Possession : 6 ans de nuits sans sommeil racontés par les membres du collectif

Écrit par Célia Laborie
Photo de couverture : ©Mariana Matamoros
Le 14.03.2022, à 14h45
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©Mariana Matamoros
Écrit par Célia Laborie
Photo de couverture : ©Mariana Matamoros
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Tout a commencé dans un petit club jadis réservé aux baby rockeurs, un soir de septembre 2015. Des basses à faire trembler les murs, des drags queens qui se frottent au DJ booth, des noctambules de tous les âges prêts à taper du pied pendant douze heures d’affilée. Les soirées Possession sont depuis devenues une véritable institution, connue dans toute l’Europe et même jusqu’au Canada. Et au bout de six ans de soirées folles, qui ont accompagné le mouvement de massification de la techno et vu le public parisien se métamorphoser, une question s’impose : qu’est devenu le frisson underground des débuts ?

Jeudi 7 avril, Trax et Possession co-organisent leur première soirée au Ground Control. Au programme : projection du film DUSTIN, réalisé par Naïla Guiguet (alias Parfait) et sélectionné au Festival de Cannes, puis DJ sets de la team Possession. Soirée gratuite sur inscription. Plus d’infos ici.

Mathilda Meerschart, responsable communication et directrice artistique de Possession : Je me revois à 17 ans avec mon appareil dentaire, mes cheveux courts coiffés au gel et mes t-shirts à manche longue. Je passais mon temps au Pulp, à la Java et à toutes les soirées où je pouvais aller rencontrer des filles. Anne-Claire était déjà une figure de la nuit queer parisienne, le Michou de l’époque, tu vois ? La première fois qu’elle m’a adressé la parole, c’était à la porte du Social Club. Le vigile ne m’avait pas laissée entrer parce que j’avais trop bu, et elle est venue me dire qu’elle me laisserait passer si je prenais le temps de décuver un peu. Mon esprit était embué, mais je m’en souviens parfaitement. Je me suis dit : « C’est incroyable, comment elle connaît mon nom ? »

Anne-Claire Gallet-Guiguet, directrice artistique et fondatrice de Possession : Pour moi qui faisais le mur pour aller au Palace dès l’âge de 14 ans, c’était très amusant de voir ces presque adolescents s’initier à tous ces rites. C’est aussi pour ça que j’organise des soirées. Mathilda faisait beaucoup de bêtises et ça m’a toujours fait rire. En 2015, je sortais avec Naïla (NDLR : connue comme DJ sous le nom de Parfait) depuis six mois, et j’ai voulu créer une fête mensuelle où elle pourrait venir mixer de la techno. J’ai tout de suite pensé à Mathilda pour s’occuper de la communication.

François Peyroux, scénariste, correcteur au Monde et ancien responsable artistes de Possession : À cette époque, la techno commençait à prendre en importance à Paris, notamment avec l’arrivée de Concrete. Mais les programmations des soirées gay se limitaient surtout à la house. Anne-Claire travaillait au Gibus, cette petite salle parisienne qui avait ouvert dans les années 1960 comme une boîte rock, ensuite devenue un club de zouk avant de rouvrir sous la forme d’une boîte gay. Ensemble, on a voulu y créer un nouveau rendez-vous pour décloisonner les frontières, renverser les normes, et surtout inviter le public queer à danser sur de la techno.

Anne-Claire : En brainstormant, on a eu cette idée de nom : Possession. Ça ne voulait pas dire quelque chose en particulier, mais en même temps, ça évoquait plein de trucs. Comme le fait d’être possédé par la musique, celui d’être arrêté en possession de drogue… Et aussi comme le film éponyme de 1981 où Isabelle Adjani est habitée par une créature démoniaque.

Mathilda : Pour promouvoir la soirée, on a fait plusieurs expéditions en pleine nuit pour coller des affiches dans le Marais ou à Montorgueil. Le lendemain matin, les murs du quartier étaient recouverts de lettres immenses PPPPOOOOSSSSEEEESSSSIIIIOOONNNN. Personne ne devait comprendre ce que ça voulait dire.

La première nuit

François Peyroux : Le 18 septembre 2015, je suis arrivé au Gibus vers 22h45, une heure avant le début de notre grande première. Un concert de zouk venait de se terminer, on a fait les balances en catastrophe.

Des pédés bodybuildés suant dans leur petit slip, des nanas en robes de créateur et un couple de petits vieux qui ont passé leur nuit à faire des danses de salon.

Mathilda

Mathilda : J’étais ultra stressée, terrorisée comme une petite fille à l’idée qu’il n’y ait personne à ma soirée. Vers 23h45, j’ai passé une tête par la porte du Gibus, et j’ai halluciné : il y avait de la queue sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à la place de la République. J’avais tellement de mal à y croire. Il s’est passé quelque chose d’incroyable ce soir-là. Je crois que c’est une sorte d’idéal qu’on n’a jamais retrouvé par la suite. Naïla a commencé à jouer, suivie par Milton Bradley, Ansome et Roman Poncet, et 1500 personnes se sont relayées jusqu’à midi dans un club bas de plafond pensé pour en accueillir 800. Des pédés bodybuildés suant dans leur petit slip, des nanas en robes de créateur et un couple de petits vieux qui ont passé leur nuit à faire des danses de salon. On a même vu Pierre Palmade débarquer à 8 heures du matin – à ce stade, plus rien ne pouvait nous étonner. Il faisait tellement chaud que les murs étaient humides et nos cheveux collaient sur nos tempes. Les t-shirts sautaient progressivement. On ne pouvait pas faire grand-chose avec le sound-system pourri du Gibus et le son était un peu crasseux. Mais on était tellement heureux.

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François : Avec ces lumières rouges aguicheuses, l’ambiance a d’emblée pris une tournure sulfureuse, presque érotique. Vers 2 heures du matin, une drag queen est montée à côté de la table de mix pendant le set de Milton Bradley. Elle rampait et faisait des œillades au public en tirant la langue pendant que le DJ affichait un sourire timide. Tous les carcans semblaient avoir sauté. Et puis soudain, les danseurs se sont figés. Dix silhouettes armées, cagoulées et vêtues de combinaisons noires façon GIGN ont fait irruption dans la foule.

Anne-Claire : Seuls nous, les organisateurs, savions que c’était une performance organisée avec la complicité des danseurs de (LA) HORDE, qui sont depuis devenus des amis. La foule a commencé à paniquer en les voyant pousser la porte du Gibus avec leurs lampes torches. Sauf une jeune fille qui ondulait au milieu de la piste.

Regina Demina, chanteuse : Je faisais aussi partie du happening. J’étais arrivée quelques minutes avant et m’étais mise à danser d’un air évaporé, jusqu’à ce que les faux gendarmes ne m’embarquent avec eux hors du club et m’emmènent dans une limousine. La suite de notre périple était filmée et projetée sur les murs du Gibus. Je me suis mise à danser avec mes ravisseurs, à les déshabiller, les yeux plantés dans la caméra qui nous avait suivis dans la voiture. Notre envie était de jouer avec les fétichismes autour des figures d’autorité, et de souligner les limites de la légalité dans un espace comme le club. Malheureusement, on a un peu été rattrapés par la réalité. On n’aurait plus pu refaire cette performance quelques mois plus tard.

Tromper la mort

Anne-Claire : La troisième soirée Possession devait avoir lieu le 13 novembre 2015. Vers 21 heures, on est allés dîner aux Parigots, une brasserie où nous avions nos habitudes avec Mathilda, François, Naïla, et les DJs programmés ce soir-là : François X, AnD et Perc. Pendant le repas, j’ai reçu un appel de Marine, membre du triumvirat de (LA) HORDE, qui devait à nouveau faire une performance pour cette soirée. La voix remplie de larmes, elle m’a expliqué qu’elle s’était retrouvée en plein cœur d’une fusillade dans le quartier de la République, et qu’il ne fallait surtout pas essayer de se rendre au Gibus.

Naïla Guiguet : On a quand même décidé de se rendre au club en scooter. À ce stade, on n’avait aucune idée de ce qui se passait et on s’est dit qu’on allait faire les balances au cas où.

En organisant une soirée queer juste à côté des lieux des attentats, on avait l’impression de tromper la mort.

Parfait

Mathilda : On a eu le temps de faire le soundcheck avec AnD avant de comprendre que la soirée ne pourrait pas avoir lieu pour cause d’attaques terroristes. On a expliqué au public que tout était annulé et on est restés là, entre nous, dans ce club vide. C’était une nuit complètement lunaire. On a accueilli deux petites mamies qui étaient perdues dans le quartier, et se sont rapidement endormies sur les banquettes du Gibus. Et puis AnD a joué juste pour nous, et on a dansé dans ce huis clos comme si c’était la dernière fête avant la fin du monde. Quand on est sortis, il faisait jour, les rues étaient désertes, le goudron tâché de traces de sang. On s’est tout de suite dit qu’il fallait reporter cette soirée le plus vite possible. Le 5 décembre, on était de retour avec presque la même programmation.

Naïla Guiguet, dite Parfait, DJ résidente de Possession et réalisatrice : Il y avait une vague de paranoïa dans Paris. on a nous-mêmes eu peur d’être la cible d’une attaque, mais notre travail a aussi pris un sens différent, plus fort. En organisant une soirée queer juste à côté des lieux des attentats, on avait l’impression de tromper la mort.

Mathilda : Cette fête a sans doute été la meilleure de toutes les Possession. Il y avait une énergie qui prenait au cœur, quelque chose d’impalpable. Comme si on avait récemment compris à quel point cette liberté de danser était précieuse.

Anne-Claire : À ce moment-là, Possession gagnait en notoriété, des milliers de personnes venaient nous voir tous les mois, au point qu’on ait l’impression d’être victime de notre succès. Il y avait trop de monde, l’ambiance en devenait presque anxiogène.

Naïla : Pour pallier ça, on a fini par créer notre propre club parallèle au sein du Gibus. Anne-Claire et moi nous sommes pacsées en janvier 2016, juste avant une Possession. Tout naturellement, on a donc fêté ça dans une petite salle en backstage, réservée à nos amis et à notre famille, surnommée « le Club Pax ». Même ma mère était présente ce soir-là. Par la suite, c’est devenu une tradition, on y passait du Mylène Farmer et du Britney Spears pendant que dans le club, la programmation se dirigeait de plus en plus vers de la techno indus.

L’exil dans les hangars

Anne-Claire : Au bout de deux ans, le Gibus nous a semblé vraiment trop petit et on a décidé de partir. En février 2017, comme on n’avait pas d’autres solutions, on a décidé d’organiser nos soirées en banlieue, dans des hangars, à la manière de certains collectifs comme Fée Croquer. Une semaine avant l’événement, on n’avait toujours pas de salle. J’ai dû prendre les choses en main et aller jouer les espionnes dans une autre rave organisée à Bobigny. J’y suis allée en scooter avec mes talons, j’étais enceinte de deux mois, j’avais froid, et le 93, ça me semblait être le bout du monde (elle rigole). Une fois sur place, ce grand hangar en béton m’avait l’air parfait. C’était une salle événementielle tenue par des hindous, ils avaient l’habitude d’y organiser des mariages. J’ai retrouvé les propriétaires, ils ont accepté qu’on la loue la semaine suivante.

Mathilda : C’était assez sommaire, on a bâti une scène de fortune en palettes avec deux pauvres lumières pour éclairer le DJ. Mais c’était quand même magique.

Naïla : À midi, on était complètement rincés et on a eu une fulgurance. L’envie soudaine d’écouter “Freed From Desire” de Gala. Un copain l’avait sur sa clé USB, on l’a branchée à la fin du dernier set, et la foule est devenue complètement hystérique. Ça y est, on était libérés du Gibus. Ça nous semblait incroyable que 1200 personnes se soient déplacées jusqu’à Bobigny pour danser avec nous. On pouvait aller partout où l’on voulait, et on savait que le public suivrait.

Yoann, dit « Mille Désirs », chanteur et habitué des soirées Possession : Ces soirées ont joué un rôle primordial dans le destin de toute une génération de jeunes mecs queer, moi y compris. À l’été 2018, je débarquais de Nancy pour passer quelques jours à Paris, et des amis m’ont traîné à ma première Possession. J’avais 17 ans, je venais d’une ville où la communauté LGBT était totalement invisible et où mes premières aventures ont dû se faire dans le secret. En déambulant dans ce hangar immense vêtu d’un t-shirt transparent et d’un pantalon pattes d’eph’, j’ai découvert qu’il y avait des centaines de gens comme moi. Tout le monde était à moitié à poil, je débarquais dans un monde où la liberté sexuelle et la fluidité de genre étaient la nouvelle norme. Je ne suis jamais reparti de Paris.

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Mathilda : Beaucoup d’hommes nous ont écrit pour nous dire qu’ils avaient découvert leur sexualité et connus leur premiers émois avec d’autres hommes lors de soirées Possession. On est très fiers d’offrir cet espace de liberté.

J’avais la sensation d’être dans un film, peut être un film d’horreur. C’est l’une des meilleures soirées de ma vie.

Dax J

Anne-Claire : Possession est progressivement devenue une soirée de référence, jusqu’à se faire connaître à l’international, notamment après le set de Dax J, à Ivry en mai 2018.

François : Il faut savoir que c’est quelqu’un de plutôt timide. Il est d’origine anglo-japonaise, deux cultures très corsetées.

Anne-Claire : La veille, il avait joué dans un festival très bien organisé en Belgique, et là il débarquait chez nous, dans l’ancien coffre fort d’une banque devenu un squat. On avait passé la journée à nettoyer les déchets qui traînaient là, mais ça sentait encore assez mauvais.

Naïla : Franchement, c’était un peu dégueulasse. Il arrivait vraiment dans les bas-fonds des tréfonds de la ramasse de l’underground.

Dax J : C’était littéralement underground, puisqu’il fallait descendre des escaliers en béton pour atteindre la salle principale. Je n’avais jamais vu ça, j’ai eu l’impression d’atteindre un nouveau monde sous la ville. Je me souviens parfaitement de la chaleur étouffante, de l’obscurité, de la sueur qui perlait sur les murs, des danseurs à moitié nus. J’avais la sensation d’être dans un film, peut être un film d’horreur. Deux minutes après avoir pris place derrière les platines, j’ai enlevé mon t-shirt et commencé à jouer torse nu. C’est l’une des meilleures soirées de ma vie et l’un des meilleurs lieux où j’ai eu l’occasion de jouer.

François : Il n’avait jamais fait ça, sa copine était tellement médusée qu’elle a tenu à le filmer. Le lendemain, il a posté la vidéo sur sa page Facebook et elle a dépassé les 200 000 vues. Les derniers verrous qui nous empêchaient de booker certaines grosses stars de la techno ont sauté.

Dax J : Possession a amené la scène techno française à un niveau supérieur. On peut y retrouver des ambiances similaires à celles du Berghain, à Berlin, ou du Bassiani, à Tbilissi (Géorgie), avec cette particularité que le lieu change à chaque fois, ce qui fait qu’on ne se lasse jamais. Ça a vraiment participé à ce mouvement de renaissance de la scène techno parisienne ces cinq dernières années. Quand j’y pense, je ne connais aucune autre ville que Paris dont la scène warehouse est aussi développée.

Mathilda : En passant à des soirées itinérantes, on entrait dans une forme d’illégalité. On a plusieurs fois dû faire face à la police, mais on arrivait à s’en sortir. Il y a aussi eu cette soirée à Saint-Denis, en 2017, dans une ancienne école d’art devenue un squat. Une équipe de police est arrivée en pleine nuit, je planais complètement, mais je crois que ça m’a rendue loquace et plutôt marrante. J’ai présenté nos agents de sécurité, expliqué que tout était bien organisé. Les flics ont commencé à se détendre, mais le meilleur moment, c’est quand leur adjudante est arrivée. Une bombe. Je pouvais plus m’arrêter de faire des blagues, je voyais qu’elle riait, qu’elle me regardait du coin de l’œil. Elle et son équipe ont fini par partir sans nous causer de tort, mais j’ai regretté de ne pas avoir pris son numéro.

Sur la piste des squatteurs

Anne-Claire : Le plus compliqué reste de trouver des lieux où s’installer. C’est le nerf de la guerre. Je me souviens de cette fois en avril 2019 où on était complètement en galère, une semaine avant l’événement. On suivait la piste de squatteurs. Pour ça, j’étais allée les rencontrer à Vélizy. Des types un peu à la ramasse, mais super gentils. Chez eux, c’était trop petit, mais ils m’ont conseillé d’aller voir un ancien entrepôt Conforama complètement abandonné à cinq minutes de là. Il allait être détruit, donc les propriétaires avaient tout laissé grand ouvert. Pour s’assurer que ça ne serait pas squatté, ils avaient simplement couvert le sol de gravats. On a dû louer des bennes et employer une vingtaine de personnes pour nous aider à tout déblayer.

Mathilda : C’était infâme, une vraie déchetterie. On a passé la journée entière à nettoyer.

Naïla : Mais c’était une soirée incroyable (ses yeux s’illuminent). Je me souviens qu’en pleine matinée, j’ai eu une sorte de choc esthétique. Ces centaines de personnes qui dansaient comme des fous dans ce paysage de ruines où la nature s’apprêtait à reprendre ses droits… Je n’oublierai jamais cette image.

Anne-Claire : Vers midi, forcément, une patrouille de police est arrivée. On leur a expliqué qu’on ne faisait rien de mal, qu’il n’y avait pas de nuisances sonores, puisqu’on était au plein milieu d’une zone industrielle, et, surtout, qu’on assurait la sécurité des participants et la gestion des déchets éventuels aux abords du site.

Naïla : (Elle s’esclaffe) Et là, le maire de Vélizy a débarqué, hors de lui. Il hurlait, voulait arrêter la musique lui-même, disait qu’il ne laisserait jamais ses enfants participer à un spectacle de débauche pareille. De toute façon, la fête était finie. Le lendemain, on a eu un article dans Le Parisien. En dessous, des riverains commentaient : « Ah ! Mais c’est donc eux, ces drôles d’oiseaux qu’on a croisés en pleine matinée à la station de RER, avec leurs colliers de chien et leurs vêtements en cuir ? »

Lina Guiguet, 28 ans, hôtesse de caisse dans un magasin de vêtements : C’est à cette période que j’ai commencé à travailler au vestiaire des Possession. J’étais au chômage, j’avais besoin d’argent et ma sœur, Naïla, m’a proposé de donner un coup de main. Je n’écoute pas du tout de techno, ça me paraît être un monde totalement absurde. Une fois, j’ai dit à un de mes collègues du vestiaire que j’étais sobre. Il m’a regardé avec des yeux ronds et demandé : « Mais attends, c’est pas possible, tu veux que je t’amène un verre ? » Moi, je n’ai besoin de rien, à part du petit kit de survie que j’amène à chaque fois dans mon sac. Des lingettes pour bébé, un thermos de thé, du gel hydroalcoolique et des compotes que je distribue aux fêtards le matin s’ils me semblent un peu trop blêmes. Quand la soirée se termine, je rentre avec Naïla en taxi. On s’endort l’une à côté de l’autre sur la banquette arrière, c’est notre petit moment entre sœurs.

Naïla : Ma mère, mon frère, ma sœur, presque toute ma famille est déjà venue donner des coups de main. Je peux même dire que mon fils a déjà participé à une Possession, puisque j’étais enceinte de cinq mois quand j’ai joué pour notre Boiler Room en novembre 2019.

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Mathilda : Cette fois-ci, c’était la consécration ultime. Il y avait beaucoup de gens entassés dans ce gigantesque hangar au Blanc-Mesnil.

Perc, DJ : C’était vraiment énorme, et le line-up était magnifique. Je me souviens d’avoir joué dans une ambiance survoltée ; les danseurs me poussaient, se collaient derrière les platines. Certains DJs aiment être séparés de la foule. Moi, j’aime être immergé dedans, surtout quand elle a une énergie incroyable comme cette fois-ci.

Possession avait pris de l’ampleur et notre public LGBT se sentait moins en sécurité qu’au début. L’époque du Gibus semblait bien loin.

Mathilda

Mathilda : Malheureusement, dès le lendemain, on est retombés de notre nuage en recevant des messages privés de jeunes filles. Elles racontaient avoir été frottées pendant la soirée, probablement toutes par le même mec. On a décidé d’agir vite. Pour lutter contre le harcèlement et les comportements sexistes, on a mis en place un numéro de téléphone que les fêtards pourraient appeler s’ils assistaient à une agression. Mais, avec le recul, je crois que le mal était fait. Possession avait pris de l’ampleur et notre public LGBT se sentait moins en sécurité qu’au début. Des potes nous ont raconté avoir reçu des regards en coin lorsqu’ils s’embrassaient sur la piste. L’époque du Gibus, quand des mecs baisaient en face du DJ booth sans que personne n’y prête attention, semblait bien loin.

Effet de masse

François : Une fois qu’on a migré en banlieue, les jeunes hétéros ont pris le dessus assez rapidement et c’était plus difficile d’amener le public queer. J’ai quitté Possession en décembre 2018, j’en avais marre de cette ambiance sale, noire. La scène techno n’avait que le mot « indus » à la bouche, tout le monde semblait participer à une forme de performance de la marginalité assez embarrassante. Comme si le nouveau divertissement à la mode était de s’imaginer flirter avec le grand frisson du mal avant de retrouver sa petite vie confortable.

Mathilda : Tout cela, c’est aussi le piège de la prévente. En soirée hangar, tout le monde achète ses places à l’avance, et on ne peut plus vraiment contrôler qui vient ou pas. Il y a toute cette nouvelle génération née dans les années 2000, qui n’a jamais fait l’expérience du club, n’a jamais été refoulée à l’entrée et se comporte un peu comme un client dans un restaurant. Les plaintes sont devenues de plus en plus courantes, de plus en plus agressives. Certains nous reprochaient l’augmentation du prix des billets, d’autres l’absence de scénographie…

Anne-Claire : La pandémie est arrivée pile au moment où Possession devait encore prendre de l’ampleur et, surtout, s’exporter. Nous avions prévu des dates à Milan, Istanbul, Tbilissi, Berlin et Montréal.

Mathilda : Pendant le premier confinement, on ne s’est pas arrêtées, on faisait un podcast par jour. Les soirées nous manquaient, c’était important pour nous de rester actives. On a aussi créé notre label et notre propre agence de booking.

Anne-Claire : Et puis, au mois de juillet 2021, on a fait notre grand retour avec une soirée par semaine en open air tout l’été. Pour l’événement du 3 juillet, il y avait beaucoup d’attentes, beaucoup de stress, et tout ne s’est pas exactement passé comme prévu. On a eu des problèmes techniques et je crois qu’on a fait quelques déçus.

Cette soirée, c’était une kermesse. On fait venir des DJs incroyables et on les fait jouer sur un système son dégueulasse… C’est comme si tu achetais une Ferrari pour rouler sur des ronds-points de Lisieux.

Mathilda

Vy, designer, habituée des soirées Possession : Honnêtement, c’était la pire soirée de ma vie. Quand je suis arrivée vers 00h30 dans ce grand parking au cœur d’une zone industrielle à Orly, le son résonnait sur les murs, il n’y avait aucune basse, tout le monde se bousculait. J’ai préféré m’asseoir dans un coin pour écouter le son de loin, mais il n’y avait aucune palette ou siège pour se poser, aucune projection lumineuse. Le pire, c’est quand il a commencé à pleuvoir et qu’on n’avait nulle part où s’abriter. Je suis partie au milieu de la nuit. Payer 26 euros pour ça, c’est ridicule…

Mathilda : Cette soirée, c’était une kermesse. On fait venir des DJs incroyables et on les fait jouer sur un système son dégueulasse… C’est comme si tu achetais une Ferrari pour rouler sur des ronds-points de Lisieux, dans le Calvados. Le lendemain, au réveil, j’ai ouvert Facebook et j’ai pris sur la tête une avalanche de commentaires négatifs et d’insultes à mon égard. C’est devenu récurrent, le public est capable de critiques particulièrement violentes. J’ai déjà vu des montages de mon visage sur des photos de rat… Je suis passée par une phase de dépression l’année dernière à cause de toutes ces insultes. Je n’ai aucune envie de repasser par là. L’idée de tout quitter m’est déjà venue… J’ai pensé à partir pour organiser mes soirées de mon côté. 

Anne-Claire : Moi, je crois très fort à Possession. On a pris en compte les critiques, et les derniers open air se sont bien passés. On a envie de se retrousser les manches et de bosser sur la production de nos événements. C’est vrai qu’on va plus facilement vers la programmation et la communication, question de préférences et de parcours personnels. Mais aujourd’hui, on comprend qu’on doit bosser d’autant plus sur la production, car c’est important pour notre public et les artistes que l’on défend. On reste l’un des collectifs les plus importants à Paris, nos événements font carton plein. On veut voir toujours plus grand. En décembre, on a prévu de réorganiser une soirée Boiler Room au parc des expositions du Bourget, faire quelque chose d’énorme. On a aussi repris les événements à l’international, avec des résidences à Zurich, en Pologne et des choses à venir à Londres, Bristol ou Amsterdam.

©Mariana Matamoros

Mathilda : J’ai finalement décidé de rester, car je veux tout faire pour défendre notre public queer. Nous avons décidé de revoir toute notre formule pour revenir en grâce. Des drag shows, des tarifs réduits pour les personnes précarisées, une programmation en pointe… J’aimerais aussi organiser certains événements en plus petit comité, peut-être avec une carte de membre.

Yoann, dit « Mille Désirs » : On ne peut pas garder la même ambiance avec 3000 personnes en plus, c’est évident. Quand je veux retrouver ma communauté, je migre désormais vers des événements plus intimes. Mais je garde à l’esprit tout ce que je dois à ces soirées-là. C’est dans ces hangars désaffectés que, pour la première fois, je me suis senti libre de m’habiller comme je voulais, d’embrasser qui je voulais. J’étais plutôt réservé, je suis devenu mannequin, chanteur, gogo danseur. Et c’est à Possession que ma deuxième vie a commencé.

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