Qui est u.r.trax, la jeune prodige de 17 ans qui embrase la scène techno française ?

Écrit par Thémis Belkhadra
Photo de couverture : ©Margaux Gayet
Le 01.01.2021, à 09h24
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©Margaux Gayet
Écrit par Thémis Belkhadra
Photo de couverture : ©Margaux Gayet
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A même pas 18 ans, la jeune DJ et productrice u.r.trax a déjà un CV qui a de quoi faire rêver bon nombre de ses collègues. Rencontre avec celle qui pourrait bien devenir l’une des figures immanquables de la techno de demain.

L’âge n’est qu’une donnée numérique de plus. Du haut de ses 17 ans, u.r.trax en est une preuve flagrante. DJ et productrice aussi précoce que prometteuse, Inès Boullant – de son vrai nom – a su se pendre à toutes les lèvres avant même d’avoir célébré sa majorité. À 14 ans, elle se débrouillait déjà pour visiter le mythique Tresor berlinois. Trois ans plus tard, elle passe maintenant derrière le booth et s’impose comme une DJ pour laquelle brutalité rime avec habileté. Non contente d’avoir saigné les platines de Concrete ou de Dehors Brut, u.r.trax sortira son premier maxi en décembre prochain sur le label d’Hector Oaks. Et si de mauvaises langues aimeraient limiter sa vocation à quelques considérations superficielles, il n’en est rien : u.r.trax est bel et bien le prodige que l’on n’avait pas vu venir. Alors que la jeune femme fêtera bientôt ses 18 ans, nous sommes partis à sa rencontre pour immortaliser les pensées de celle qui est peut-être la première DJ mineure de l’histoire de la musique techno. 

Une vocation précoce

Installée dans son studio à quelques pas de la Place d’Italie, u.r.trax reçoit posée entre les différents artefacts de sa collection. Une CDJ, une Xone, trois platines vinyles, un séquenceur, une boîte à rythmes et deux immenses affiches de Gaspar Noé : à 17 ans seulement, Inès est déjà bien équipée. On pourrait penser à un héritage familial, mais la jeune femme est une vraie autodidacte : « Ma mère n’écoute pas grand-chose à part du raï. Et pour mon père, la culture, ça se résume grosso-modo à regarder la télévision ». À l’âge de cinq ans, Inès commence néanmoins par prendre des cours de batterie. Plus tard, ce sera au tour du saxophone, de la clarinette, puis du piano et de la guitare. « Au début, mes parents ne me prenaient pas vraiment au sérieux. Leur regard n’a commencé à changer que très récemment ».

Multi-instrumentiste, Inès se passionne d’abord pour la MAO à l’âge de douze ans : « Tout a commencé par une mauvaise blague. Au collège, il y avait un prof avec lequel je m’entendais assez bien. On écoutait du son ensemble, c’était la grande époque du dubstep. Un jour, un ami lui a envoyé un morceau en lui assurant qu’il était de moi. C’était un mensonge mais il a adoré et m’a demandé de lui en envoyer d’autres. Je ne voulais pas le décevoir, j’ai donc pris mon ordi, ouvert Garage Band et j’ai commencé à produire du son ». 

© Resident Advisor

Née en banlieue, du côté de Mantes-La-Jolie, Inès prend vite conscience de ses différences. « J’étais la seule fille racisée dans une ville de blancs limite racistes », se souvient-elle. Et les choses ne vont pas en s’améliorant puisque ses parents déménagent dans le 16è arrondissement de Paris alors qu’elle entre au lycée : « J’ai débarqué dans un établissement privé catholique du genre bien intégriste. Disons que ce n’était pas l’environnement le plus stimulant pour moi. Par ailleurs, je n’avais que 15 ans lorsque j’ai passé mon bac ; j’ai donc toujours eu le sentiment d’être une gosse un peu étrange. Je me suis construite en opposition toute ma vie, c’est sûrement pour cela que je me suis intéressée très tôt aux musiques qui questionnent les standards de la société ». Le son devient vite le mode d’expression privilégié de l’adolescente qui passe tout son temps à digger. « Pour fêter la fin du lycée, j’ai organisé une soirée chez moi. Je voulais partager mes découvertes musicales avec mes potes. C’est à cette occasion que j’ai acheté mon premier contrôleur pour jouer mon tout premier set. »

Baccalauréat, option techno

« À 14 ans, j’étais déjà full techno », affirme Inès en souriant. « À vrai dire, j’ai toujours été attirée par les musiques plutôt violentes. D’abord le rock d’AC/DC puis, très vite, la house et la techno. Ça a résonné en moi dès les premiers titres ». Plutôt que de se contenter d’apprécier le son, Inès décide de s’intéresser à la culture qu’il cache : « Je me suis mise à regarder un tas de documentaires sur l’histoire des musiques électroniques : les premières heures de Detroit, l’explosion à Berlin, la scène rave UK… Tout me passionnait. Je me disais qu’un jour j’organiserais mes propres soirées alors j’ai commencé à écrire mon ressenti sur mes premières nuits, des réflexions sur la culture techno… J’ai compilé tout ça dans mon manifeste, ‘Under Rave’, qu’on retrouve d’ailleurs dans mon nom de scène : u.r.trax ».

Au fil de son étude minutieuse de la culture techno, Inès découvre la grandeur du Tresor, club mythique berlinois. « J’avais une attirance démesurée pour l’Allemagne », reprend-t-elle. « Visiter Berlin, c’était un rêve pour moi. Ma mère a donc décidé de m’y emmener pour fêter mes 14 ans. À force de lui parler du Tresor, elle a accepté de m’y accompagner. À cette époque, elle était encore pleine d’a priori – concernant l’usage des drogues notamment. On a visité le club comme on aurait pu visiter un musée, et elle a tout de suite compris que la réalité était moins sombre qu’elle l’imaginait. Au final, elle a profité de sa soirée et m’a même demandé de lui apprendre à danser ». Aujourd’hui, Inès ne cache pas sa gratitude : « Mes parents n’ont pas compris tout de suite. Disons que j’ai préféré les choquer dès le départ pour qu’ils puissent prendre les choses à la légère par la suite. Depuis quelques temps, ils me soutiennent à fond – ça fait vraiment plaisir ». 

Ma mère a décidé de m’emmener au Tresor pour fêter mes 14 ans.

u.r.trax

Après lui avoir offert une vocation, la techno amène naturellement la jeune femme à faire ses propres expériences. Plutôt réservée, Inès préfère entretenir le mystère : « La techno m’a appris à m’accepter moi-même ». 

Alignement des planètes

Enfant prématurée de la techno, Inès ne pense pas tout de suite en faire un plan de carrière. « Ce n’est pas facile de se dire que l’on va faire ça de sa vie », constate-t-elle. « À l’origine, je voulais faire Science Po ». La force des choses la pousse pourtant sur scène en février 2019. « Un soir, une amie m’a poussée à poster un set sur le groupe Facebook Techno, Flex et Détente. Le lendemain, un gars m’a contacté pour me faire jouer à la Péniche Cinéma. J’avais 16 ans. Depuis, pas un mois n’est passé sans que je ne mixe quelque part ». De Dehors Brut à Possession en passant par les dernières heures de Concrete – « j’ai eu la chance d’y jouer une semaine avant que ça ferme » – Inès affiche déjà le pedigree d’une artiste immanquable. Les pieds sur terre, elle ne cache pas son émotion : « J’ai encore du mal à réaliser ce qui est en train de m’arriver. Parfois, quand je mixe, il m’arrive de me demander si c’est bien moi qui me tient derrière les platines ». 

Les choses s’accélèrent pourtant dès l’été 2019. Le soir de la fête de la musique, la DJ en herbe travaille alors à l’accueil des artistes d’une soirée Possession. Ce jour-là, elle rencontre Hector Oaks avec qui le courant passe aussitôt : « S’il y a bien une rencontre qui m’a marquée, c’est celle-ci. » Les deux restent en contact sur les réseaux sociaux et Inès se décide un jour à lui envoyer ses tracks pour avoir un avis d’expert. « Contre toute attente, il m’a proposé direct de signer mon premier EP sur son label. Quelques mois plus tard, je suis parti le voir jouer au Berghain. C’était incroyable. Je me suis posée sur le podium, d’où je pouvais l’observer et voir les gens danser. J’étais complètement sobre et pourtant, je me suis mise à pleurer. C’était la première fois que je versais des larmes sur un dancefloor. C’est là que j’ai compris que c’était ce que je voulais faire de ma vie. »

Au Berghain, c’était la première fois que je versais des larmes sur un dancefloor.

u.r.trax

S’il faudra attendre encore quelques semaines avant la sortie de son premier EP, les apparitions d’u.r.trax se sont fait de plus en plus nombreuses (et remarquées) ces derniers mois. Sorti en avril dernier, le clip de son titre “Folge Mir” affiche ainsi près de 300 000 vues sur la chaîne Hate. « On peut lire le clip de deux manières », explique la productrice. « Il y a d’abord une histoire d’amour, avec ce mec qui retrouve la fille qui apparaît dans ses souvenirs d’une soirée clandestine. Mais je voulais aussi parler de maladie mentale et du doute sur la véritable nature de notre réalité. L’an dernier, j’ai eu une phase où je fumais beaucoup. L’idée de perdre le sens de la rationalité m’angoissait. C’est pour cette raison que le personnage ne sait pas si la fille dont il rêve a vraiment existé ».

La même année, u.r.trax a aussi multiplié les sorties – parmi lesquelles l’éloquent “I Miss The Club” qui laisse entrevoir son goût pour un son rapide aux influences plus trancy qu’industrielles, caractérisée par des drums incisives. « J’essaie de faire une musique la plus sincère possible », confie-t-elle. « Mes sons sont comme des parties de moi. Quand je compose, j’essaie de donner libre cours à mon imagination. On a parfois tendance à vouloir respecter des règles pour que le son fonctionne ; je pense que c’est un gros piège. Selon moi, les idées doivent primer sur la technique. Je suis pas fan des producteurs qui s’attardent sur la sonorité d’un kick. Je préfère passer du temps à réfléchir aux émotions que ma musique exprime ». 

Sa carrière déjà bien lancée, Inès ne cache pas son impatience à l’idée de révéler la multitude de projets qu’elle prépare en secret : « Le ralentissement dû au COVID-19 m’a permis de prendre du recul et de bosser à fond. Quand ça va repartir, ça va y aller fort. Mes trois prochains EPs sont déjà tous signés et je bosse actuellement sur un live machine avec une amie guitariste ». Si le destin d’Inès étonne, ce sont surtout son avidité artistique et sa soif de créativité qui ressortent après une heure de discussion. « Ce sera un peu moins techno », reprend-t-elle soudainement habitée. « Plus proche d’un post-punk version club. On veut que ce soit un grand bras d’honneur à Macron et à l’establishment : l’histoire de deux meufs en couple qui veulent un enfant et vont finir par dealer des Xanax. Des daronnes sous Xanax, c’est évocateur. Ça parle de la charge mentale qu’on impose aux femmes ; et de comment passer de l’état d’esclave à celui de maître. C’est second degré mais véritablement engagé. En ce moment, toute mon énergie est tournée vers ce projet. »  

Guerre générationnelle

L’inventivité, l’humilité, le sens du travail et une envie irrépressible de s’exprimer : u.r.trax balaye avec force et élégance tous les stéréotypes que l’on pourrait accoler à une artiste de son âge. Après quelques échanges, on oublie ses dix-sept ans. Seule reste l’image d’une artiste que l’on attendait sans le savoir : ancrée dans son époque et porteuse d’une parole nécessaire. C’est peut-être pour cela que la productrice n’aime pas beaucoup parler de son âge : « En général, j’évite de dire tout de suite que j’ai dix-sept ans. Je sais que mon âge fausse la perception que les gens ont de moi. Il y a ceux qui pensent qu’une fille aussi jeune ne mérite pas ce qui m’arrive ; et les autres qui ne sont plus impressionnés que par le fait que je sois encore mineure. En vérité, les deux réactions me gênent un peu ». 

u.r.trax n’en reste pas moins le fruit de sa génération, un thème qui – comme elle l’affirme – la « stimule énormément » : « Mon premier EP porte un regard sur ma génération. Je l’ai titré Moral Krisis car je pense que l’on traverse une sorte de crise morale. Il y a une perte de repères à laquelle les gens de mon âge répondent en repoussant toutes les limites. On va toujours plus loin pour en trouver de nouveaux. Ce chaos nous pousse à revendiquer nos identités, à assumer notre côté weird. C’est sûrement pour cela que la culture queer explose ». Presque investie d’une mission, u.r.trax affirme voir la techno comme « une guerre de générations » : « Oui, je suis jeune ; je représente même les plus jeunes des jeunes.  Aujourd’hui, je veux l’assumer et le faire bien. Plus tard, j’espère pouvoir participer activement à cette révolution générationnelle ».

Avant de nous quitter, Inès s’autorise quelques élans philosophico-politiques : « Je crois fermement à l’anarchisme et à la neutralisation de tous les systèmes d’oppression. Le système politique est source d’une grande violence. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’étudie les sciences politiques. Quand j’étais petite, j’étais décidée à devenir présidente. J’ai fini par comprendre que c’était un truc de pourri et que la révolution ne pourrait s’opérer qu’au-travers des arts ». Des engagements prometteurs mariés à un talent plus que certain qu’il nous tarde de voir éclore. Mais u.r.trax nous rassure d’un air catégorique. Sachez-le : « La machine est lancée ». 

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