C’était il y a presque trente ans, la réalisatrice Jacqueline Caux tombe amoureuse de Detroit et de sa balbutiante techno. Passionnée de musiques libres, elle s’intéresse aux mouvements qui naissent dans les brèches d’une histoire souvent tourmentée. Au fil de son travail, cousu d’images et de musiques avant-gardistes, elle devient très vite un témoin privilégié des changements de la ville et la confidente de quelques-uns de ses plus grands artistes. En 1995, elle tourne Cycles of the mental machine, à Detroit. Elle prend le pouls d’une cité déconstruite et pourtant bien vivante. Ce premier documentaire est réalisé comme un parcours dans la Motor City à travers une série de portraits intimistes ponctués des allocutions spatiales et radiophoniques du DJ et mentor, The Electrifying Mojo. En 2014, elle réalise le portrait de Jeff Mills dans un documentaire expérimental intitulé Man from Tomorrow. En 2016, Jacqueline Caux retourne à Detroit pour un nouvel état des lieux. Dans Never Stop — Une musique qui résiste (dont la première mondiale a eu lieu à l’Auditorium du Musée du Louvre de Paris, le 22 janvier 2017), elle souhaite rendre hommage aux pionniers de la techno et aux labels indépendants. Deep Space, Metroplex, Transmat, Planet E, UR et Axis… Juan Atkins, Derrick May, Carl Craig, Jeff Mills, Mad Mike, The Electrifying Mojo. Trax avait rencontré Jacqueline Caux juste après le tournage de ce nouveau film, sans doute historique… Entretien.
Cycles of the mental machine
TRAX : Lors de notre dernier entretien, vous étiez restée très secrète concernant votre nouveau projet. Vous êtes de retour de Detroit, que pouvez-vous nous dire aujourd’hui ?
Jacqueline Caux : C’est vrai ! J’étais restée secrète jusqu’à présent, il faut toujours rester prudent. Je suis donc de retour de Detroit depuis quelques semaines. D’abord, j’ai trouvé mon titre ! Comme lorsque l’on est en tournage, je suis restée à l’affût des images de la ville, et des graffitis, car il y en a de très beaux… Et tout à coup, en traversant une rue, j’ai vu quelque chose sur le bord d’un trottoir, mes yeux se sont posés sur cette inscription. « Never stop » ! Je trouve que ça correspond bien aux labels indépendants, aux musiciens, à la ville, et un peu à moi aussi… Et j’ai testé ça auprès d’Electrifying Mojo que j’ai vu là-bas, qui m’a dit : « C’est le titre parfait ». Et puis Jeff Mills m’a dit : « Ne cherche pas autre chose » !
Peut-on dire que Never Stop est un peu la suite de Cycles of the mental machine, votre premier documentaire sur la techno de Detroit ?
Oui, en quelque sorte. C’est un peu une suite puisque dix ans après, ce deuxième film porte toujours sur Detroit, sur les pionniers, sur les labels indépendants de la techno, sur cette ville quand même très particulière…
“Moi je dis que Detroit est en train de devenir un nouvel eldorado”
Les labels indépendant sont très centraux dans le film…
Oui, ce film est dédié aux labels indépendants : Metroplex, Axis, Transmat, UR, Planet-E… Des labels qui ont tous ou presque trente ans ! Au départ, cela paraissait une utopie, et ils existent toujours. Donc, comment ces jeunes gens ont-ils décidé de s’affranchir des majors, de se donner les moyens de dédier leur créativité et d’arriver à fonder quelque chose, même si à l’époque, ils se sont engagés sans savoir que cela allait marcher ? C’est à ça que je voulais rendre hommage, c’est tellement beau.
La techno est maintenant un mouvement global, mais à l’époque, il s’agissait de quelque chose d’extrêmement marginal, et c’est ce qui vous intéresse d’ailleurs…
Oui, c’est ça. Juan Atkins a été le premier par exemple, car même avant Metroplex, il avait fondé Deep Space en 1983, ça fait 33 ans, c’est énorme… Juan Atkins me l’a d’ailleurs très bien expliqué. Il m’a dit : « J’ai fait ça tout simplement pour ne pas mourir psychiquement. Quand tu regardes la ville autour de toi, tu vois ce qui se passe, nous étions très jeunes, j’avais juste ce besoin de réaliser quelque chose ». Et à l’époque, le majors ne s’intéressaient pas du tout à cette musique électronique sans paroles car elle était loin du rock et des canons musicaux connus et reconnus.
Pas d’intérêt commercial donc pour la techno de la part de majors à cette époque…
Absolument. Et il ne faut pas oublier que ces artistes étaient des noirs. C’était, et c’est toujours un handicap aux Etats-Unis ! Mad Mike m’a emmenée du côté de Gross Point, à la lisière entre la banlieue blanche riche près du lac, et Detroit. Ce sont deux endroits très proches, qui se touchent, mais l’année dernière, un mur a tout de même été élevé ! Il a été démoli parce que ça a fait scandale. Nous étions en 2015 et il y avait quand même un mur économique et racial qui a tenté d’être érigé… À la place, il y a de très gros pots mais c’est quand même une délimitation symbolique… J’ai d’ailleurs été filmer un résidu de mur qui avait été érigé en 1941, aujourd’hui il doit s’étendre sur un kilomètre environ, je l’ai filmé car il est plein de très beaux graffitis. Je me dis, entre 1941 et 2015, qu’est-ce qui a beaucoup changé ?
Ce film est un hommage à ces hommes, ces artistes. Aussi, j’avais besoin de comprendre comment ces artistes avaient saisi l’univers dans lequel ils entraient avec les débuts d’Internet, du numérique, l’apparition du home studio, la possibilité de tout réaliser eux-mêmes, mais aussi l’aspect juridique des choses et même esthétique, avec les dessins, les pochettes par exemple…
Mad Mike – Hi-Tech Dreams (2007)
Ils ont développé des compétences et un métier…
Oui, et on attend pas forcément tout ça d’un artiste, qu’il devienne un homme d’affaires et le patron de son propre label. En même temps, quelque part, je trouve que c’est un exemple à suivre pour nous aujourd’hui, dans l’état économique et social actuel, pour un tas de jeunes artistes, les intermittents du spectacle aussi… Je suis une réalisatrice indépendante donc ça me parle tout particulièrement. Comment arrive-t-on à s’en sortir économiquement, comment ces artistes-là ont-ils réussi à traverser la crise du disque, comment se positionnent-ils maintenant par rapport à l’ère du numérique ?
Ce film, c’est aussi une réflexion sur l’évolution de la société, sur l’évolution des technologies, sur la compréhension des mondes dans lesquels on évolue. Je le répète, pour moi, ce sont des modèles à suivre, car à l’époque, c’était fait pour survivre, ils ne savaient pas du tout que ça prendrait cette ampleur.
“J’ai retrouvé la petite usine de disques qui pressait les disques de leurs labels à l’époque et qui continue à le faire.”
As-tu quelques anecdotes en plus à nous raconter ?
J’ai découvert quelque chose, c’est Juan Atkins qui me l’a dit : à l’époque, c’était pas tellement à Chicago qu’ils allaient, c’était à Cleveland, plus près de Detroit. En réalité, au tout début de l’histoire, il y a Mojo. C’est Mojo qui a tout fait démarrer et ce, grâce à Derrick May qui est allé faire le siège de Mojo pour passer des disques comme “Alleys Of Your Mind” à la radio. Ensuite, ils pressaient leurs disques, ils les mettaient dans leurs voitures – ou plutôt dans la voiture de leurs parents – et allaient à Cleveland où ils les distribuaient. Ils les mettaient en dépôt et récupéraient l’argent, puis repartaient.
Cybotron – Alleys Of Your Mind (1981)
Et puis, je suis très contente car j’ai retrouvé cette petite usine de disques – qui est toujours en fonctionnement – et j’ai été faire une très belle séquence là-bas : c’est l’usine qui pressait les disques de leurs labels à l’époque, avec des machines des années 40, et qui continue à le faire grâce à la mode du vinyle qu’on connait aujourd’hui. C’est une petite usine qui travaille énormément, en plus j’ai eu de la chance, je suis arrivée au moment où on pressait des vinyles rouges, c’est vraiment très beau, ces machines anciennes, les rubans rouges…
Par ailleurs, j’ai vu Derrick May évidemment, Carl Craig, Mojo, et Jeff sera présent à la fin du film, mais j’ai aussi fait des choses qui sont en relation avec cette ville qui est une ville qui les inspire. Et qui, selon eux, est en train de changer. Depuis un peu plus d’un an, on a un gouverneur blanc, on a chef de la Cour Suprême qui est blanc, on a un maire blanc, et comme par hasard, l’argent afflue, ça fait des décennies qu’il ne s’est rien passé et tout à coup les choses changent, très rapidement, comme ça se fait aux Etats-Unis. La grande gare, ce bâtiment magnifique, a été racheté par un richissime américain, il a déjà changé les trois cents fenêtres – car il y avait trois cent chambres –, et il compte les louer pour faire des bureaux. Moi je dis que Detroit est en train de devenir un nouvel eldorado.
Ces changements dans la ville, pas si étonnant que ça au final, si ?
Non, car le capitalisme renaît toujours de ses cendres. En tout cas, il est offert à de jeunes entrepreneurs ou de jeunes couples, des locaux et des maisons et si les gens les restaurent, au bout de cinq ans, ils en deviennent propriétaires. Donc évidemment cela peut être vraiment très intéressant. D’ailleurs, je n’ai jamais autant vu de jeunes gens blancs dans le centre et surtout près de la rivière…
“On démolie à peu près deux cent maisons par semaine, donc on pense que dans cinq à six ans la ville sera clean, mais il reste encore 80 000 maisons abandonnées.”
La population est donc en train de changer ? Juan Atkin racontait aussi, dans une interview récente pour Trax, que Detroit vivait un nouvel essor économique, il le voyait d’un bon œil a priori…
Oui, ça change beaucoup. Et oui, on peut le voir comme ça, mais on ne sait pas pour l’instant, on peut craindre la gentrification par exemple…En tout cas, ils sont en train de construire un tramway et il y a aussi tous ces jardins dont on entend beaucoup parler. Je crois également que c’est un Italien qui a acheté toute l’usine Hewlett-Packard, qui est en ruines, mais qui fait un kilomètre de long. Un bâtiment vraiment inouï, que j’ai eu du mal à filmer d’ailleurs car il y a des gardes. Il compte la réhabiliter, construire des lofts, des galeries… On démolie à peu près deux cent maisons par semaine, donc on pense que dans cinq à six ans la ville sera clean, mais il reste encore 80 000 maisons abandonnées quand même ! Je pense aussi qu’il y a beaucoup d’entrepreneurs qui investissent. Il y a pas mal de start-up dans le numérique, et pas mal de jeunes artistes qui s’installent dans des locaux à bas prix. C’est une ville attractive, avec un aéroport qui fonctionne bien, et on est pas loin de Chicago. On fait aussi la chasse aux dealers qui s’installent dans ces maisons, c’est toute la physionomie de la ville qui est en train de changer.
À lire également
Le fondateur du Tresor aurait trouvé un nouveau lieu pour son club à Detroit
Mais la ville est encore un mélange étrange de maisons abandonnées, d’usines abandonnées et de grands terrains vagues, un mélange de ville et de campagne où l’on rencontre même des faisans et de renards !
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
C’est la rapidité. Remontons le temps : 1966, la ville est en plein essor, c’est la quatrième ville des Etats-Unis. 1967, c’est les émeutes, l’armée entre dans la ville… Jeff Mills ou encore Juan Atkins se souviennent très bien des tanks dans la ville qui défonçaient le goudron. Ils avaient quatre ou cinq ans donc leurs parents leur disaient ne pas rester dehors. Mais les morts et tout le reste, ça reste en mémoire. 1973, premier choc pétrolier, en six ans quasiment, la ville est morte. Ce qui est incroyable quand on y pense. Et là, en deux ans, je trouve que la ville change à une vitesse incroyable. Donc voilà ce qui m’impressionne là-bas, c’est la rapidité. Et je me dis que dans cinq ans, la ville que j’ai connue ne sera plus et sera autre chose.
Est-ce que le succès de la musique techno contribue à l’essor de la ville ?
Derrick May m’a dit quelque chose à ce sujet quand je lui ai dit qu’on ne trouvait plus aucun lieux culturels vivants. Il m’a dit : « Peut-être que nous en sommes responsables, parce que nous voyageons tellement. Nous sommes tout le temps éloignés de notre ville et nous n’avons pas fait en sorte qu’elle continue à créer des lieux… »
Mais il y en a toujours un qui reste, c’est Mike Banks, le gardien du temple. Il est en train de rénover une maison près du siège d’Underground Resistance. Il fait ça avec Dimitri Hegemann, le fondateur du Tresor à Berlin. Cela sera une maison d’artistes qui va permettre d’accueillir de jeunes musiciens en résidence pour créer un échange entre Detroit et Berlin, avec un petit club ou un café où les musiciens de la ville vont pouvoir venir s’exprimer. Mike Banks reste toujours très proche de sa communauté.
“Derrick May, Carl Craig, Juan Atkins sont des artistes qui se sont donnés les moyens d’exister et c’est ce que j’admire.”
Mike Banks est très protecteur en effet, ce qui transparaît dans Cycles of the mental machine également…
Oui, il est remarquable. Pour moi, ce sont tous des artistes qui se sont octroyé leur liberté. J’étais là-bas au moment de la mort de Prince, un événement de grande ampleur. Ils m’ont dit : « This is the place to be ». C’était très touchant, il y a eu des hommages, des fêtes, des fleurs, des disques et des revues exposés. Pourquoi était-il si talentueux ? Parce que c’est celui qui a combattu les majors, c’est celui qui portait le mot « slave » sur sa joue, et il leur a montré le chemin…C’est une icône. Et Derrick May, Carl Craig, Juan Atkins sont des artistes qui se sont donnés les moyens d’exister et c’est ce que j’admire. Ils ont préservé leur musique, ils se sont affranchis des diktats des majors, tout en arrivant à en vivre, vaille que vaille. Aujourd’hui, ils vivent de leurs gigs, mais au début c’était grâce à la vente de leurs disques qu’ils ont réussi. Ce sont des artistes indépendants, j’ai un immense respect pour eux.
Après 30 ans de liens tissés et de recherche, vous devez avoir beaucoup de matière à exploiter en tant que documentariste. As-tu pu tout mettre à l’intérieur de Never Stop ?
J’ai en effet ramené beaucoup de matériel avec moi. Ils m’ont dit tellement de choses fortes que je crois que je vais en faire un livre. J’ai des entretiens de plus de deux heures avec chacun d’entre eux. Ce sera aussi un livre sur l’histoire des premiers labels de Detroit…
Parliament – Flashlight (1977)
Enfin, la question que tout le monde se pose : vous avez vraiment retrouvé Mojo…
Oui, et j’ai eu beaucoup de plaisir à le retrouver et à converser avec lui. Récemment, il y a eu une exposition sur lui. Quand je l’ai vu, il avait un grand tableau dans les mains. J’ai demandé : « Qu’est-ce que c’est ? », il m’a répondu, « c’est George Clinton qui me l’a offert en hommage à mon travail ». Ca représentait une torche dans un tableau, en référence au titre de Parliament “Flash Light“, c’était très chouette. Parce qu’il y a eu une exposition sur son travail au Musée de l’art afro-américain de Detroit, qui est magnifique d’ailleurs… Je lui ai demandé s’il s’était rendu au vernissage. Il m’a répondu : « Certainement pas ! » (rires). Il ne se montre toujours pas car il dit qu’il y a toujours des portables qui traînent. Mais je sais qu’il est allé voir l’exposition quand il n’y avait plus personne. Ce qui compte, c’est son engagement, il n’a aucun ego. Je trouve ça vraiment respectable à notre époque où tout le monde fait des selfies… Mad Mike, c’est pareil que les autres artistes : il veut vivre une vie normale. Il garde cette rigueur de l’anonymat. Et ce qui est rigolo, c’est que Mojo m’a dit : « Moi par contre, je vais prendre une photo de toi ». Un comble (rire) !
❖
Synopsis de Never Stop
Ce film nous faire découvrir une histoire paradoxale : comment la force d’exorcisme de ce mouvement créatif qu’est la musique techno de Detroit et la mise en place – par chacun des pionniers – de leurs labels indépendants aura permis à une contre-culture de trouver un écho dans le monde entier. Comment une force créatrice, en s’appuyant sur de nouvelles attitudes et en rencontrant le monde de la technologie et de la communication électronique, aura permis à une utopie économique de devenir une réalité. Comment, face à un quotidien et à un environnement insupportable, la seule issue de ces musiciens aura été de se doter des moyens leur permettant de développer une créativité et une liberté effervescentes tout en conservant des qualités humaines attachantes. Comment – sachant que ces labels existent maintenant depuis trente ans – leur attitude et leur démarche peuvent être un exemple pour nombre d’entre nous. Enfin, et aussi, comment la ville défaite de Detroit est en train de renaître.