Par Etienne Menu, rédacteur en chef du quotidien Musique Journal et de la revue Audimat.
Ce mois-ci, nous voudrions parler du nouveau disque d’un artiste afro-américain confirmé, pour ne pas dire légendaire : il s’agit de Kenny Dixon Jr. alias Moodymann. Taken Away est une collection de tracks et de chansons qui nous a beaucoup plu, mais il serait un peu court de nous contenter de ce seul constat, puisque cet album agite des choses qui dépassent le fait de nous plaire ou de ne pas nous plaire. Si nous souhaitons chroniquer cet album, c’est aussi voire surtout parce qu’il résonne très fort avec l’exécution publique de George Floyd, et que la démarche de KDJ (lui-même victime en 2019 d’une arrestation abusive par des policiers qui le soupçonnaient de tentative d’effraction alors qu’il rentrait dans sa propre maison) est depuis toujours associée à la lutte pour les droits des Afro-Américains. Le meurtre banal et atroce du père de famille de Minneapolis a déclenché le soulèvement international que l’on connaît et nous a forcé à considérer, avec la gravité et l’honnêteté qu’elle réclame, une série de questions autour du pouvoir, de l’engagement, ou du traitement du corps des Noirs.
La musique qu’on entend sur Taken Away, comme la majorité de ce que Moodymann a produit depuis ses débuts dans les nineties, rend hommage au patrimoine sonore afro-américain des années 1950, 1960 et 1970, soit une période de lutte intense contre la ségrégation et le racisme institutionnel. Une période marquée, entre autres, par les grooves de la soul, du funk ou des début de la disco, des grooves qui affirment et émancipent ces corps noirs et ces énergies longtemps asservis. Des genres musicaux depuis intégrés à l’industrie du divertissement post-racial mais qui au départ, avant d’être consommés hors contexte par d’autres publics, agissaient donc comme les moteurs de la libération noire. Les morceaux fabriqués à cette époque faisaient surgir sur le dancefloor la fierté de tenir tête aux autorités en place, ils servaient de véhicules à la joie et à la rage de briser ses chaînes. Ils imposaient un nouveau rapport à l’espace et un nouvel usage, grâce à la danse, de membres autrefois entravés. Ils invitaient à la performance d’une identité au choix élégante, arrogante ou séductrice. Il est crucial aujourd’hui de se rappeler que ce sont ces enjeux politiques, et non des préoccupations strictement esthétiques, qui ont façonné la forme même de la dance music noire aux États-Unis.
Il faut également mentionner qu’avant de monter Chic, Nile Rodgers avait fait partie des Black Panthers et que de nombreux morceaux du génial binôme disco qu’il formait avec Bernard Edwards évoquent à mots plus ou moins couverts la situation des Noirs dans son pays. On doit aussi, encore une fois, souligner la force insurrectionnelle du funk de James Brown et la densité contestataire des chefs-d’œuvre de Marvin Gaye ou de Sly & the Family Stone, que l’on écoute depuis trop souvent comme les bandes-sons génériques de soirées chaleureuses et groovy. C’est à cet héritage d’une dance music embrasée par la révolte et l’injustice, mais pas encore passée par le tunnel des machines et de la club culture des années 80, que fait donc surtout référence le travail de Kenny Dixon Jr. Une dance music presque exclusivement faite par et pour les Afro-Américains, jusqu’à ce que la disco ne débarque dans le circuit des loisirs mainstream.
Moodymann vient de de Detroit, métropole dont la forte communauté noire a d’abord connu, on le sait, une vraie prospérité (industrielle avec General Motors, artistique avec la Motown) jusqu’à la crise pétrolière de 1973, avant de vivre un long naufrage socio-économique, dont la techno originelle a été un témoin singulier, proposant non pas de prendre les armes mais de construire une utopie musicale imprégnée de science-fiction et de futurisme. Si Mad Mike et Underground Resistance ont par la suite incarné le versant politiquement plus terre-à-terre de l’identité afro-américaine dans la techno, cela n’empêche que les différentes vagues de la dance music synthétique de la capitale du Michigan ont souvent envisagé l’engagement de façon indirecte, sublimée, oblique.

Et c’est bien là que Moodymann se distingue. Non content de puiser dans un patrimoine non-électronique et de choisir la house plutôt que la techno (même si ses quelques morceaux purement techno, comme « Dem Young Sconies », sont incroyables), le producteur n’a en outre jamais cessé de se battre pour son peuple. Autodéfini sur ses macarons par l’acronyme « J.A.N. » pour « Just another nigga », Dixon a également samplé sur « Amerika » en 1997 un spoken-word de Gil Scott Heron, où le poète et chanteur décédé en 2011 évoquait le blues et l’histoire sanglante de l’esclavage. Un geste qui détonnait à l’époque dans le paysage d’une house globalisée, hédoniste et parfois oublieuse de ses racines politiques et spirituelles, même lorsqu’elle était faite par des Noirs-Américains. Moodymann s’est donc placé dans un tout autre champ artistique. S’il n’était alors pas le seul producteur house à sampler et boucler des fragments de soul ou de boogie – loin de là –, il le faisait et le fait toujours avec une patte très distincte : peu ou pas de filtres, pas vraiment de narration de type montée/descente, et à la place une méthode proche du ready-made, de la citation, de la « remise en ambiance », avec des silences, des échos, comme s’il nous faisait passer d’une pièce à une autre, ou qu’il fermait et ouvrait une porte à sa guise.
L’idée de Moodymann, quand il se sert de samples ou qu’il fait jouer des musiciens – ce sera vite le cas et ça l’est notamment ici sur Taken Away, avec son fidèle ami et collaborateur Amp Fiddler aux claviers – n’est pas d’adapter le vocabulaire du funk ou de la disco au format de la dance music contemporaine, mais de déplacer les pratiques de la house dans le langage de la « Great Black Music ». On songe à l’approche d’une autre légende de Detroit, ayant lui œuvré dans le rap, et c’est évidemment Dilla : le célèbre beatmaker (Slum Village, D’Angelo, A Tribe Called Quest) honorait ainsi ses sources en mettant ses propres arrangements au service d’un travail de mémoire et de conservation de l’héritage de la musique noire. La différence entre les deux hommes, néanmoins, c’est que contrairement au soin maniaque et respectueux dont faisait preuve feu Dilla dans son travail de reconstitution, Dixon laisse davantage les sons tels qu’ils les a entendus au départ, et préfère jouer sur leur présence et leur absence, leur volume, leur suggestivité. Il fait le choix délibéré de ne pas trop donner aux danseurs ce qu’ils attendent, et si ces tracks ne manquent jamais vraiment de groove et de gras, on ne peut pas dire qu’ils soient faciles à jouer et à placer dans un DJ set classique. Mixés de façon très singulière, voire parfois un peu n’importe comment, désordonnés, contre-intuitifs, souvent frustrants en terme de « relation-client » (et c’est tant mieux), ils refusent de jouer le jeu de la house music comme forme fixe, et ne relèvent d’ailleurs parfois plus du tout de la house. C’est le cas sur une majorité des titres de Taken Away, même s’il résonne toujours néanmoins dans l’air une vibe, littéralement une vibration, une pulsation qui appelle à l’expérience euphorique, communautaire et transcendante du club comme utopie.
Il se trouve que c’est d’une autre dance music dont nous parlons le plus souvent dans les pages de Trax, et qui plus largement domine l’Europe : une musique plus blanche, moins politique, plus destinée à la consommation immédiate.
Ce goût des aspérités et ce rejet des formats ressemblent chez Moodymann à une arme politique. Il s’agit de résister, et de faire vivre et survivre grâce à ces résistances une musique effervescente et douloureuse, pour ne pas dire sacrée. L’enjeu, c’est de lui donner la liberté de pas se laisser domestiquer par la logique du divertissement planifié. Ce qui ne l’empêche pas d’être, à sa façon, voluptueuse et grisante, comme ici par exemple sur « Let Me Show Your Love » (peut-être le seul track explicitement house, en l’occurrence deep house, réalisé avec Seiji et Da Lata, deux vétérans du broken beat anglais), « Stay A While », fantôme électro pour le coup très « classic Detroit » (voire très Drexciya) avec Chico DeBarge au micro, ou le crypto-tube « Slow Down », tournerie faussement indolente 1000% moodymannienne, toujours featuring DeBarge mais aussi la géniale Diviniti, déjà entendue sur le chef-d’œuvre « Games That We Play » d’Omar-S.
Depuis plus de vingt-cinq ans, Kenny Dixon Jr. fait donc des disques qui, s’ils ne sont pas précisément fabriqués exclusivement pour les Afro-Américains, s’adressent en tout cas en priorité à eux, à leur histoire et à leur expérience de la dance music. Il se trouve que c’est une autre dance music dont nous parlons le plus souvent dans les pages de Trax, et qui plus largement domine l’Europe : une musique plus blanche, moins politique, plus destinée à la consommation immédiate. Alors nous nous proposons désormais de tenter – surtout si nous jouissons, comme la majorité du public de cette dance music contemporaine, du multi-privilège d’être des hommes blancs issus des classes moyennes – d’écouter le temps qu’il faudra ces chansons et ces tracks fabriqués dans la lutte, dans l’espoir de faire disparaître la souffrance et la honte, et de ne plus jamais voir un corps noir entravé ou soumis par autre chose que la puissance d’une ligne de basse ou d’un break de batterie. RIP George Floyd. #BlackLivesMatter