Les Allemands ont révolutionné la musique, et le grand public ne le sait pas. Dans les années 70, plusieurs groupes de rock allemands, inspirés tout autant par le psychédélisme que par l’avant-garde, ont décidé de réinventer radicalement le rock. Ils s’équipent alors de matériel nouveau, et synthétiseurs et boîtes à rythme rejoignent les guitares et les batteries. En Angleterre, ces groupes ont été assignés à un nouveau genre : le “krautrock” (de “kraut”, la choucroute, mot que les Anglais utilisaient pendant la Seconde Guerre mondiale pour désigner les Allemands). Parmi ces groupes, on trouve notamment Kraftwerk, ou bien Cluster, formation proche de Brian Eno aux origines de l’ambient. Presque cinquante ans après les débuts du krautrock, le magazine Gonzaï lui consacre le premier numéro de leur nouvelle formule, avec un dossier de 110 pages. Bester Langs, rédacteur en chef du magazine, conte l’histoire du genre.
Comme vous le dites dans l’édito, le krautrock est un genre peu connu qui pourtant, connaît un regain d’intérêt et une réévaluation en France depuis une dizaine d’années. Quel est l’objectif de ce dossier dédié ?
Le choix d’un sujet part toujours d’une envie égoïste : qu’est-ce que j’ai envie de lire ? C’est un thème dont on est très proches depuis dix ans, tant sur les sujets traités que dans les groupes interviewés ou programmés en soirée. J’ai eu plusieurs années le sentiment que le krautrock était un sujet trop facile pour nous : on avait interviewé pratiquement tous les groupes, à part Kraftwerk. Il m’a semblé intéressant de le faire maintenant, parce que j’ai l’impression qu’on arrive à la fin de ce revival krautrock. Il y a une question d’âge aussi : ces artistes ont entre 75 et 85 ans. C’est bien de le faire à un moment où ils sont au crépuscule de leur carrière, avant que tout ça ne retombe dans l’oubli.
Le krautrock selon vous, ça parle à ceux qui aiment le rock, ou ceux qui aiment l’électronique ?
Les deux, bien sûr. Parce qu’en fait, la conclusion de ce dossier, c’est qu’il n’y a pas de véritable scène. On parle de quatre à cinq groupes majeurs, qui vivent dans des villes différentes, et qui, quand tu leur demandes s’ils font du krautrock, nient tous cette identité musicale créée par les Anglais. Une identité qui est de toute façon méprisante, au départ. Eux avaient juste l’impression de faire une musique post Deuxième Guerre mondiale qui luttait contre l’impérialisme américain. Ils font ça dans des styles très différents : Kraftwerk a révolutionné l’électronique, Can est sur une musique rock, Neu! [fondé par deux anciens membres de kraftwerk, ndlr], est entre les deux, ce qui fait qu’ils ont influencé pas mal de genres musicaux, finalement. La scène techno de Detroit, les Jeff Mills, Afrika Bambaataa ou Derrick May, vient directement de Kraftwerk.
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D’où vient cet anti-impérialisme que l’on retrouve chez des groupes comme Can et Deutsch Amerikanische Freundshaft (D.A.F.), pourtant très différents l’un de l’autre ?
On a mis D.A.F., mais on a un peu triché, parce que ce n’est pas vraiment tamponné krautrock. Il se trouve qu’ils sont Allemands, et qu’ils font une musique qui refuse la facilité des guitares. Ce qui est intéressant avec ce style, selon moi, c’est le poids du contexte socio-politique sur la musique. Ces groupes ont en commun d’avoir grandi dans un pays dévasté par la seconde guerre mondiale, et qui était sous une sorte de joug russo-américain. Le mur de Berlin, jusqu’en 1989, est bien réel, et il coupe le pays en deux. Le gouvernement de l’époque n’a quasiment pas de contrôle sur l’état politique de son propre pays. Ça amène à se demander si le krautrock aurait pu exister sans Hitler, et ce n’est pas sûr.
Est-ce de là que le style tient son côté rigide, « motorik » comme on l’appelle parfois ?
Quand on parle de motorik, je pense aux grandes autoroutes construites sous Hitler, pour permettre d’envahir l’Europe. Cette mention n’est pas anodine, puisqu’Autobahn de Kraftwerk fait référence à ça. Donc effectivement, il y a un son allemand qui s’est créé à cette époque grâce à trois groupes : Kraftwerk, Neu! et Can, dans des genres très différents. On a une batterie très motorique, presque brevetée par Klaus Dieger [batteur de Neu!, ndlr], Can a Jaki Liebezeit, peut-être le meilleur batteur du monde, et Kraftwerk délaisse les batteries pour aller vers la boîte à rythme, alors qu’on est en 74-75 et que rien n’a encore été fait à ce niveau là. À la même époque, en France, Cerrone a encore un vrai batteur. Il y a un côté métronomique et planant, qui a presque à voir avec l’acid house ou la techno : répéter un motif en boucle, qui fait que les paroles ont beaucoup moins d’importance, et qui incite les gens à faire la fête. On pense souvent au krautrock rigide effectivement, ou froid, mais il y a pourtant un aspect très dansant dans cette musique. C’est quasiment l’esprit des raves avant les raves.
Y a-t-il encore une modernité, quelque chose de nouveau à tirer du krautrock 50 ans après ?
Oui, bien sûr. Le krautrock conserve un truc à la fois moderne et intemporel. Aujourd’hui, quand tu réécoutes Kraftwerk, ça reste d’une modernité absolue. Des groupes comme Daft Punk ou même Gesaffelstein s’en inspirent, et l’EDM aussi d’ailleurs. J’y vois un lien direct. Ce que je trouve dingue, c’est que 4 ou 5 groupes ont influencé une grande partie de la musique contemporaine. De la même manière, tu peux voir des liens entre la musique minimaliste américaine de Steve Reich, Philip Glass ou Terry Riley avec le krautrock. C’est un genre qui est toujours actuel, alors que des mouvements comme le punk ont très mal vieilli.
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Est-ce que cela tient au travail conceptuel de ces artistes ?
Oui, et pour ça il suffit de voir les photos de presse de groupes comme Kraftwerk. Il y a une fascination pour l’idée de maîtriser la machine. En Allemagne, il y a une élégance dans le minimalisme, que je trouve super intéressante. Dans les pochettes de ces groupes là, on est sur le principe de less is more dans les designs, qui fait que ces disques vieillissent mieux. C’est sharp, net. C’est très rare d’y voir les membres du groupe. Si tu prends la pochette de Tago Mago de Can, c’est très étrange, on ne sait pas ce que c’est, mais comme les nuages, on y voit ce qu’on veut. L’esthétique est au moins aussi importante que le reste.
La nouvelle formule magazine, avec un dossier d’une centaine de pages, est-elle dédiée à ce genre de sujet de fond ?
Oui. Pour ce numéro et pour l’inauguration de cette nouvelle formule, on voulait traiter d’un sujet qu’on maîtrise bien, et le traiter à fond. On a dit ce qu’on avait à dire, maintenant, on peut passer à autre chose. C’est comme ça qu’on réfléchit. Le prochain sujet est dans la même optique. Après, il n’y a pas le côté livre professoral, avec de grands principes universitaires, on essaie de lutter contre ça. La maquette est très importante à ce niveau là, mais on veut aussi sortir du format magazine de news.
Pour finir, quels sont selon vous les héritiers électroniques du krautrock ?
Il y en a plein, comme par exemple Death In Vegas, avec le disque Trans-Love Energies de 2011. C’est un groupe anglais qui commence avec des albums qui n’ont rien à voir avec le krautrock, en featuring avec les mecs d’Oasis, par exemple. Et d’un coup, il part sur les machines, la musique répétitive, et il reprend les transes d’une musique festive dark. Je trouve le groupe super respectable parce qu’il est arrivé en haut du succès et a tout envoyé chier. Le krautrock n’est pas une musique de puriste, mais une musique d’esthète. J’ai du mal à imaginer un album de Lady Gaga inspiré par du krautrock… Enfin, je dis ça, mais dans son morceau “Venus”, elle a samplé “Rocket n°9” de Zombie Zombie [groupe français fondé en 2006, mêlant jazz et krautrock, ndlr].
Le numéro 29 de Gonzaï dédié au krautrock est disponible en kiosque, chez certains disquaires et en ligne. Par ailleurs, Gonzaï organise un concert de Michael Röther, fondateur de Neu! et ancien membre de Kraftwerk, le 20 avril à la Maroquinerie à Paris.