Pourquoi RAYE est la pop star de 2023 ?

Écrit par Lolita Mang
Le 07.03.2023, à 16h52
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Écrit par Lolita Mang
Avec My 21st Century Blues, la chanteuse et compositrice londonienne RAYE entre enfin dans la cour des grands. Après de nombreuses années d’attente. Portrait. 

C’est un jeudi soir de mars à Paris, dans le 20ème arrondissement. Dans les hauteurs de Ménilmontant, le soleil s’est déjà couché depuis longtemps. Ce sont les lumières des bars qui éclairent la ville, et les bruits de la nuit qui l’animent. Rue Boyer, la fête n’a pas encore tout à fait commencé. Pourtant, nombreux·ses sont ses partisans. Devant la salle de la Maroquinerie, à 19h30, une foule s’amasse et s’étend sur des dizaines de mètres, jusqu’à descendre le long de la rue Ménilmontant. Phénomène étonnant pour un lieu qui se destine d’ordinaire à accueillir des artistes émergent·es, encore peu connu·es du grand public. Comptant près de 500 places, la salle de concerts se fait depuis vingt ans la maison de « toutes les musiques indés », selon son site Internet. Indépendante. S’il existe un mot parmi les mots pour décrire RAYE, il s’agit certainement de celui-là. Et si l’indépendance, en musique, est souvent synonyme de prise de risques et d’incertitude, il était, ce jeudi soir-là, synonyme de maîtrise, de talent et de promesses. Si bien que l’on se demande si RAYE ne serait pas la pop star que 2023 attendait. 

De la passion à la désillusion

Tout commence un matin d’octobre 1997 dans la banlieue de Londres, lorsque Rachel Agatha Keen voit le jour, d’une mère suisse-ghanéenne et d’un père anglais. Dès ses premières années, la jeune fille exprime le désir de se réaliser à travers la musique. Elle suit très tôt des cours de piano, et ses premiers textes fleurissent alors qu’elle n’a encore que sept ans. Férocement déterminée, elle arrive à convaincre ses parents de l’inscrire à la très prestigieuse Brit School, dont les couloirs ont été foulés par des artistes tels que la chanteuse Adèle, l’acteur Tom Holland ou encore Amy Winehouse – la voix écorchée de Raye lui fait d’ailleurs écho. Pourtant, cette dernière ne tient que deux ans dans cette école aux règles strictes et au cursus ultra-classique. Emboîtant les pas d’Amy Winehouse (encore une fois), elle finit par en quitter les rangs pour continuer à poursuivre son rêve de musique en autodidacte. 

All the white men CEOs, fuck your privilege / Get your pink chubby hands off my mouth, fuck you think this is? / I told my lawyer stand by (war), there is no wrath like a women scorned

RAYE, “Hard Out Here”

À l’adolescence, Rachel Agatha Keen partage donc son temps entre ses cours en début de journée, comme n’importe quel élève anglais, et des après-midis passés au studio d’enregistrement, dans la banlieue londonienne. Son premier morceau voit le jour sur Soundcloud alors qu’elle n’a que 15 ans. Très vite, son nom commence à circuler dans l’industrie, jusqu’à remonter aux oreilles de Polydor (label de Lady Gaga, Billie Eilish et Pomme, appartenant à Universal). Nous sommes en 2014, Raye a 17 ans, et signe son tout premier contrat, pour 4 albums. Chez Polydor, elle n’en sortira aucun. 

Après W2TW, un premier EP aux influences R’n’B publié sur Soundcloud et plutôt remarqué, Polydor finance SECOND, deuxième EP de l’artiste, en 2016. On y croise le rappeur Stormzy, et un des clips du projet est même signé Charli XCX. Comme souvent dans l’industrie musicale, il est alors décidé que Raye doit d’abord collaborer avec un·e artiste très suivi·e, afin de booster sa notoriété, avant de sortir un album. Ainsi voit le jour “By Your Side”, un single taillé pour les radios, conçu avec le DJ Jonas Blue. Le succès est sans surprise, immédiat, bien que l’identité sonore du titre ne ressemble que très peu à W2TW, le premier projet de RAYE. « Dès que j’ai été signée, on m’a dit que le R’n’B que j’avais dit vouloir faire ne se vendrait pas au Royaume-Uni. Pour répondre aux besoins du marché – du moins pour l’instant – je devais donc écrire de la musique dance, à 120 BPM. J’étais si jeune, si affamée, si reconnaissante de l’opportunité qui m’était offerte, que j’ai plié ». Ce premier compromis entre l’artiste et son label n’annonce qu’une suite de mauvaises surprises. 

Le parcours de la combattante

À partir de 2017, RAYE entre dans un bras de fer sans fin avec Polydor. D’un côté, la jeune femme de 20 ans n’a qu’un rêve : sortir enfin son premier album. De l’autre, le label n’a pas le même dessein, et préfère placer leur chanteuse et compositrice sur des singles en collaboration avec des DJs comme David Guetta ou Jax Jones, avec qui elle apparaît sur le titre “You Don’t Know Me”. Ce dernier morceau, composé par la jeune femme, est un hit au sens premier du terme, et truste toutes les radios européennes. Or, pour RAYE, la version finale, aux sonorités très dance pop, ne ressemble en rien à ce qu’elle imaginait pour la chanson. « Je me voyais perdre mon identité. En tant que Ghanéenne et Suissesse, j’ai grandi avec tant de cultures différentes. Le gospel, la soul, le jazz et le rhythm and blues étaient ce à quoi je me sentais lié en tant qu’artiste. Avec le label, j’étais coupée de mes racines ». Catégorisée comme une chanteuse auto-tunée, elle se fait de plus en plus discrète. On l’aperçoit néanmoins sur le morceau “Dreamer” issu de Number 1 Angel, troisième mixtape de Charli XCX – qui partage, à cette époque, les mêmes déboires que RAYE avec son propre label, Atlantic Records, comme le souligne le Youtubeur Khal Ali dans une superbe vidéo sur le parcours de Raye

À ce stade de sa carrière, RAYE a réussi à fidéliser un public au Royaume-Uni, mais sent qu’elle n’exerce aucun contrôle sur ce qu’elle peut créer. C’est à cette époque que sa santé mentale est la plus fragile, et qu’elle sombre dans plusieurs addictions dont l’alcool et la drogue. Et si Beyoncé utilise l’un de ses textes pour le titre “Bigger”, qui figure sur la bande originale du Roi Lion, la consolation ne suffit pas à remonter le morale de la Londonienne. Pour celle qui n’aspire qu’à sortir un album sous son nom, il devient de plus en plus compliqué d’écrire pour autrui, comme Mabel, une autre chanteuse aux influences R’n’B signée chez Polydor (RAYE signe le single “Let Them Know”). « On me demandait d’écrire avec certains des artistes les plus talentueux du monde, confie-t-elle dans un entretien accordé à Vogue UK en février dernier. Pendant ce temps, on ne me prenait pas assez au sérieux pour me laisser gérer ma propre carrière. Que devais-je faire de plus pour faire mes preuves ? Je faisais tout ce que je pouvais. Ce n’était jamais assez ». 

L’affaire prend un virage décisif en juin 2021, lorsque RAYE décide de poster une série de tweets reflétant le degré de son désespoir. Ses 60 000 abonné·es la découvrent en pleurs dans plusieurs vidéos, où la chanteuse déclare : « Ces sept derniers jours, je me suis réveillée en pleurant, sans vouloir sortir du lit et en me sentant si seule » pouvait-on lire. « J’ai fait tout ce qu’ils m’ont demandé, j’ai changé de genre de musique, j’ai travaillé 7 jours sur 7, demandez à n’importe qui dans cette industrie, ils le savent. J’en ai assez d’être une gentille pop star. Je veux faire mon album maintenant, s’il vous plaît, c’est tout ce que je veux ». 

2023 : l’année de RAYE ?

Les tweets de RAYE ont pour effet immédiat la fin de son contrat avec Polydor. Un mal pour un bien, suite auquel elle s’impose une première mission : redevenir sobre. L’artiste ralentit et reprend contact avec ses ami·es et sa famille, qu’elle avait fini par éviter. Au cours d’un road-trip dans l’Utah, elle écrit le morceau “Escapism”, avec son addiction pour thème central. C’est ce même morceau qui explose près d’un an plus tard sur TikTok, faisant de My 21st Century Blues l’un des albums les plus attendus en cette fin d’année 2022. Ce dernier voit finalement le jour en février 2023, atteignant la première place du classement des albums les plus écoutés dans le monde sur Spotify, lors de sa semaine de sortie. Conçu « en indé », ce premier disque comporte des titres qui traînaient dans les placards de la compositrice parfois depuis des années : « Environ 60 % de l’ album est composé de vieux morceaux. J’avais 18 ans quand j’ai écrit “Flip a Switch”, 19 ans quand j’ai écrit “Oscar Winning Tears”, 20 ans quand j’ai écrit “Worth It”. C’était important pour moi de les partager, et de ne pas les laisser s’échapper » déclare-t-elle. 

My 21st Century Blues incarne ainsi une mosaïque de fragments de verres brisés, pour reprendre les mots de son autrice. Fragments d’une carrière aux rebondissements imprévus mais au dénouement heureux. Les premiers singles surgissent comme un immense doigt d’honneur à son ancien label, notamment dans l’iconique “Hard Out Here”, où RAYE déverse sa rage, contenue pendant des années : « Tous les hommes blancs PDG, j’emmerde vos privilèges / Enlevez vos mains roses et potelées de ma bouche / J’ai dit à mon avocat de se tenir prêt / Il n’y a pas de colère plus grande que celle d’une femme bafouée ». Sa rébellion transpire jusque dans les structures de certains morceaux, à contre-courant des formats rigides de la pop actuelle. Tandis que “Hard Out Here” n’a pas de refrain, le single “Escapism” change drastiquement de tonalité sur sa dernière partie.

Du R’n’B au jazz, du jazz à la pop en passant par le blues : My 21st Century Blues est le premier album ultime, celui qui réunit toutes les influences de son autrice. « Il y aura des chansons que les gens pourront détester, d’autres qu’ils pourront adorer » se réjouit-elle. Rupture, drogues, alcool ou encore viol : dans ses tonalités comme dans ses thèmes, il n’épargne rien, n’est jamais paresseux, toujours grandiose. Tout comme le sera la nouvelle carrière de RAYE – du moins, on l’espère. 

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