L’intégralité de ce portfolio est à découvrir dans le numéro 203.
« L’idée était de chercher un lieu postapocalyptique, assez primitif et futuriste en même temps, comme un début de monde, un lieu en train de se créer. » Dans sa quête des nouvelles relations entre corps, environnement et technologie, NSDOS rompt avec les usages et sort des galeries pour se confronter à un extérieur à l’hospitalité relative, « comme un chasseur-pêcheur ». « J’ai fait du darwinisme sur moi-même, je me suis mis dans un espace et j’ai essayé de comprendre ce qui était le plus efficace pour faire de la musique. J’ai construit mes armes pour être dans une sorte de survie. » Pour tout équipement, une structure appelée Niakabi MS-1, rassemblant deux synthés OP1, deux tablettes Microsoft Surface, des boîtes à rythme Pocket Operators, un émetteur-récepteur lié à une bonbonne de plastique en guise d’enceinte… Et des capteurs, parfois hybrides, mi-pierres, mi-gyroscopes « pour aller dans l’eau sans défoncer mon matériel ». Adaptation toujours. Et une préparation physique via un stage de systema, cet art martial russe qu’il pratique depuis cinq ans. « J’essaie de me préparer physiquement pour chaque performance, et ce voyage en Russie a été vraiment intéressant pour gérer le stress, relativiser les déceptions sur place et bosser en équipe. » Car les déconvenues sont nombreuses : ce temps qui file, dans une région du monde où les jours peuvent être très courts, et les intempéries imprévues. « Il y a eu des beaux moments qu’on n’a pas pu capter, parce qu’on n’était pas prêts, que les ordinateurs ne marchaient plus. Et comme chaque jour en Alaska ne ressemble pas au suivant, tu as toujours l’impression d’avoir raté quelque chose. » Et les instruments font aussi des découvertes : « L’antenne qu’on voit sur cette photo était conçue pour capter les signaux des aurores boréales, mais il y a beaucoup de systèmes de communication dans cette région, des trains, des stations météo, des CB de routiers. On a capté cet invisible. »
Mais alors pourquoi n’entend-on pas de sons de cascade sur Intuition vol.1 ? NSDOS tranche sec : « Parce que je ne travaille pas vulgairement, j’ai passé le cap de la pantomime : en danse, tu ne te mets pas à quatre pattes pour faire le chien, tu l’intériorises. Ce projet n’est pas une carte postale Alaska. On rentre dans le cerveau de NSDOS. On ne comprend pas tout, mais tous les éléments sont là, modifiés par des procédés et des algorithmes. Le mouvement des feuilles, des rivières, des nuages, génère une dynamique sur le son. C’est vraiment un question-réponse entre la nature, les machines et moi, et si ça s’inscrit dans de la techno, pour moi ça va beaucoup plus loin. On retrouve dans ces morceaux quelque chose d’ésotérique. »
Notre maison était en pleine montagne. Lorsque tu sors, tu es dans la nature pure et dure, avec ses ours, ses élans, ses lynx. Il ne faut pas rester longtemps seul. Là, c’est la première fois que la Niakabi MS1 est montée en intégralité, où je commence à faire du son avec l’ensemble. La station prend vie. À Berlin, j’ai travaillé sur l’analogie entre les totems amérindiens et les stations météo. Je m’étais dit que j’aimerais bien faire des sculptures sonores qui jouent seules, et c’est devenu mon instrument de musique nomade. Ici, j’écoute le son en binaural et je rajoute du 8-bit, voir ce que tout ça raconte ensemble. On est dans une phase de recherche. Et au final, ce n’est que du jeu. J’ai grandi avec un ordinateur, des jeux vidéo, et la musique, les logiciels que j’utilise, gardent cet esprit très ludique.
Beaucoup de sons que j’ai enregistrés en 3D sont de la recherche pure, des textures. Dans une cascade, il y a une sorte de répétition chaotique, je trouve ça intéressant en termes d’écriture, comme banque de sons que je réécoute ensuite pour m’aider à composer, ou pour la danse. C’est aussi un lieu intéressant visuellement, comme un studio en pleine nature. T’as une énorme cascade, une petite rivière, des trucs qui ruissellent, de la glace… C’est un terrain de jeu de dingue ! Et aussi une journée galère, il pleuvait à verse, donc on est partis acheter des plastiques de protection pour les ordis. Là, j’ai ma station météo, donc si je tombe, je nique tout. Mais lorsque je vais chercher l’élément qui m’intéresse, j’oublie tout.

Ce glacier est l’un des plus connus d’Alaska, il est en train de disparaître. Il y a une station météo pas loin. Ces stations sont devenues des porte-bonheur : quand j’en vois une, je sais que je suis au bon endroit. Là, c’est le dernier jour de mon premier voyage, et je ne suis pas sûr de revenir. Dans le rush, j’ai gratté des capteurs sur la glace, enregistré l’eau qui ruisselait à l’intérieur du glacier, pour prendre le plus de matière. La violoniste, Kelsey Lu, travaille avec la photographe Sienna Shields qui a pris toutes ces images et réalisé les vidéos. Elles devaient faire des photos ensemble, on est partis tous les trois, et on a fait une session d’impro mi-free-jazz, mi-musique expérimentale contemporaine sur le glacier, que j’enregistre en 3D binaural. On n’avait pas le droit de faire ça ici, mais le type du parc nous a laissés parce qu’il trouvait ça fou.
J’ai une part de croyance un peu naïve qui fait que je ne veux pas voler la nature, mais communier avec elle. C’est la même démarche depuis le début : comment faire danser, faire du son, et être danseur, dans une boucle infinie. Là, alors qu’il devait pleuvoir, un nuage passe, le soleil s’illumine, on a peut-être dix minutes pour tourner, tout de suite. Mon système commence à tourner, je mets ma webcam au sol, et tout fonctionne, tout est connecté. Le son a une sorte de percussion et de texture de boîte à rythme très noisy, il y a quelque chose de free-jazz dans la façon dont les rythmes se font. Tout tourne de manière autonome et je me mets à danser, je mets ma tête dans l’eau, je suis en kif total. Et là, tu as deux touristes qui viennent et se demandent qui on est et ce que c’est que tout ça.
Nous avons trouvé des roches incroyables dans cet endroit, faites de sable compressé qui est ensuite redevenu roche. On en a utilisé pour faire nos capteurs. Les petits ruissellements de la rivière sont captés par la caméra, c’est un son constant sur lequel je rajoute un beat, c’est parfait. Le dialogue total entre la nature, les instruments et moi, une vraie sculpture sonore qui pourrait être infinie. Je pars danser et kiffer ce son. C’est du son qui est constamment là, on pose ça ici et on voit ce qui se passe. Et pareil, je danse et je me fais kiffer. L’eau était tellement fraîche, j’avais l’impression d’avoir rajeuni de dix ans. Quand je revois ces images, j’ai envie d’y retourner et de pousser le truc encore plus loin : emmener une quarantaine de personnes là-bas pour des concerts et reproduire cet état-là. Parce que ce que j’y ai vécu, ça défonce. C’est le contraire de la réalité virtuelle, c’est la réalité “suraugmentée”, et tu deviens presque l’élément virtuel dans tout ça, insignifiant.