blanco Nino, proche des mythiques soirées GHE20G0TH1K créées par la DJ Venus X.
« Qu’est-ce que la véritable liberté ? Vivre sans peur », souligne Frasqueri au sujet des paroles de « Kitana » lorsqu’il est temps de clôturer les quinze minutes d’interview qui nous ont été octroyées. Un axiome qui lui vient de Nina Simone : « Je ne veux pas être entourée par la médiocrité, je veux de l’amour propre et de l’émancipation. Je veux me réveiller le matin le cœur léger. Je commence à vivre de cette manière, ça fait du bien. » Il semblerait que Destiny Frasqueri soit sur la bonne voie.